À la lumière d’une chandelle
Son monde intérieur
Il était une fois un gamin qui jamais ne s’ennuyait. Oui, je sais la chose peut paraître extraordinaire aujourd’hui. Les chérubins doivent sans cesse être sollicités, gardés, distraits, amusés, divertis ou sortis. Une myriade de sollicitations leur est destinée. Des écrans tout d’abord qui envahissent désormais tout le quotidien de l’enfant : dans sa chambre, sa classe, la voiture mais aussi chez le coiffeur ou bien dans une salle d’attente, au restaurant et ailleurs encore. Les adultes redoutent sans doute de devoir parler à ces petits monstres qui dévorent leur temps libre et leur énergie.
Mais bien d’autres choses encore avec des animateurs, des éducateurs, des moniteurs, des amuseurs pourvu que ce fut à toute heure. Le gamin qui ne fait rien est devenu un délinquant en puissance, un dangereux oisif, un contemplatif, quelle horreur ou un attardé mental, car bien vite les adultes posent un diagnostic sur ce qui échappe à la norme imposée par une société de l’agitation délirante.
Celui-là pourtant échappait à la folie ambiante. Il avait sans doute le bonheur d’avoir des parents qui pensaient par eux-mêmes, n’avaient pas l’âme moutonnière et surtout refusaient de céder à la pression de l’entourage. Leur cher petit n’avait ni besoin d’une tablette, ni d’un téléphone, encore moins d’une inscription dans un club de loisirs. Non rien de tout cela n’était de nature à lui ouvrir l’esprit.
Lui, avait un étrange compagnon : le livre. Il avait eu d’abord des abonnements à des magazines jeunesse, des ouvrages remarquablement conçus, offrandes pourtant si peu valorisantes pour celui qui se présente autour du sapin de Noël sans gros paquet cadeau. Puis l’habitude venant, il avait découvert qu’un roman est une aventure bien plus intime et exaltante que les films que des studios concevaient pour lui.
Il se passait même de livre. Il avait appris à imaginer des aventures, à se construire une épopée, une existence fictive parfaitement folle ou admirablement romanesque. Quelques adultes disaient de lui qu’il était rêveur, étourdi, oisif, fainéant … La belle affaire que voilà. Ces ignorants ne se doutaient pas que tout au contraire il mettait en branle toutes les possibilités de son cerveau et d’un imaginaire débridé.
Il ne s’ennuyait donc ni dans son lit, ni lors des repas de famille, pas plus encore sur le chemin des vacances, ni en patientant dans une salle d’attente. Tout pour lui était source de récits et de péripéties. Les endroits où il se trouvait s’intégraient soudainement à l’épisode précédent et devenaient un nouveau décor. Il s’y tramait de merveilleuses choses ou bien d’épouvantables tragédies. Il n’était jamais en mal de mettre en avant un nouveau personnage, une incroyable situation. Il était si bon spectateur de son propre cinéma.
Tout, en lui, était occasion à fiction. Les images se constituaient tout en se parant de mots qu’il maîtrisait avec passion. Il se délectait de ce va et vient permanent entre ce qu’il imaginait mentalement et ce récit qui se déroulait dans sa tête. Il s’offrait plusieurs vies en même temps, de quoi ne jamais avoir l’impression de ne pas savoir quoi faire.
Son pouvoir le distrayait, l’enchantait, le transportait dans des mondes féeriques, drolatiques, inquiétants ou dangereux. Il se jouait d’humeurs changeantes, d’époques différentes, de facéties ou de drames. Quelquefois un adulte venait le déranger, briser un temps le fil de ses pensées intérieures : « À quoi penses-tu ? »
L’enfant, surpris, revenait un instant à la surface quotidienne, souriait benoîtement à cet importun, négligeait de lui répondre. Il savait qu’il fallait tenir à distance de son histoire celui qui venait en interrompre le déroulé. Il ne serait jamais en mesure de comprendre. L’adulte haussait les épaules et s’en allait, méprisant ce gamin si peu évolué. Puis ses personnages le rappelaient à ses devoirs, un nouveau rebondissement nécessitait sa présence. De nouvelles situations s’enchaînaient à un rythme effréné.
Parfois l’enfant prenait le risque de confier à son jeune frère éberlué des extraits de ce livre continu tissé en lui. Il se réjouissait quand son cadet riait aux éclats, se délectait de le voir trembler ou même pleurer. Il avait un tel plaisir de voir ce bonheur partagé. C’était bien la seule personne qui accédait ainsi à son monde intérieur. Puis l’enfant mettait un temps son livre en sourdine jusqu’au lendemain pour mieux l’écrire à nouveau. Il fermait les yeux et s’endormait se moquant des railleries qu’il suscitait à l’école et chez les adultes bien pensants. Plus tard, il en était certain, il écrirait vraiment sur du papier tous ces récits qui défilaient dans sa tête.
Ce que devint réellement ce petit romancier en herbe n’a aucune importance. Qu’il eut du succès ou non ne compte pas vraiment. La seule certitude est que même adulte, il ne s'ennuya jamais, surtout quand il n’avait rien à faire.
Rêveusement sien.
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