Adieu le Bal Nègre, vive le Bal Blomet
Menacé il y a quelques années d’être transformé en immeuble de bureaux, voire d’être rayé de la carte du 15e arrondissement de Paris, le n° 33 de la rue Blomet connait depuis le printemps 2017 une nouvelle vie sous la forme d’une salle de concerts et d’un restaurant : le Bal Blomet et la Table du Bal. Retour, par le biais d’un article de décembre 2010, complété et remanié pour saluer cette renaissance, sur l’histoire de ce lieu qu’occupait naguère le mythique Bal Nègre, rendez-vous des artistes et des intellectuels des Années Folles...
Aujourd’hui très largement oublié du public, le « Bal Colonial », également dénommé « Bal Nègre » a été, entre les deux guerres, l’un des hauts lieux de la vie antillaise à Paris. Martiniquais et Guadeloupéens, nostalgiques de leurs îles, venaient y boire le « ti’ punch » et s’y détendre au son de la sensuelle biguine. Strictement communautaire à ses débuts, l’établissement est très vite devenu une adresse branchée où se retrouvaient les artistes de Montparnasse, les intellectuels de la Rive gauche mais aussi des bourgeois venus « s’encanailler »...
S’encanailler aux accents colorés de l’orchestre conduit par le clarinettiste Alexandre Stellio – Fructueux de son vrai nom –, dans une ambiance chaleureuse et dénuée de tabous que décrivaient les littérateurs témoins. Tel Roger Vailland dans un article publié en octobre 1930 dans Paris Soir : « Á l’heure du quadrille, il ne s’agit presque plus d’une danse, mais d’une sorte de cérémonie rituelle, d’orgie sacrée, où tous les peuples communient dans la fureur qui règne dans les pays du Sud. Et l’homme blanc, le Français cultivé à la manière gréco-latine, qui regarde, sent et pourtant n’est pas emporté par le tourbillon, reste spectateur, gémit de se sentir si peu barbare, d’avoir le sang tellement refroidi. ». Ou bien Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge : « Le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet. […] À cette époque, très peu de Blanches se mêlaient à la foule noire ; moins encore se risquaient sur la piste : face aux souples Africains, aux Antillais frémissants, leur raideur était affligeante ; si elles tentaient de s’en départir, elles se mettaient à ressembler à des hystériques en transe. […] Le bruit, la fumée, les vapeurs de l’alcool, les rythmes violents de l’orchestre m’engourdissaient ; à travers cette brume je voyais passer de beaux visages heureux. »
Ainsi les intellectuels voyaient-ils le Bal Colonial. Situé dans l’arrière-salle d’un café-tabac tenu par un Auvergnat amateur de cabrette au cœur de l’ancienne commune de Vaugirard, ce bal antillais occupait au 33 de la rue Blomet une grange du 18e siècle où avait été aménagée en 1887, aux fins de réunions festives ou électorales, une galerie aérienne faisant le tour complet de la salle et accessible par deux escaliers, le tout éclairé par une grande verrière. Un lieu idéal pour le pianiste Jean Rézard des Wouves, candidat antillais à la députation qui installa rue Blomet son QG de campagne en 1924 avant que, progressivement, les meetings se changent, y compris après le scrutin législatif, en réunions dansantes animées par Jean Rézard lui-même puis, très vite, par la petite formation du violoniste et clarinettiste Ernest Léardée. C’est ainsi que naquit le Bal Colonial ou Bal Nègre, pour reprendre une formulation du temps pas forcément connotée péjorativement comme en témoignait le triomphe concomitant de la Revue Nègre conduite par la très populaire Joséphine Baker.
« Nègres » et « négros » étaient d’ailleurs largement évoqués à cette époque dans les sketches et les chansons que l’on donnait alors dans les nombreux music-halls de la capitale. En témoignent La Bambouline dans laquelle Brunw chante « C’est en revenant du Haut-Congo que j’ai rencontré Bamboulino, une jolie moukère négro... », ou bien encore Félix Mayol dans la célébrissime Cabane Bambou « Moi, bon nègre, tout noir, noir de la tête aux pieds... », sans oublier le non moins célèbre Un soir à La Havane interprété par Berthe Sylva et Fred Gouin : « Un soir à La Havane, un tout petit négro, jouait dans sa cabane, du banjo... »
Impensable aujourd’hui, et personne ne s’en plaindra, évidemment. Mais à l’époque les Noirs eux-mêmes n’y voyaient pas offense ou du moins feignaient de le croire, flattés que, dans cette métropole jusque-là si indifférente, l’on s’intéressât enfin à leur culture, et notamment à cette biguine née au 19e siècle dans les îles antillaises dans le cadre d’un grand mouvement de créativité musicale qui vit également naître à la même époque la rumba et le son à Cuba, la merengue à Saint-Domingue, ou le mento jamaïcain qui donnera plus tard naissance à la calypso de Trinidad-et-Tobago. Entamée en grande partie grâce au Bal Colonial, cette reconnaissance dut également beaucoup à la tenue, en 1931 dans le bois de Vincennes, de l’Exposition Coloniale Internationale où se côtoyèrent les pavillons africains, asiatiques et antillais. Le clarinettiste et compositeur Alexandre Stellio et son orchestre* y accompagnaient Léona Gabriel dans un répertoire fait de valses, de mazurkas créoles et surtout de ces biguines endiablées dont Stellio n’hésita pas à affirmer sur ses affiches qu’il fut le créateur à Paris, oubliant en l’occurrence le rôle éminent joué par son ami Ernest Léardée.
Le Prince de Galles au Bal Nègre !
Renforcée par l’énorme succès de cette exposition – elle attira plus de 33 millions de visiteurs –, la vogue « nègre » et particulièrement antillaise redoubla dans la capitale. Le Bal Colonial, désormais animé par l’Orchestre Antillais de Stellio, s’en trouva relancé, bénéficiant par ricochet de l’afflux vers la rue Blomet de milliers de visiteurs de l’exposition, venus là comme le firent tant de personnalités, de Maurice Chevalier à Mistinguett en passant par Joséphine Baker et Sydney Bechet, sans oublier les peintres comme Kees Van Dongen, Tsugouharu Foujita, Joan Miró, Piet Mondrian, ou bien encore les écrivains tels Jean Cocteau, André Gide, Ernest Hemingway, Henry Miller, Francis Scott Fitzgerald, pour ne citer que ceux-là. Même le Prince de Galles, futur Edouard VIII, fit une escapade au 33 rue Blomet entre deux obligations officielles.
Le Bal Nègre avait pourtant été proche de disparaître deux ans plus tôt, victime de la publicité négative qui suivit, jusqu’au procès de l’automne 1929, le meurtre retentissant, le 14 décembre 1928 à leur domicile de la rue Chalgrain (16e arrondissement), de l’homme d’affaires Robert Weiler par son épouse Jane, furieuse des « débauches » de son conjoint au bal de la rue Blomet. De cette époque de difficultés datent notamment l’ouverture éphémère du Bal de la Glacière, boulevard Auguste Blanqui (13e arrondissement), et les soirées antillaises du cabaret Le Canari (situé au sous-sol de L’Alcazar), 8 rue du Faubourg Montmartre (9e) ou du Rocher de Cancale, sur le quai de Bercy (12e). Le temps ayant passé, l’affaire Weiler s’estompa ainsi que les mises en garde par le journal Détectives des bals exotiques : le Bal Colonial retrouva toute sa superbe, attirant plus que jamais les élites intellectuelles et artistiques venues se mêler aux danseurs noirs, plus seulement créoles mais également issus de l’immigration africaine.
Tout allait pour le mieux en 1937 lors de la tenue à Paris de l’Exposition Universelle qui draina de nouveaux curieux vers le Bal Colonial. Mais déjà, de l’autre côté du Rhin, l’Allemagne se préparait à le guerre, et les habitués du 33 rue Blomet étaient à mille lieux d’imaginer que l’histoire allait basculer, deux ans plus tard, dans le plus meurtrier conflit de l’Histoire en les projetant dans le drame et les privations, loin du plancher de leur bal favori, bien loin des accents chaleureux de la biguine.
Fermé durant toute la durée de la 2e Guerre mondiale, le Bal Colonial rouvrit ses portes en 1945 mais sans retrouver son faste d’antan, malgré de nouveaux et prestigieux visiteurs comme Albert Camus et Jean-Paul Sartre et en dépit de l’assiduité des habitués, tels Juliette Gréco et Jacques Prévert. Animé par plusieurs orchestres successifs, l’établissement continua pourtant d’attirer une clientèle fidèle jusqu’en 1962, année où son activité festive cessa pour un retour au statut de simple bistrot. Reconverti en club de jazz – le Saint-Louis Blues – sous la houlette de l’ex-batteur Jacques Bouissou en 1988, le n° 33 de la rue Blomet redevint, pendant quelques années, un lieu de festivités pour les Antillais de la capitale avant d’être menacé de disparition, cette fois définitive, après une nouvelle fermeture en 2006.
Tandis que les élus – notamment antillais – se mobilisaient en 2010 pour sauvegarder ce témoignage du passé, c’est le coup de cœur de Guillaume Cornut, un ex-trader londonien et pianiste amateur (récompensé par la Fondation Cziffra), qui a finalement permis de redonner vie à ce lieu d’histoire emblématique. La réouverture est intervenue le 24 mars 2017. Refait à neuf dans un esprit cabaret, l’établissement est composé d’une salle de concerts principalement dédiée au jazz, le Bal Blomet, et d’un restaurant joliment dénommé la Table du Bal. Le nom de Bal Nègre a été envisagé par le nouveau propriétaire pour rendre hommage au passé et à ces musiciens antillais puis africains qui se sont produit rue Blomet, mais cette dénomination, dénoncée par le CRAN, a été jugée inconvenante dans le Paris contemporain où toutes les références au colonialisme doivent être bannies.
Peu importe le nom ! ce qui compte est que la salle fonctionne et, grâce à une programmation alléchante servie par un efficace bouche à oreille, attire les amateurs de jazz au Bal Blomet. Quant au restaurant, il s’est très vite taillé une flatteuse réputation pour la qualité de ses prestations culinaires.
Pénétrer dans l’établissement du 33 de la rue Blomet, c’est la garantie d’entendre l’écho des biguines d’antan servies par la clarinette de Stellio, le violon de Léardée ou bien encore le banjo de Charlery. Encore faut-il tendre l’oreille et savoir écouter la musique que renvoient les murs du vénérable Bal Nègre…
* L’Orchestre Stellio de l’Exposition Coloniale a gravé en juillet 1931 chez Polydor plusieurs disques témoins de cet évènement. Ils comportent notamment la célèbre biguine Ah ! Gadé Yo Chè chantée par Léona Gabriel. Le tout premier enregistrement d’une biguine remonte quant à lui au 16 octobre 1929. Il a été gravé par l’Orchestre Colonial sur un disque publié chez Odéon. Les musiciens étaient : Alexandre Stellio (clarinette), Ernest Léardée (violon, chœur), Archange Saint-Hilaire (trombone), Victor Collat (violoncelle) et Jeanne Rosillette (chant). [Source : Patrick Frémeaux]
Liens musicaux :
Orchestre Antillais : Ah ! Gadé chabine la (1929)
Orchestre du Bal Antillais : Ninon (1930)
Orchestre du Bal Antillais : Ah Si Paré (1930)
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