« Aguirre, la colère de Dieu » : une odyssée viscérale

Mardi 29 juillet, 18h10, 7,50 €, en route pour Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, 1972)* via le cinéma Le Champo, Paris.
C’est le genre de films qu’on a vu plus jeune, au cours d’un passage à la télé, et qu’on a envie de revoir pour vérifier s’il est aussi impressionnant que ça des années après. Et, soyons honnêtes, plutôt que de suivre une industrie culturelle qui nous impose régulièrement un calendrier événementiel Kleenex à coup de petits films français téléfilmesques et de blockbusters US la plupart formatés, je préfère largement me plonger dans une salle obscure qui ne va pas jouer le jeu de ce phénomène débilitant consistant à un nivellement généralisé par le bas. Non, en peinture par exemple, un Botero ne vaut pas un Picasso et, au cinéma, un film puissant de Werner Herzog – je vais vous parler du river movie qu’est Aguirre mais je pourrais tout aussi bien évoquer son Fitzcarraldo (1982) – est d’une force cinématographique qui transcende son médium même. Aguirre, on le sait, c’est plus qu’un film, c’est un trip démentiel, une expérience à part, un obscur objet du désir filmique qui se déplace de manière captivante sur les cimes de la folie des hommes, leur vanité, leur arrivisme, leur soif de l’or, leurs querelles intestines, shakespeariennes, pour avoir le pouvoir de l’Or, du Roi et de Dieu, en vain. Alors oui, dans la salle du Champo, l’écran est plutôt petit et, bien qu’il s’agisse d’une copie neuve en V.O., l’image n’est pas propre comme une vignette numérique dernier cri, elle est sale, il y a même quelques « pétouilles » sur la toile, mais qu’importe, l’émotion est là, l’écran à cran et la vibration de la pellicule celluloïd venant titiller la rétine et l’imagination du spectateur sans jamais chercher le moindre son&lumière exotique putassier. D’ailleurs, et ça fait plaisir de voir ça, il y a des séances où il y a foule devant le Champo pour (re)voir Aguirre alors que sa réédition événement n’a pourtant pas bénéficier d’une opération marketing de l’ampleur d’un blockbuster standardisé actuel, tant mieux.
Dès le début de sa projection, Aguirre impose d’emblée son univers, sa stase spatio-temporelle hallucinogène, son rythme, ou plutôt son non-rythme, car on dirait un film-fleuve qui, dans sa fuite en avant perpétuelle vers la promesse d’un paradis perdu, se délite sans cesse, comme s’il courait inéluctablement à sa perte. Et bien sûr, la musique signée Popol Vuh, planante, obsédante, voire quelque peu agaçante, via ses boucles répétitives somnambuliques et ses nappes opératiques confinant au surplace, participe grandement de cette dimension onirique, conduisant au sommeil de la raison qui engendre des monstres. La première image (un plan-séquence dantesque) est absolument sidérante. L’image ultra-réaliste, à la limite du documentaire, accroche aussitôt le regard : on y voit un cortège d’hommes minuscules descendre lentement d’une montagne gigantesque plongée dans la brume, comme dans un sfumato à l’inquiétante étrangeté de Léonard de Vinci. On pense aussi, de par la dimension de sublime qui se dégage du clair-obscur de cette nature luxuriante, aux temps suspendus des peintures romantiques de Friedrich ou encore, du fait de l’apparence minuscule de ces hommes perdus dans l’immensité de la forêt amazonienne, aux visions fantastiques d’un Jérôme Bosch, grouillantes d’êtres hybrides et de scènes d’enfer, « diableries » picturales travaillées par le thème de
L’histoire ? Elle nous est racontée en voix-off par un moine, quelque peu opportuniste, qui aurait participé à l’expédition, Gaspar de Carvajal. On est dans le docu-fiction, entre hyperréalisme et surréalisme (superbe plan onirique à la fin d’un bateau à voiles accroché à un arbre) - ce film, on le sait, se voulant moins une fresque historique qu’un film d’aventures hypnotique contaminé par un chant épique désespéré. En 1560, une expédition espagnole, composée d’un peu plus d’un millier d’aventuriers et commandée par Don Pedro de Ursua, descend de la montagne à la recherche d’« Urubamba », la promesse d’un nouvel Eldorado, d’un Nouveau Monde. Ces soldats sont accompagnés par deux femmes et de nombreux prisonniers indiens. Mais, bientôt, la progression dans la forêt vierge devient difficile. L’un des quatre radeaux d’un groupe parti en éclaireur est emporté avec son équipage. Et à l’atmosphère putride de la nature s’ajoute bientôt le caractère fourbe et belliqueux d’un homme à tendance hystérique, un certain Don Lope de Aguirre (Klaus Kinski) qui cherche à éliminer Ursua et les autres chefs. A la fin, Aguirre, les yeux exorbités, reste seul sur son radeau de
Cet Aguirre mythomane, conquistador manqué mais ambitieux, est ombrageux, cruel, bestial, paranoïaque, dévoré par une folie mégalomane et par la volonté de puissance. Il faut le voir à un moment déclarer, le regard halluciné, qu’il est le plus grand des traîtres, qu’il est « la colère de Dieu » et que personne ne doit l’approcher dans l’excellence de sa traîtrise au risque de se voir… débiter en 98 morceaux ! C’est parce qu’il EST là, dans sa surpuissance de je(u) confinant au cabotinage flamboyant, que ce film est aussi impressionnant. « Et Herzog inventa Kinski… » nous dit l’affiche du film. On devine un acteur ingérable, un tournage épique : « tous mes cheveux blancs s’appellent Kinski » (Herzog). Perso, je suis fasciné par ce genre d’acteurs jusqu’au-boutistes qui, à l’écran, rentrent dans des transes incroyables, avec un goût fort prononcé pour les situations extrêmes. Oui, on ne peut plus voir Aguirre sans être au courant de toute la mythologie rocambolesque qui l’accompagne : la mauvaise humeur légendaire de Kinski, un réalisateur pétant les plombs et menaçant son acteur principal de le tuer avec un pistolet s’il quittait le tournage ou encore la proposition des Indiens faite au cinéaste de tuer Kinski tellement il était insupportable et anxiogène sur le plateau. Mais les faits sont là, l’interprétation borderline de Kinski hisse le film au rang des chefs-d’œuvre du cinéma. Et Aguirre est sublime et fascinant de par ses imperfections même. Un exemple ? A la fin, on a un long travelling en volutes tout autour du radeau mais, si l’on y regarde de plus près, on aperçoit à l’arrière-plan, au ras de l’eau, les traces faites par le bateau servant au travelling circulaire. Pas grave. Un film (de fiction) est aussi un documentaire sur son propre tournage. Ici, à la surface de l’image et à sa périphérie (un tournage à l’instinct), on en apprend beaucoup sur une odyssée filmique faite en décors naturels au prix de mille et une difficultés. Laissons parler François Truffaut : « Un film sans défauts est irrespirable. Il faut des défauts dans un film. » No comment.
* Aguirre, la colère de Dieu, un film de Werner Herzog avec Klaus Kinski, Allemagne – 1972 – 1h33. Quinzaine des réalisateurs – Festival de Cannes 1973. Une réédition événement en copies neuves V.O. à partir du 9 juillet 2008 : Cinéma Le Champo – Espace Jacques Tati Paris 5ème et Réseau Utopia en Province.
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