Annabella « Dommage que ce soit une Putain » à La Tempête
Plus grande sans doute est la réputation de son homonyme, le célèbre cinéaste américain de westerns, bien plus illustre la renommée de son aîné de 20 ans, le dramaturge Shakespeare, pourtant John Ford est le digne représentant, certes un peu oublié, d'un théâtre Elisabéthain sulfureux, mettant en scène les conflits entre les passions et l'étroite morale de son temps.
Ainsi, son oeuvre majeure, écrite en 1626, "Dommage qu'elle soit une Putain", portée, entre autres, au théâtre par Luchino Visconti à Paris dans les années 60, avec Romy Schneider et Alain Delon, oppose des relations amoureuses interdites aux autorités religieuses corrompues ainsi qu’aux tenants du pouvoir, incompétents et véreux.
Tragédie baroque, une des plus flamboyantes de cette époque, elle parle totalement à la modernité actuelle. Aussi, a-t-elle inspiré talentueusement Frédéric Jessua, à la tête de la compagnie "la Boîte à outils", passionné par cette période. En collaboration avec Vincent Thépaut qui a traduit le texte, il en donne une version contemporaine allégée, séquencée et complètement rajeunie. D'emblée, cette jeunesse va nous surprendre et nous en mettre plein la vue.
Ce sera le cas durant deux heures de pure jubilation, d'extraordinaire inventivité menée tambour battant dans un rythme déchaîné, sans aucune respiration. Car Annabella, c'est l'absolu de la révolte ; c'est l'amour sans limites qui outrepasse les règles morales dans le Parme du 15ème siècle ; c'est l'amour fusionnel et transgressif rejeté par tous ceux qui sont soumis à la loi implacable de Dieu ; c'est à la vie à la mort pour deux jumeaux frère et soeur et le risque de ne pouvoir se maîtriser dans leurs propres désirs attractifs : Annabella et Giovanni briseront-ils ainsi tous les tabous ?
Couple convaincant jusqu'à la scène de folie finale qui se terminera dans le sang et la fureur, les tourments incestueux de Giovianni sont exprimés avec une fougue tumultueuse par Baptiste Chabauty. Tatiana Spivakova, elle, incarne d'une manière poignante Annabella, aux airs d'une madone pathétique qui subira une étrange lévitation, suspendue dans les airs, exposée au jugement des "bien-pensants" hypocrites et condamnée par les prélats religieux joués par le metteur en scène lui-même, Frédéric Jessua, dont la sentence formelle sera "dommage qu'elle soit une Putain".
Autour d'eux, une ribambelle de personnages dont la folie délirante et machiavélique s'exhibe dans une accumulation d'effets spectaculaires, de travestissements, de tours de magie à en donner le tournis. On intrigue, on trompe à gogo, on trahit, on empoisonne, on se venge, le tout avec une délectation euphorique dans un décor kitsch et rétro.
La scène est utilisée dans toutes ses dimensions, en hauteur, pour simuler un balcon d'où l’on manigance ; la profondeur de champ, elle, permet de faire surgir de nombreux artifices ingénieux et, sur les côtés, les comédiens apparaissent ou disparaissent à tour de rôle de manière virevoltante. S'inspirant des convulsives et rebelles années 60, chants et instruments de musique, comme guitare, flûte, ukulélé, transforment certaines scènes de la pièce en comédie musicale survoltée, sur fond de David Bowie ou des Moody Blues.
Tous les personnages qui gravitent autour des jumeaux sont interprétés par des comédiens particulièrement doués. Désormais ostensiblement enceinte, Annabella est, pour sauver les apparences, promise au veule et colérique Soranzo joué par le cocasse Thomas Matalou. Soranzo est poursuivi par Hippolita, sa maîtresse bafouée, que l'énergie outrancière d'Elsa Grzeszczak transforme en ogresse vengeresse totalement jouissive. Hippolita est, elle-même, la proie d'une confidente sans scrupule que Justine Bachelet, en ange démoniaque, rend très burlesque.
Notons aussi le très souple Harrison Arévalo, interprétant un serviteur espagnol perfide et roublard, sorte d'Arlequin donnant à la pièce un goût de commedia del' Arte, et citons un comédien confirmé comme Jean-Claude Bonnifait, le père impuissant à empêcher l'issue finale.
Car le destin fatal sera funeste et implacable : un véritable carnage paroxystique, sanguinolent à souhait dans un tableau explosif très guignolesque. Dans la salle Copi du Théâtre de la Tempête, le public réparti dans un dispositif tri-frontal assiste à une farce mêlant l'humour, la grosse bouffonnerie, les pitreries fracassantes, la musique en "live" surfant sur les époques, le tout dans une mise en scène truculente et une démesure générale. Du rocambolesque et de l'énergie à revendre rendent cette pièce, au parfum de scandale, irrespectueuse et irrésistible.
photos © Theothea.com
ANNABELLA ( Dommage que ce soit une Putain ) - ***. Cat'S / Theothea.com - d'après John Ford - mise en scène Frédéric Jessua - avec Justine Bachelet, Elsa Grzeszczak, Tatiana Spivakova, Jean Claude Bonnifait, Baptiste Chabauty, Frédéric Jessua, Thomas Matalou, Vincent Thépaut & Harrison Arévalo - Théâtre de La Tempête
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