Arno demande l’addition
Je ne sais pas trop le crédit qu’il faut accorder au journal du matin ( où « les nouvelles sont mauvaises, d’où qu’elles viennent », comme chantait l’Helvète Underground), qui prétend qu’Arno a payé une dernière tournée et puis qu’il a demandé l’addition, avant de prendre le train de nuit avec une faux digne de Delvaux sur ses quais de gare au clair de lune. Je ne sais pas s’il faut y croire, parce qu’Arno était belge, c’est-à-dire d’un pays qui n’existe pas, comme chacun sait. Qui plus est de tendance flamande, canal historique Oostendais, ce qui est presque aussi fragile que l’eau qu’on tente de retenir dans sa main, le soir sur les plages de De Haan, quand on a cessé de plaire aux filles poitrinaires du bord de mer, celles qui font rien qu’à pratiquer le sport « en longueur et en profondeur ». Et puis d’abord, Arno n’existait pas. C’est M. Arnold Charles Ernest Hintjens qui s’en est jeté un dernier. Arno, c’était sans doute une coquetterie, un montage habile pour faire mouiller les filles du bord de mer. J’dis ça, j’dis rien.
Ce mec-là, on ne sait pas s’il venait de loin ou s’il venait du blues, comme chantait l’autre ex-belge. Belgo-cosmopolite, Arno venait de chez lui et il y est retourné. Il avait fait du leurre son beurre, tant il venait du pays de l’absurdie, tel Magritte et ses pipes, l’entartreur Noel Godin, ou encore Paul Delvaux et ses gares au clair de lune où des filles nues attendent le train en devisant avec des squelettes.
Arno et sa voix râpeuse façon Tom Waits (il avait horreur qu’on lui dise ça), sa voix de fuel lourd tant que c’en était devenu un vrai baril de Brent à lui tout seul, sa voix tailladée comme des poignets, sa voix goudronnée King Size par le Prince Marlboro, le dandy des artères pulmonaires, le marquis des bronchioles encombrées.
Arno et son débit incertain, sa propension à céder au bout de trois minutes à ses obsessions langagières que sont le « Bazar » (prononcer « Bazaarrcch ») et les « coiffeuses » (« la nostalgie, c’est un truc de coiffeuses », ou encore « le rock, c’est devenu un truc de coiffeur »).
Arno et sa brélitude un peu trop enrobée pour être honnête, ses propos poético-sibyllins (limite escroquerie, diront ses détracteurs).
Oui, mais un formidable acteur, en tous cas. Un véhicule. Un mec qui, parfois, chantait des choses plus grandes que lui, ce qui est la définition même de l’artiste.
Ouais, je dis que rien que pour les milliers de fils qui ont porté leur maman en terre (ou devant le dernier lance-flammes) avec cette chanson devant les yeux ou dans les synapses, ce mec méritait d’y passer. C’est sans doute pour cela que la camarde, qui a l’âme hospitalière, lui a montré sa jarretelle et le haut de sa cuisse laiteuse et puis elle l’a baisé à mort, à même le trottoir.
Avant, Arno avait commencé dans le rock du groupe TC.Matic, puis fait le cuistot (son vrai métier) pour Marvin Gaye, lorsque ce dernier fera une cure de désintox. de deux ans à Ostende.
Déjà, il n’a peur ni honte de rien.
Il sait mettre du tragique sur le rire, du pathétique accordéonesque sur la banalité d’une ritournelle gominée d’Adamo, en ralentissant le tempo. Il fallait oser, en 1993, se réapproprier une chansonnette (« les filles du bord de mer »), pour en faire un tableau de tragédie greco-flamande, souffler un bandonéon argentin sur le Nord du Zout, vaporiser de telles ondées lacrymales à l’arrivée du ferry. Tirer le texte (sans presque rien y changer) vers le terrain plus vicelard du « j’aime regarder les filles » de Patrick Coutin, tout en préfigurant ce que sera le sublime « Ostende » de Bashung l’année d’après :
(« Un soupçon de fadeur
Un rien de tragédie
Et je pleure
Mon collyre
Ma colère »)
Il comprend alors (Arno, c’était un malin, j’ai dit) que son charisme détonant le prédispose davantage aux reprises qu’aux compositions personnelles. Si certains albums originaux valent le détour (« Jus de box » et surtout « Brussld » en 2010), la plupart de ses succès poignants viennent de reprises de Brel (« voir un ami pleurer », etc), Reggiani, etc. Hormis le dernier titre (« Oostende, bonsoir ») lancinant morceau de tristesse calme, sa chanson finale « avant que ça ferme ».
Arno, faute d’un parolier flamboyant, se cantonnera trop souvent dans la reprise tragico-comique ou le minimalisme mystérieux.
Ses dons incontestables pour le mime et la chanson de geste lui ont cependant permis de sortir de temps à autres un bijou dans ce genre (avec le guitariste Geoffrey Burton - piqué à Bashung - avec sa Gretsch à vibrato à déclencher les bagarres) :
Alcoolique extra-lucide (c’est-à-dire plein de périodes d’abstinence drastique), acide, moqueur, Arno aura plus pissé sur ses transaminases et autres gamma-GT que pleuré sur les femmes infidèles. Oui, il a bu « comme un chien sans dents »….
Arno, selon la belle formule des « Têtes raides » dans « Ginette », avait « toujours un verre d’avance, au cas où on fermerait la dernière porte ».Il avait surtout un vers d’avance, une fulgurance verbale planquée sous le micro, un mime de rien pour plaire aux « mine de rien ».
Puis il s’est d’emblée assis dans la barque aux côtés de Charon, sur les pelouses bien tondues du bluegrass, le long du Styx.
Bref, boire et déboires, fumeries diverses et Lotus Bleu, Arno Hintjens aura au moins contribué à apporter des réponses aux questions existentielles que se posaient d’autres.
« Est-ce que c’est dans cette vie-là que l’on paie ? », s’interrogeait il y a quelques années, depuis sa caravane, le jeune Raphaël Haroche, chanteur pour dames, poids coq des rings chansonneux. Oui, on se souvient tous des questions pertinentes que posait Raphael :
« Est-ce que nous sommes proches de la nuit,
Est-ce que ce monde a le vertige,
Est-ce qu’on sera un jour punis ? »
Eh bien, la réponse est oui. Tous, on sera punis. Ici-bas, et puis là-bas aussi. On s’en doutait, mais on le sait à présent.
Arno nous aura appris aussi que quand quelqu’un d’autre se sert de votre femme (pour reprendre une expression estampillée par un autre belge, Raymond Devos), eh bien il faut rester sobre et digne, et le chanter en bluegrass, comme ici (« Quelqu’un a touché ma femme », sans doute sa plus belle, avec son vieux complice Serge Feys aux claviers) :
Que les femmes, on ne peut pas faire sans, mais qu’on ne peut pas faire avec non plus :
D’Arno, on retiendra aussi quelques aphorismes définitifs sur la vie, brèves de comptoir à la façon d’un Jean Yanne de Knocke-le-Zout, ou d’un Carmet qui serait allé « à chnord. » Ses petites phrases qui ont permis à bien des journalistes confirmés (ou d’accortes pigistes à la jupe ras-la moule de Zeebrugge) de ne pas rentrer bredouille de leur escapade en Thalys pour faire leurs 2000 signes sur « M’sieur Arno », tous les trois ans –le rythme de la sortie de ses albums-.
Il en aura enfumé, des générations de journaleux, avec ses :
« La mer du Nord, c’est une piscine avec des bateaux. Quand on vit à la Côte, on est toujours curieux de ce qui se passe après la mer ».
Ou encore :
-« Une vache donne du lait, pas du champagne ».
-« J’aime les gens, mais pas beaucoup à la fois ».
-« Je suis une vieille pute : je suis ouvert à tout, pourvu que ça paie ».
-« Le vinyle a plus de force que le CD et alors maintenant, que dire du MP3 et tout le bazar : ça, c’est vraiment se laver les pieds et les chaussettes avec ».
-« Excusez-moi, mais c’est pour les vieux, le journalisme de journaux. Ce sont les vieux qui achètent les journaux et le journaliste, ben, il écrit pour des vieux ».
-« Parfois, je dis la vérité. Pas toujours : y a des cons partout, hein. Donc je dois me sauver, donc je sauve mon cul aussi ».
-« J’aime les femmes. Elles ont compris tout le bazar. D’ailleurs, le bazar vient d’elles, et elles le portent pendant 9 mois. Et après, on est tous des femmes, parce que c’est nous qui portons le bazar le restant de notre vie, avant que ça ferme. »
Avec de tels dons pour les aphorismes qui claquent et sa gueule qui raconte tant sans mot dire, il était fait pour le cinéma. Il n’en a pourtant pas abusé, hormis « Alors, voilà », le seul film réalisé par Piccoli (les deux avaient grand respect réciproque) et « j’ai toujours rêvé d’être un gangster », de Samuel Benchetrit, où il livre un numéro assez inoubliable face à un Bashung très sobre et « acteur studieux ».
Outre la gestuelle et les mimiques (80 % du travail chez Arno), on retiendra le fameux « ah ben, dès que je pense, je pisse ».
Ce matin, Arno a lu le journal et vu qu’il était mort. Il a juste regretté que dans le grand bazar cosmopolite où il est désormais (le genre « l’Europe, putain, putain »), il ne puisse (Ndlr : prononcer « pouisse ») plus commander un stoemp.
Sans doute lit-il tous ces éloges funèbres avec un brin de désapprobation, mêlé toutefois à la fierté d’avoir niqué son monde des années durant.
Peut-être aussi que, s’il en avait eu le loisir, il aurait concocté pour lui-même une épitaphe toute sobre, du genre :
« Ce soir, le père Hintjens est mort. Ça devait arriver. Alors c’est arrivé, et puis c’est tout ».
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Crédit photos : Danny Willems
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