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Artemisia

Malgré les réticences et les freins culturels, la parité hommes/femmes est en passe d’être réalisée dans nos sociétés occidentales, et cela jusque dans la très frileuse classe politique. Une évolution qui a pourtant bien du mal à s’imposer dans les milieux artistiques traditionnels : peinture, musique et sculpture. Séraphine de Senlis, l’héroïne éponyme du superbe film en compétition aux Césars, est là pour témoigner de la condescendance dont ont toujours souffert les femmes peintres. Séraphine ne fut pas la seule, loin de là, à être écartée d’une gloire méritée. Parmi ces oubliées du panthéon des arts, la géniale Artemisia…


Artemisia Gentileschi
est née à Rome le 8 juillet 1593. Fille du peintre caravagiste toscan Orazio Gentileschi, elle étudie la peinture dans l’atelier de son père en compagnie de ses frères cadets. Très douée, la jeune fille réalise à 17 ans un premier tableau, Suzanne et les vieillards, qui la place d’emblée parmi l’élite des peintres de son époque. Pas question pour autant d’entrer aux Beaux-Arts : l’accès en est formellement réservé aux garçons. Orazio confie alors Artemisia au peintre maniériste Agostino Tassi.

Peu après survient le drame qui va marquer la vie d’Artemisia : elle est violée par son précepteur. Sommé d’épouser la jeune fille, Tassi promet dans un premier temps puis se dérobe. Orazio Gentileschi saisit le tribunal papal. S’ouvre alors une période difficile pour Artemisia, soumise à une véritable inquisition par les enquêteurs puis, sept mois plus tard, à un humiliant examen gynécologique durant le procès de Tassi. Le violeur est condamné à un an de prison puis à l’exil.

La décapitation d’Holopherne

Quelques mois plus tard, Artemisia épouse, en accord avec son père, le peintre Pietro Stiattesi. Ce mariage lui permet de recouvrer dans la société un statut d’honorabilité écorné par la flétrissure et le procès public.

Artemisia n’en reste pas moins marquée par les humiliations et oriente son art, à la manière du Caravage, vers un réalisme cru et chargé de violence. En témoigne notamment sa décapitation d’Holopherne par Judith de 1613, tableau où le visage du général de Nabuchodonosor n’est autre que celui de… Tassi. Artemisia reprendra d’ailleurs ce thème en 1621 dans une seconde décapitation saisissante de réalisme où Holopherne retrouve les traits de Tassi tandis qu’Artemisia se représente elle-même en Judith. 

Durant les années qui suivent, Artemisia vit à Rome, à Naples, à Venise, mais surtout à Florence, au gré des commandes ou à la recherche de lieux où elle peut exercer son art et en vivre. C’est à elle que le neveu de Michel-Ange confie la réalisation d’un tableau destiné à décorer le plafond de la salle des peintures de la maison du Maître, le palais Buonarroti. Connue sous l’appellation d’Allégorie de l’Inclination, cette œuvre met en scène une jeune femme nue munie d’une boussole ; d’une grande beauté, le modèle n’est autre qu’Artemisia elle-même.

En 1638, séparée de son mari, elle accompagne son père à Londres où elle est reçue à la cour de Charles 1er. Malade, Orazio Gentileschi décède l’année suivante. Durant son séjour en Angleterre, Artemisia réalise des peintures murales, des plafonds et de nombreux portraits de femmes de l’aristocratie. En 1642, elle quitte l’Angleterre alors que le climat social devient de plus en plus tendu. Peu après éclate la révolution (English Civil War) qui vaudra à Charles 1er d’être décapité.

De retour en Italie, Artemisia s’établit à Naples où elle continue de peindre. Elle meurt en 1653, à l’âge de 60 ans.

Un injuste oubli

Volontaire, opiniâtre, courageuse, Artemisia laisse derrière elle une œuvre remarquable, caractérisée par un réalisme en filiation directe de la manière du Caravage et de son propre père. Au-delà des visages, particulièrement expressifs, le souci du détail est omniprésent dans ses tableaux, à tel point que l’on considère le soyeux de ses étoffes ou l’éclat de ses bijoux comme des références en la matière. Mais ce réalisme est aussi – et surtout – porteur de la rébellion des femmes devant les injustices de leur condition. En cela, Artemisia s’est montrée une féministe avant l’heure.

Hélas ! l’Histoire est injuste et les milieux artistiques terriblement misogynes : insidieusement, Artemisia est reléguée dans les greniers poussiéreux de la mémoire, comme le sera plus tard chez nous – mais à un degré moindre – la très grande artiste que fut Elisabeth Vigée-Lebrun.

Depuis, les choses ont évolué et les femmes peintres trouvent peu à peu leur place dans le panthéon des arts. Mais certainement pas à l’égal des hommes. Et si Tamara de Lempicka tire son épingle du jeu, Adelaïde Labille-Guiard, Anne Vallayer-Coster, Berthe Morisot, Rosa Bonheur ou Suzanne Valadon, pour ne citer que celles-là parmi les plus grandes, restent dans l’ombre de leurs homologues masculins.

Le cinéma met aujourd’hui Séraphine de Senlis en lumière, mais pour combien de temps ? En 1998, le très beau film Artemisia d’Agnès Merlet avait été nommé pour les Césars de la photographie et des costumes ainsi que pour le Golden Globe du meilleur film étranger. Qui se souvient aujourd’hui de ce film et de son sujet ? Bien peu de monde, hélas ! C’est pourquoi je tenais à rendre hommage à cette grande figure de la peinture mais aussi de la condition féminine que fut Artemisia. Avec une pensée particulière pour le roman que lui a consacré Alexandra Lapierre et la biographie de Susan Vreeland. Deux livres très différents, la première ayant axé son propos sur la rivalité artistique entre Orazio et sa fille tandis que la seconde s’intéressait avant tout au point de vue féministe.

Artemisia, première femme peintre de premier plan de l’Histoire. Une vie à (re)découvrir !

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Artemisia Artemisia

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14 réactions à cet article    


  • Epeire 19 février 2009 14:01

    Eh bé, je me doutais bien que les quelques femmes que je connaissais en art dans l’histoire n’étaient que la partie immergée de l’iceberg, mais à ce point... Quel dommage qu’on n’en fasse pas plus des exemples pour les fillettes à place des princesses de disney.

    Et j’ai toute les raisons de penser qu’en science, c’est exactement la même chose. Avez vous des lectures ou des sites à conseiller sur ces sujets ?


    • Fergus fergus 19 février 2009 16:05

      Désolé, mais je ne connais pas de site qui recense les femmes peintres.

      Néanmoins, si le sujet vous intéresse, je vous suggère de vous pencher sur le vie et l’oeuvre de celles qui, en Italie, ont précédé Artemisia, et notamment Sofonisba Anguissola (peintre comme ses 5 soeurs !), Fede Galizia (qui elle aussi a peint Judith et Holopherne) et Lavinia Fontana. Intéressante également Elisabetta Sirani née environ 40 ans après Artemisia.

      J’aurais pu, dans mon article, également mentionner d’autres femmes peintres dignes d’intérêt telles la Canadienne Charlotte Mount Brock Schreiber ou Eva Gonzalès, parisienne comme son nom ne l’indique pas. Sans oublier l’Américaine Mary Cassatt.

      Concernant les sciences, pas de réference non plus, hélas ! Mais, promis, je vais me pencher sur le sujet, et cela d’autant plus que ma belle-fille est... chercheuse en biologie !


    • Epeire 19 février 2009 17:19

      ah bon ? On a des bases pour s’entendre :] Comme nom, de tête je peux vous citer Maud Mentem qui a contribué à l’équation Mickaelis-Mentem, au Canada, ou Ada Lovelace, qui a travaillé sur des équations qui étaient l’ancêtre des algorythmes pour les ordinateurs (accessoirement, c’est la fille de Lord Byron)
      ou Rosalind Franklin, dont les traveaux ont entre autre permit à Watson et Crick de trouver la structure en double hélice de l’ADN, ce qui leur a valu le prix nobel...

      Il y a d’autres, j’en mettrais ma main seulement pour les retrouver sans piste, c’est très difficile. (Mentem et Franklin, ce sont des professeurs qui les ont brièvement mentionnées en cours, Lovelace, je suis tombée dessus à partir de la page wiki sur son père...)



    • Fergus fergus 19 février 2009 19:03

      J’avoue que ne connaissais pas du tout Maud Mentem avant de lire votre commentaire et sa bio sur Wikipedia pour en savoir plus.

      En revanche, je connaissais un peu Rosalind Franklin, mais pas la nature exacte de ses travaux. Une biographie sur AgoraVox pourrait être bienvenue pour mettre en valeur l’une de ces femmes méconnues qui ont joué un rôle de premier plan dans le développement des sciences. Peut-être pourriez-vous en être l’auteur ?

      Bizarrement, c’est Ada Lovelace que je connais le mieux parmi les femmes que vous avez citées. Et cela par le biais de Charles Babbage auquel je m’étais intéressé à une époque pour sa machine à calculer, ancêtre des ordinateurs sur lesquels j’ai travaillé lorsque j’étais informaticien.


    • Jason Jason 19 février 2009 16:15

      "Malgré les réticences et les freins culturels, la parité hommes/femmes est en passe d’être réalisée dans nos sociétés occidentales"

      Mais où avez-vous vu cela ? Sans être branché sur les statistiques de l’Insee, du credoc ou des instituts spécialisés, la parité est loin d’être atteinte.

      Monsieur, vous divaguez.


      • Fergus fergus 19 février 2009 16:39

        Il peut en effet m’arriver de divaguer, personne n’est parfait.

        Cela dit, lorsque j’écris que la parité est en passe d’être réalisée dans les sociétés occidentales, cela n’a rien d’ahurissant et ne devrait pas susciter une telle émotion chez vous. Car le mouvement est bel et bien en marche, et il est irréversible.

        Je ne doute d’ailleurs pas un instant que cette parité sera atteinte partout (ou presque) dans les 20 ans qui viennent. Autrement dit demain, à l’échelle de notre civilisation.

        J’ajoute, mais peut-être n’en avez pas conscience que la parité hommes/femmes est d’ores et déjà une réalité dans presque toutes les composantes de la société scandinave. Mais peut-être ces pays-là, trop modestes en nombre d’habitants, ne sont-ils pas suffisamment représentatifs à vos yeux ?


      • Jason Jason 19 février 2009 17:23

        Les pays tels que la Finlande, Suède, Norvège sont beaucoup en avance sur la France et l’Allemagne dans le domaine de la parité. Mais, en ce qui concerne ces deux derniers, ni les salaires, ni les promotions à des postes de responsabilité, ni la liberté pour les femmes d’avoir des enfants tout en poursuivant une carrière, ne sont encore à des niveaux acceptables. Regardez seulement ce qui se passe au Sénat ou à la Chambre des députés entre autres.

        Je pense que votre annonce est très pématurée et émane d’un voeu plus que d’une réalité, même en ce qui concerne les 20 prochaines années. Renseignez-vous.


        • Gül 19 février 2009 22:10

          Bonsoir cher Fergus,

          Merci de cet article. Je ne connaissais pas cette femme peintre. Son histoire est impressionnante de dramatisme...

          En tous cas sa peinture est noble et très clairement digne des plus grand(e)s !

          C’est très beau et c’est un bel hommage que vous lui rendez.

          Merci.


          • Fergus fergus 20 février 2009 09:08

            Merci à vous, Gül, pour ce commentaire.

            Artemisia, par son talent mais aussi par son destin à la fois dramatique et, d’une certaine manière, militant pour la cause des femmes, a été une figure importante de cette moitié de l’Histoire de l’Humanité que constitue l’Histoire des femmes.

            Une Histoire trop souvent minimisée lorsqu’elle n’est pas carrément passée sous silence.

            Il se pourrait que je leur consacre d’autres articles dans l’avenir, pour leur rendre hommage et pour, fût-ce à un niveau modeste, contribuer à les remettre en lumière,


          • italiasempre 19 février 2009 22:15

            Sa peinture caractérisée par un mélange de realisme romain, naturalisme chiaroscurale du Caravage et cette recherche perpétuelle de l’idéal propre aux toscans fait d’elle une artiste et une figure féminine de premier plan de la Renaissance.
            Longhi, un historien et critique d’art italien, a même dit d’elle que c’était la seule femme en Italie à avoir compris quelque chose à la peinture, à la couleur, à l’impasto et autres nécessités de ce genre... smiley



            • Fergus fergus 20 février 2009 09:39

              Bonjour, Italiasempre, et merci pour ce lien.

              Vous avez eu raison de parler du
              clair-obscur caravagiste dont Artemisia a été, en effet, l’une des plus fidèles apôtres sur ce plan. Mais je ne voulais pas entrer dans des détails trop techniques pour lesquels je n’ai pas de compétence particulière.

              Concernant Roberto Longhi, il est vrai qu’il s’est montré un fervent tiffoso d’Artemisia. De là à affirmer qu’elle a été la seule femme à comprendre la peinture, c’est pour le moins sévère. Personnellement, parmi les femmes peintres citées dans ma réponse à Epeire, j’ai un faible pour Sofonisba Anguissola, peut-être à cause de ses étranges visages, très proches il est vrai du sien propre si l’on en croit son autoportrait.


            • italiasempre 20 février 2009 10:27

              Boniour Fergus
              Oh oui, Sofonisba smiley ! Excellente portraitiste injustement oubliée, Van Dyck eu à son égard ces propos :
              "j’ai plus appris de cette nonagenere aveugle que de tous mes contemporains peintres : elle m’a appris à donner la lumière par le haut parce que par le bas on voit les rides.." Quel hommage, non ?

              Evidemment Longhi était un fieffé misogyne... smiley

              Bravo à vous pour votre article.


            • Fergus fergus 20 février 2009 11:50

              Réflexion faite, je crois que je vais le faire un jour prochain cet article sur Sofonisba, ne serait-ce que pour l’étrangeté de son enfance : entourée de ses 5 soeurs qui toutes ont, comme elles, tâté du pinceau.

              A propos de la représentation du corps, interdite alors aux femmes et qui confina très largement Sofonisba dans l’art du portrait, Artemisia s’en est, quant à elle, largement affranchie, allant jusqu’à étudier dès l’âge de 18 ans l’anatomie avec le concours de modèles masculins entièrement nus. Une première pour l’époque.

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