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Aux grandes heures des Trois-Baudets

Aux Trois-Baudets, on a vu naître des vedettes de la chanson, et des amuseurs tels Raymond Devos. Son fondateur, Jacques Canetti, était un découvreur de nouveaux talents. Jacques Brel, par exemple, lui doit sa carrière. Car Canetti donnait sa chance à des artistes inconnus ou sans succès. Patient, il donnait même leur chance à des chanteurs à la voix non finie (comme Guy Béart) ou qui ne savaient pas du tout contrôler leur trac et, de ce fait, effrayaient le public : Boris Vian, Georges Brassens étaient de ceux-là. Ou encore des personnages très atypiques : Serge Gainsbourg. Il savait débusquer les talents et les porter à maturité.

Georges Brassens, Jacques Brel, Boris Vian, Guy Béart, Juliette Gréco, Raymond Devos, Serge Gainsbourg, Boby Lapointe, Henri Salvador, Pierre Perret, Mouloudji, Higelin, Brigitte Fontaine. Tous ces noms, entre autres, ont figuré au menu des spectacles des trois-Baudets.

C'est à Alger que Jacques Canetti avait d'abord fondé le premier théâtre des Trois-Baudets. Il avait dû fuir l'Occupation allemande. De retour à Paris en 1947, il fonde les Trois Baudets que l'on connaît sur l'avenue de Clichy à Paris.

Canetti a pu favoriser la carrière de tous ces débutants grâce aussi à sa carte de directeur artistique chez Philips (de 1948 à 1962), ce qui est utile pour produire les disques. 

Avant-gardiste, Jacques Canetti, avait une longueur d'avance en France sur son temps. À 20 ans, fou de jazz, c'est lui qui organise les premières tournées de Jazz Hot dans toutes les villes universitaires, et il est le premier à faire venir en France Louis Armstrong, Cab Calloway, et Duke Ellington. Il monte le premier orchestre de musiciens noirs de jazz en France.

Homme de radio, il est recruté en 1930, par le biais d'une annonce qui disait simplement « Cherche jeune homme aimant la musique et parlant couramment allemand ». Il dirige Radio-Cité avant guerre. Il propulse Charles Trénet au rang de vedette. En 1937, on demande à Canetti de faire passer Edith Piaf à l'antenne. Elle lui fit découvrir les chansons de Gaston Couté. Piaf passe dès le lendemain matin sur Radio Cité. N'ayant pas de pianiste, c'est Canetti qui s'y colle. Le succès fut tel que Canetti engagea Piaf pour une série de 13 émissions comme pour une vedette connue.

Les premiers artistes des Trois-Baudets

Les premiers artistes à s'y produire sont Henri Salvador (Maladie d'amour), Jacqueline François, J.R Caussimon, Francis Lemarque. 1948 : Canetti organise un récital retraçant la vie de Maurice Chevalier qui a besoin de refaire son image après ses années pétainistes (Chevalier craignait pour son amie juive pendant l'Occupation...). Il appelait les acclamations les "calories de bonheur".

Canetti confie à André Clavaux l'interprétation de "Cerisier rose et pommier blanc" et de "Domino"). Il fait connaître les Frères Jacques à l'étranger. Ils brillent dans les "Exercices de style" de Queneau. Ils interprètent plus qu'ils ne chantent : voir leurs succès "L'Inventaire", "La confiture"...

1951 : Canetti fait venir Félix Leclerc (inconnu en France) à Paris et fait un disque. Il fit écouter l'enregistrement d'abord à Mac Orlan qui qualifiera les chansons de "vrais joyaux". Grand prix du disque aussitôt.

Canetti réalise les premiers disques de Mouloudji sans succès. Puis, Maurice Chevalier ayant refusé à Raymond Asso et Claude Valery la chanson "comme un p'tit coquelicot", Canetti la propose à Mouloudji.

1952 - 1953  : Georges Brassens

Patachou chante les chansons de Brassens. Elle présente ce dernier à Canetti sans rien lui dire. Tant qu'il passa hors programme aux Trois-Baudets, les choses se passèrent bien mais ensuite Brassens fut mort de trac sur scène et en sueur, ce qui mettait mal à l'aise le public. Brassens débute en 1952 aux Trois-Baudets dans un programme dont la tête d'affiche est Henri Salvador et Mouloudji la vedette américaine. Brassens se produit une deuxième fois aux Trois-Baudets dans un spectacle qui s'appelle "Ne tirez pas sur le pianiste" avec Catherine Sauvage. Canetti évita la censure du "Gorille".

Canetti se souvient que Brassens aimait encourager les autres dans les coulisses et écouter son public dans sa loge (se souvenant des gens et de ce qu'ils lui racontent bien après leur visite). Il aimait donner des surnoms "Socrate" pour Canetti, "l'abbé Brel".

1953 - 1958 : Jacques Brel

Pendant cette période, Brel passe dans six spectacles différents.

Canetti avait fait venir Brel à Paris après avoir écouté quatre chansons qu'on lui avait parvenir à son insu : "La haine", "le Grand Jacques", "Sur la place", "il peut pleuvoir". Représailles immédiates de sa famille qui lui coupe les vivres. Brel passa aux Trois-Baudets pendant plusieurs années mais ce n'est qu'en 1958 que Philips abandonne son attitude hésitante. Canetti lui fait enregistrer ses premiers disques. Cette année-là, Brel fait un carton avec "quand on n'a que l'amour". Brel quitte Philips et donc Canetti.

1954. Boris Vian

Canetti le pousse à chanter ses premières chansons : "Le cinématographe", "je bois", "l'âme slave", "je suis snob". L'année suivante, il triomphe aux Trois-Baudets avec les carnets du major Thompson.

Les scandales : le Déserteur, "Johnny, fais-moi mal" : "le déserteur" vaut à Boris Vian des réactions agressives. Vian parvient à calmer un officier prêt à tout, et à le convaincre que sa chanson fait l'apologie de tous les courages. Canetti, revenu des Etats-Unis, enthousiaste pour le rock, demande à Vian des chansons rock. Ce sera, par exemple, "Johnny, fais-moi mal", avec Magali Noël. La chanson sera boudée par le label Philips car d'un érotisme inhabituel. Cette chanson aurait dû faire un "tube" selon le mot inventé par Boris Vian.

Selon Canetti, Vian n'était pas contre le rock. Mais il le considérait comme un bon support pour des chansons comiques. Canetti pensait que le rock était un genre de musique passager, sans avenir. Il lui préférait le jazz.

A propos du "Déserteur", Canetti dit : "Ce n'est pas Boris qui a créé la chanson, c'est Mouloudji. Je lui avais donné la chanson, qu'il aimait beaucoup. Il était en pleine gloire à l'époque et, quand il l'a chantée, il a bien senti qu'il choquait violemment le public. Il a demandé à Boris de changer la fin et Boris a accepté. Dans la version chantée par Mouloudji, le dernier refrain est modifié. Les seuls qui aient chanté la version intégrale, ce sont Boris et Serge Reggiani. Quand il devinait la salle hostile, en tournée, Boris chantait toujours la version intégrale, ce qui était encore très révélateur de son refus systématique des concessions."

1958 - Yves Montand

En 1948, Piaf présente Montand à Canetti dans sa loge. Canetti veut enregistrer avec Montand les chansons de Prévert, mais le chanteur est sous contrat avec la firme Odéon.

En 1958, libéré de ce contrat, il signe avec Canetti qui lui organise une série de récitals.

Pour obtenir leur passeport pour l'Amérique, Montand et Signoret doivent jurer qu'ils ne sont pas communistes (Montand n'a pas annulé sa tournée en URSS malgré les évènements de Budapest). Ils débarquent à New York en septembre 1959 ainsi que Canetti et Bob Castella, pianiste, secrétaire et homme de confiance de Montand. Montand est entouré de musiciens américains. Il est soutenu par sa femme, plus célèbre que lui outre-atlantique, et par Marlène Dietrich en coulisses. Dès la première, Montand remporte un vif succès et signe pour une série de récitals. Il se voit proposer à Hollywood un film avec Marilyn Monroe. Puis, récital au Japon deux ans après.

D'autres grands noms

Canetti accueille Juliette Greco sur scène. Elle fut une des toutes premières à chanter du Béart, du Gainsbourg, du Pierre Louki.

1956 - Michel Legrand. Il entre en contact par relations. Son père fut arrangeur pour Radio-Cité que Canetti animait. Son père le conseilla à Canetti. Les arrangements de Michel Legrand pour Catherine Sauvage permirent aux chansons de Léo Ferré de sortir de l'ombre. Il fut d'abord plus connu aux Etats-Unis qu'en France, là encore par relations. Maurice Chevalier le présenta dans son show télé américain. Legrand découvre Nougaro, devient son ami. Il le pousse à chanter lui-même ses chansons. Il compose pour lui des musiques.

Guy Béart. Quand Canetti rencontre Béart, c'est un chanteur à filet de voix très mince et qui chante mal. Il est encore ingénieur aux Ponts et Chaussées. Ses chansons sont interprétées par d'autres : Roland Petit, Zizi Jeanmaire, Juliette Gréco, Patachou. En 1958, il écrivit l"eau vive" pour un film du même nom de Jean Giono.

Leny Escudero. Réfugié espagnol, travailleur dans le bâtiment, il tente sa chance auprès de Canetti qui le prend aux Trois-Baudets après avoir entendu son disque souple "Ballade à Sylvie".

1958 - Gainsbourg est découvert par l'adjoint de Canetti, Denis Bourgeois.

1959 - Anne Sylvestre. Guy Béart la présente en spectacle à la Colombe à Canetti. 1962 : grand prix de l'académie de la chanson. "Porteuse d'eau", "les cathédrales", et surtout "mon mari est parti" plurent au public.

Jeanne Moreau. Canetti, qui avait produit "le tourbilllon", retravaille avec elle comme indépendant. Elle avait découvert un jeune peintre d'origine iraniienne, Rezvani, qui composait des chansons sous le nom de Cyrus Bassiak (l'homme à la guitare de "Jules et Jim"). Canetti produit "j'ai la mémoire qui flanche". Guillevic avait écrit des textes en s'inspirant d'un roman d'Elsa "Les Manigances". Ces "chansons de Clarice" furent enregistrées par Jeanne Moreau par polydor directement.

Serge Reggiani. Canetti l'avait souvent rencontré dans la loge de Montand au théâtre de l'Etoile et à Chaillot. Il participe d'abord à un disque sur Vian. Puis Canetti lance un disque de Reggiani seul chantant Vian. Reggiani répondit à l'offre de Polydor au grand dam de Canetti.

Jacques Higelin. C'est un gamin de 15 ans qui se présente à Canetti. Il habitait près des Trois-Baudets. Canetti lui dit de revenir à 18 ans, ce qu'il fera et Canetti lui donnera du Boris Vian à chanter.

Brigitte Fontaine. En 1966, elle enregistre avec Canetti "13 chansons décadentes et fantasmagoriques" : comme ici "La Vache enragée", "Quand tu n'es pas là"

Pierre Louki, Boby Lapointe...

En conclusion, Les Trois-Baudets fut une pépinière de jeunes auteurs. Grâce à Canetti qui n'aimait pas le star system. D'ailleurs, en 1962, il quitte la maison de disque Philips, dégoûté par la politique des chanteurs yéyés jetables et parce que la firme veut mettre tous ses moyens au service de Johnny Halliday qui doit rapporter beaucoup d'argent. Il crée son propre label, bien que tenu par des contraintes contractuelles avec Philips pour quelques années de plus (on lui impose une durée d'interdiction de produire des artistes du catalogue Polydor ou Philips et il devra confier ses productions à ces firmes).

Jacques Canetti a continué de diriger les Trois-Baudets jusqu’en 1967, date de sa fermeture. Signe des temps, la salle fut reconvertie successivement en sex-shop puis en cabaret érotique, et enfin en salle de concert pop/rock. Le lieu ouvre de nouveau ses portes le 10 février 2009, dirigé par Julien Bassouls.

P.S : Cet article est largement inspiré des mémoires de Jacques Canetti.

 


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14 réactions à cet article    


  • Gabriel Gabriel 2 août 2013 10:30

    Du grand, du lourd, du talent quoi ! Merci Taverne pour cet article sur cette regrettée institution qui a vu passer quelques immortels. Monsieur Canetti faisait dans la culture aujourd’hui on fait trop souvent dans le voyeurisme et le consommable éphémère, jetable …


    • Taverne Taverne 2 août 2013 11:05

      Oui, des grands. De très grands ! On pourrait faire un seul reproche aux Trois-Baudets (Canetti l’admet) : n’avoir pas vu venir le succès du rock ’n’ roll :
      « Come on every baudet ! » smiley


    • escartefigue 2 août 2013 11:10

      Très joli billet encore une fois de Taverne .


      I  âne a lonely cow-boy ....

      • Taverne Taverne 2 août 2013 11:35

        « Du bon, du beau, du baudet », captain.

        En ces temps-là, on faisait de la bonne chanson authentique ; on ne fabriquait pas des stars selon des méthodes marketing (genre loft, piscine, la voix qui gueule le plus fort...) pour les affecter après dans les secteurs pressentis comme les plus rentables : animateur télé, chanteur, acteur. Il fallait avoir du talent AVANT d’être une star.


      • Fergus Fergus 2 août 2013 17:47

        Bonjour, Taverne.

        Tout à fait d’accord sur l’expression de cette différence d’approche entre la chanson de naguère et celle, formatée et « marketée », d’aujourd’hui ; entre les chanteurs talentueux d’autrefois à qui l’on donnait leur chance, et les chanteurs fabriqués d’aujourd’hui qui prennent la lumière en laissant dans l’ombre et l’anonymat des artistes de vrai talent qu n’auront jamais leur chance.

        Il en va de même, hélas, pour la chanson que pour le fromage : on abandonne l’artisanal authentique pour s’en remettre à l’industriel sans saveur !

        Merci pour cet excellent article.


      • Bill Grodé 2 août 2013 11:42

        Et j’ajouterai à cet excellent article ( et qui n’ajoute rien à l’intelligence et au flair du bonhomme,je le concède volontiers) qu’il a aussi un frère assez bon dans son genre : Elias Canetti, prix Nobel de littérature. Quelques bons gènes dans la famille...


        • L'enfoiré L’enfoiré 2 août 2013 14:01

          Très bien Paul de remettre les choses à leur place dans l’histoire du music hall.

          Comme je l’écrivais dans un billet récent « Le triomphe des gentils ? », la vie d’artiste, c’est manger de la vache enragée.
          Quand une étincelle se produit et que le succès devient trop soudain, il faut faire très attention et se croire arrivé définitivement.
          Aujourd’hui, il faut faire du buzz pour réussir comme l’a fait récemment Stromae avec un sketch sur la voie publique pour présenter sa nouvelle « Formidable ». 

          • L'enfoiré L’enfoiré 2 août 2013 14:52

            Pas beaucoup de survivants à part Charles Aznavour et pas dans la liste...

            Ses débuts avec Piaf... comme beaucoup d’autres .
            Parce qu’il y a toujours quelques découvreurs de les perles rares.
            Bruno Coquatrix, Eddy Barclay....
             

          • Taverne Taverne 2 août 2013 15:19

            Salut Guy,

            Je ne t’avais pas reconnu sous cet avatar terrifiant. Pour ce qui est du buzz, les artistes des années 30 utilisèrent le cinéma dès qu’il devint parlant (en 1927). Les producteurs n’hésitant pas à produire des « nanars » autour de chansons ou de chanteurs. Ceux-ci se rapprochaient ainsi de leur public provincial (il n’y avait pas de salles en province) qui les applaudissait ! smiley

            Mais j’en parlerai dans un article à venir sur ces années-là...

            Autres temps, aujourd’hui, il y a la télé, la toile.


          • L'enfoiré L’enfoiré 2 août 2013 16:03

            « Je ne t’avais pas reconnu sous cet avatar terrifiant. »

            Désolé, j’aimais mieux l’autre. Bien sûr. Je me suis vu forcé d’en changer récemment, car j’étais accusé d’en faire trop à sourire, à aimer l’humour. Fais le compte, l’humour est mal vu dans la majorité des cas. On ne le comprend pas. Alors j’ai cherché un moustique qui pique. smiley 


            « ... buzz, des années 30 utilisèrent le cinéma »

            Tout à fait. Les artistes se sont vu contraints de suivre la technologie du moment. La télé ne fait plus recette actuellement, alors, il y a Internet. De plus, on y veut tout gratuit. C’est le pied. Enfin, parfois un croche-pied, mais c’est plus voilé, moins apparent. Les artistes sont obligés de s’installer sur le net pour se faire connaître, en attente de se faire voir. 

            Je parlais d’Aznavour. Comment est-il encore en place aujourd’hui ? Simple par carrière internationale. Notre Adamo, il est parfois plus connu au Japon que chez nous. 

            Un pays peut-être aussi grand qu’il veut ou qu’il peut, cela ne suffit pas pour percer et gagner sa notoriété. Si tu te souviens d’un article « Très chère originalité », elle est devenue super chère.

            J’ai quelques piges de plus que toi. C’est dire si j’en ai vu passé des époques.

            Je te suis dans tes découvertes futures. smiley


          • Gasty Gasty 2 août 2013 16:22

            Si taverne avait été de cette époque, on aurait vu son nom à l’affiche des trois Baudets. smiley 


            • L'enfoiré L’enfoiré 2 août 2013 16:33

              Regardons ce qui est à l’affiche des Trois Baudets. Je vois très bien Paul y être. smiley


            • Taverne Taverne 2 août 2013 19:26

              Alors, j’aurais fait dans la chanson marrante avec Boris Vian. Parce que le sérieux, c’est pas trop mon style.


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