« Barbie », moins un film qu’un cheval de Troie mercantile
Alerte rose : la Barbie-Mania est de retour ! Difficile de passer à côté ces derniers temps, le film, production de la major hollywoodienne Warner au budget des plus impressionnants (145 millions de dollars !) et au couple star haut en couleur Robbie-Gosling, cartonnant en salle, tant en France (déjà près d'1,7 million d’entrées) qu’aux États-Unis, avec 155 millions de $ de recettes dès le premier week-end (on imagine déjà des suites à ce premier opus, comme annonciateur d’une énième franchise aux States), plus tout le merchandising de masse allant avec.
Ce blockbuster estival, en parallèle de moult clins d'œil cinéphiliques, est truffé de partenariats divers ratissant large, tels, même si impossible de les énumérer tous, Airbnb proposant des villas à thème Barbie en location, Burger King une sauce girly Barbie pour sa filiale brésilienne, l’application de rencontres Bumble invitant, de son côté, à faire connaissance avec sa Barbie ou son Ken, des tables de certains bistrots parisiens portant son affiche promotionnelle placardée pourtant déjà partout dans la ville, avec sa phrase d’accroche misant opportunément sur le second degré (« Elle peut tout faire. Lui, c’est juste Ken ») à l'instar de sa bande-annonce (« Si vous aimez Barbie, ce film est fait pour vous. Si vous détestez Barbie, ce film est fait pour vous »), ou encore, faites l’essai !, Google lançant carrément une pluie d’étoiles roses dès que l’on tape le nom de Barbie ou celui de l’actrice-productrice Margot Robbie, jolie blonde australienne incarnant idéalement la star de Mattel, véritable icône pop (même le pape du pop art, Andy Warhol, s’en emparera en en faisant son portrait, tel un emblème par excellence de la société de consommation US), actrice à la plastique de rêve, comme Barbie mais en vrai !, déjà vue auparavant chez Scorsese, Tarantino et Chazelle et dotée d’un sens des affaires on ne peut plus redoutable, puisqu’elle est passée d’un cachet de 300 000 dollars en 2013 pour Le Loup de Wall Street à 12,5 millions pour jouer le jouet Barbie.
- Margot Robbie est Barbie
Rose bonbon lénifiant
- « Le Parrain », avec Marlon Brando, parodié dans « Barbie »
Bref, impossible d’échapper à cette propagande publicitaire. On peut certes s’en réjouir, si l’on est fan de cette poupée en plastique de 29 cm créée par la firme Mattel en 1959, via l’Américaine Ruth Handler apparaissant d’ailleurs à la fin de ce film-produit (je l’ai vu, pour ma part, dans une salle comble de l’UGC Ciné Cité les Halles à Paris, ©photos V. D., remplie majoritairement de jeunes filles arborant, comme complices d’office avec le film et dans l’idée de faire de la projection une fête régressive jouissive, des teintes roses flashy pour leurs fringues, bottes, cheveux et ongles), ou à l’instar de Coppola, l’auteur du Parrain (saga virile astucieusement parodiée d’ailleurs dans Barbie, ainsi que le Sly en manteau de fourrure période Rocky Balboa, comme étant une histoire de mecs et pour mecs), voyant dans le triomphe de « Barbenheimer » (néologisme des journalises visant à traduire le succès et la rivalité au box-office des deux films phares de l’été en termes de puissance médiatique, Barbie et Oppenheimer), un gage du retour de la bonne santé en salle du septième art, « Je ne les ai pas encore vus, mais le fait que les gens remplissent de grandes salles pour aller les voir, et qu’il ne soient ni des suites ni des préquels mais bien des œuvres à part entière, c’est une victoire pour le cinéma », ou bien évidemment, a contrario, s’en désoler, voire s’en offusquer : diantre, face à une telle superproduction amerloque survendant une poupée à pop-corn, on peut fissa se dire « Je ne paierai pas un euro pour voir ça ! », suivi de : rendez-nous nos bons vieux jouets en bois d’autrefois et sus au rose bonbon à l’asphyxiante culture pop !
- Bienvenue à Barbieland !
- Ryan Gosling, l’acteur phare de « Drive »
Que raconte ce Barbie de pacotille ? La célèbre poupée, à Barbieland, monde parfait alternant jours roses et méga soirées avec chorégraphie et chanson sur mesure, est un être parfait, aux côtés du brave et neuneu Ken obsédé par la plage (dit Ken Plage, interprété au douzième degré, on connaît la chanson, par Ryan Gosling, ici cachetonnant en blond platine, qu’on a connu tout de même nettement plus inspiré par le passé, revoir le formidable Drive (2011) du Danois Nicolas Winding Refn, lorgnant talentueusement du côté de Mann et de Police fédérale, Los Angeles pour s’en convaincre) ; la journée y est constamment ensoleillée, « si parfaite, comme hier et demain et chaque jour à venir ». Mais, attention spoiler, après s’être découvert des pensées mortifères (« Vous pensez parfois à la mort ? »), une haleine de poney, de la cellulite ainsi que des pieds plats (l’horreur absolue pour toute Barbie qui se respecte !), elle décide, en quête d’identité puisqu’elle traverse une crise existentielle, de se rendre dans le monde réel, direction Los Angeles, accompagnée de son petit ami, afin de trouver les réponses à ses questions.
- En route pour le Monde Vrai : la Cité des Anges...
Moins fort que le féministe « Thelma & Louise »
- Ken et Barbie dans une décapotable pimpante
Avec ses faux-airs d’Un jour sans fin (la répétition du même), Truman Show (une ville artificielle créée de toutes pièces, Barbieland, au décorum bonbon parfait – le meilleur du film car assumant bling-bling, fausseté en vase clos du genre téléréalité et kitsch, un gros boulot ! - multipliant les maisons ouvertes façon le jeu télévisé d’autrefois L’Académie des neuf, les balcons meringués à colonnade avec vue sur mer immobile en carton-pâte, les lits roses en forme de cœur et les palmiers tout proprets) et autres Thelma et Louise (pour sa portée féministe, moins le talent de Ridley Scott), ce film (du 1,5 sur 5 pour moi), tourné en prise de vue réelle et ô combien malin dans sa conception (donner apparemment les coudées larges à deux auteurs du ciné newyorkais indépendant passant pour branchés, Greta Gerwig, réalisatrice des notables Lady Bird et Filles du Docteur March, et son compagnon Noah Baumbach), n’est pas, contrairement à ce que sa façade pseudo délirante voudrait bien nous faire croire avec ses nombreux clins d’œil vintage à la célèbre poupée éponyme et son univers, ses numéros de comédie musicale genre La La Land et sa touche dans le coup LGBT, si inventif que ça, et encore moins disruptif ; la palme du consensus étant de faire apparaître au final Ruth Handler (jouée par Rhea Perlman), la femme d'affaires américaine (1916-2002) créatrice de Barbie, pour nous faire comme une leçon de morale sirupeuse et guimauve en louant la sagesse du vécu (elle est désormais une dame âgée, idem pour la femme sur le banc, « Les humains n’ont qu’une fin, les idées sont éternelles », patati patata), et de montrer les employés du groupe Mattel cornaqués par leur PDG cupide et corseté campé par Will Ferrell, partis obstinément à la recherche de cette brebis, oups pardon, Barbie égarée dans le Vrai Monde pour la remettre dans sa boîte, comme, au fond, des machos rigoristes so cool car acceptant l’auto-caricature. Là encore, on connaît la chanson : c’est comme si Moulinsart, la société veillant au grain de l’exploitation commerciale de l’œuvre d’Hergé, s’auto-parodiait pour avoir l’air in fine sympatoche, ça sonne vraiment faux.
On se souvient par exemple que, par le passé, Lio, avec sa chanson accrocheuse Barbie (1986), en jouant sur le mot « Barbie-turiques » qui évoquait une poupée dépressive pleine d’idées noires voire suicidaire, avait eu affaire à une Mattel procédurière lançant contre elle une assignation en justice pour contrefaçon (au final, la boîte internationale perdra car les brunes ne comptent pas pour des prunes !) et l’on sent bien que cette firme étatsunienne, à travers l’arc narratif de la revanche de cette blonde vendue comme un voyage initiatique d’émancipation fantasmé à l’aune du féminisme contemporain, se sert avant tout du film, tel le maillon d’une chaîne de production bien plus grande, pour relancer des ventes de Barbie s’essoufflant, afin de redorer son blason en s’offrant virginité et bonne conscience. C’est bien connu, on appelle ça le rebranding : changer dans la conscience des potentiels clients l’identité d’une marque. Sachant que même Gerwig n’est pas dupe de cette stratégie de repositionnement (une artiste au service d’une marque en fait, c'est pas top), puisqu’elle répondait récemment ceci à une journaliste du Figaro (#24543, 19 juillet 2023, p.11) qui l’interrogeait sur les boss de Mattel soi-disant pas montrés à leur avantage à l’écran : « Il a fallu un peu batailler pour les convaincre. Je leur ai dit qu’ils auraient l’air bien plus cool s’ils nous laissaient se moquer un peu d’eux. »
- Scoop : Barbie a les pieds plats !
Et, toujours dans le même entretien, on a tout de même bien du mal à croire cette réalisatrice lorsqu’elle affirme s’être sentie affranchie de toute contrainte capitaliste pour fabriquer son film (« Paradoxalement, j’ai eu l’impression d’une immense liberté : d’être devant une page aux possibilités infinies »), tant ce dernier affiche un féminisme bon teint de bon aloi, à savoir parfaitement dans l’air du temps, sans en avoir forcément bien assimilé ses théories et forces de proposition, puisqu’il se borne paresseusement à remplacer le patriarcat honni par le matriarcat (on a connu plus innovant), puis semble répondre à un cahier des charges, on dirait par moments, avec ses bavardages répétés sur la condition féminine, un scénario écrit par ChatGPT cochant toutes les cases avec une ironie pop facile, obéissant à la bien-pensance actuelle histoire de ne pas faire de mal à une mouche ; film passe-partout sans réelle prise de risques, s’apparentant davantage à un produit qu’à une œuvre, à une publicité déguisée davantage qu’à un film féministe véritablement inspirant, ou encore à une campagne publicitaire virale au coup marketing à 100 millions de $ bien plus qu’à une production hollywoodienne respectable, se situant, tout compte fait, à mille lieues du road movie sauvage des plus mémorables, s’inscrivant avec élégance et punch sur la route de la sororité, qu’était Thelma et Louise, 1991, bombe de féminisme autrement plus convaincante et attachante datant déjà d'il y a plus de trentre ans, avec Susan Sarandon et Geena Davis, deux copines d'un bled d'Arkansas en cavale à travers le sud-ouest des States, où l'on y trouvait aussi un Brad Pitt débutant, au look de cowboy Marlboro, filmé amoureusement comme objet de désir.
- Thelma et Louise, 1991, un film féministe pétaradant de Ridley Scott
Barbie édulcorée et à scories
Si ce long-métrage démarre fort, en parodiant non sans humour 2001, l’Odyssée de l’espace via une séquence introductive montrant une Margot Robbie géante en maillot de bain à la place du fameux monolithe noir du Kubrick devant des petites filles qui vont pouvoir passer, grâce à elle en tant que figure émancipatrice révolutionnaire, de la poupée ennuyeuse au physique poupon les cantonnant au rôle réducteur de mère à une poupée adulte stimulante, mi-femme-objet mi-femme libre et autonome, sans mari ni enfant, les invitant – ou du jouet comme affirmation de soi - à devenir, par exemple, pilote d’hélicoptère, tenancière d’un ranch, maîtresse d’école, bricoleuse, serveuse ou médecin, il s’embourbe vite, à quelques exceptions près (une ou deux saillies drolatiques, avouons-le, quand la nickel Barbie affirme sur un ton primesautier à des ouvriers sur un chantier bien lourdingues au niveau allusif que, de toutes façons, elle n’a pas de… vagin puisqu’elle n’est qu’une poupée, ou, a contrario, lorsqu’elle est toute fière, cf. la chute du film, d’avoir son premier rendez-vous au cabinet gynéco puisqu’elle se vit désormais comme une vraie femme), dans du prêt-à-penser militant regrettable, avec un scénario trop cadenassé pour s’autoriser un vrai délire et des sorties de route libertaires, comme au bon vieux temps du Nouvel Hollywood des seventies salvatrices.
- Poupée Barbie des années 1980 (fabricant Mattel, vinyle, tissu, plastique, collection particulière) exposée au MAD de Paris, juillet 2023
Et c’est bien dommage car Barbie, au départ, est un formidable tremplin pour parler de l’humain et du rapport hommes-femmes : mode d’emploi, pouvant aboutir à des dérives bien plus extravagantes que dans le Gerwig, car comme le rappelait dernièrement avec pertinence, dans un Libé récent (#13084, 21 juillet 2023, p. 16), Anne Monier Vanryb, conservatrice en charge de la collection de jouets au MAD (Musée des Arts décoratifs) de Paris qui avait organisé en 2016 une grande rétrospective consacrée à Barbie dans cette prestigieuse institution (Barbie au musée !), exposant encore d’ailleurs une sacro-sainte Barbie, de surcroît blonde (les stéréotypes ont la vie dure), dans sa toute dernière expo, à la fois distrayante et instructive, Des cheveux et des poils (jusqu’au 17 septembre prochain) : « Barbie est une cible facile alors que ce n’est qu’une poupée. (…) Elle est une inépuisable surface de projection. Très vite, la société américaine Mattel, qui l’a commercialisée en 1959, lui a inventé une mythologie, une famille, des amis… Ces histoires lui donnent corps et font d’elle un personnage. C’est ce qui explique qu’au bout de quelques décennies, on assiste à un retour de bâton : on s’est habitués à lui donner plus qu’à un jouet, et on lui attribue donc des intentions et une volonté qui ne sont pas celles de sa fonction initiale. On lui parle, on parle d’elle, on l’accuse, on lui prête une pensée différente selon les âges, les époques, les classes sociales… Alors qu’au début, cette mythologie n’était qu’une technique pour mieux vendre ! (…) À mon sens, Barbie ne détient pas de pouvoir d’injonction en soi, mais elle représente notre société dans ses angles morts et ses contradictions. »
- À l’UGC Ciné Cité Les Halles, Paris
- « Small Soldiers » 1998, par le mordant Joe Dante
Au fond, ce Barbie édulcoré n'est qu'une rampe de lancement, jouant sur tous les niveaux (la nostalgie des plus anciennes, via notamment un public adulescent pour qui cette fichue Barbie apparaît comme une madeleine de Proust, la complicité des nouvelles à l'ère #MeToo), pour vendre les salades roses estampillées Mattel, autrement dit les poupées Barbie labellisées United Colors of Benetton, au centuple. Au secours ! Ne tombez surtout pas dans le panneau, c'est un cheval de Troie au service du purement commercial.
Un vrai film de jouets assurément réflexif tout en évitant le bourbier moralisateur ? Aux côtés du Jouet (1976) cartoonesque de Francis Veber avec le burlesque et poétique Pierre Richard, revisitant malicieusement l’enfant roi, et de l’inquiétant The Game (1997), signé David Fincher, donnant à voir un monde ludique au réalisme troublant venant concurrencer le réel avec une poupée de clown fichant la trouille, je dirais Small Soldiers (1998) de Joe Dante, le père des peluches sanguinaires des deux cultissimes Gremlins (1984/1990), film postmoderne des plus retors - on y trouvait déjà à l’œuvre d’insipides poupées Barbie, rebaptisées Gwendy !, devenant des amazones carnassières – déjouant habilement le militarisme primaire yankee tout en torpillant la vogue de l’infantilisme.
Barbie (2023 – 1H54), États-Unis, Royaume-Uni. Couleur. De Greta Gerwig. Avec Margot Robbie, Ryan Gosling, Emma Mackey, Will Ferrell, Dua Lipa, Michael Cera. En salle depuis le 19 juillet 2023.
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