Trente ans qu’il nous cuisinait "kitch et net" les boites crâniennes. Fallait bien que ça s’arrête, "fallait bien un jour qu’on nous pende", comme disait Lavilliers dans "on the road again". Du reste, il nous avait prévenu dans "Bleu pétrole" : "un jour, je parlerai moins, jusqu’au jour où je ne parlerai plus". Java, Javel, torchons, vaisselle, on débarrassait la table du festin. Cette tournée miracle, pied de nez à la chimio et aux cancérologues gominés, c’était sa dernière estrade pour dissiper les malentendus, les kilomètres de vie en rose qui viraient au gris. Last call pour les malentendants. Une salle d’embarquement pour l’irréel, une tentative de chimio parallèle par la force et le respect du public. Une médecine douce, un rien underground, distillée par sa Gibson Jumbo J 180 noire, avec la complicité des internes et des pharmaciens appliqués et respectueux que sont Yann Péchin à la guitare, Arnaud Dieterlen à la batterie, et d’autres aides-soignants de permanence, comme Bobby Jocky ( basse) et Jean-François Assy ( violoncelle).
Il était venu nous dire qu’il s’en allait. Que la vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut la vie. Il était venu nous chercher des raisons de vivre, pour nous qui restions. Il faisait l’inventaire dans sa mémoire. Et on prenait note, en silence. Sans briquet allumé, sans "Patriiiick" hystériques, sans crash-barrières ni gros bras à oreillettes pour foules opiacées en délire.
Non, rien de pathétique, pas de cris, de pleurs, ni de conversations malsaines dans les files d’attente ( le genre "tu crois qu’il en a encore pour longtemps ?") Des cinquantenaires, des plus jeunes, tout en silence et en dignité, tous derrière et lui devant.
Cela débutait par un silence extraordinaire lorsque, après une vingtaine de minutes d’attente, les lumières s’éteignaient, et qu’un assistant venait poser un tabouret et un harmonica sur la scène ( AB en sortait plus tard un autre de sa manche).
Je ne sais pas si le silence qui suit du Beethoven, c’est encore du Beethoven, mais le silence qui précédait Bashung (nous sommes quelques dizaines de milliers à l’avoir constaté), c’était déjà du Bashung. On aurait entendu une abeille voler dans cette ruche d’apiculteurs silencieux. Le public et ses yeux octogonaux à facettes, mouche bée, tentait de décrypter le sens de ce qu’il allait voir et entendre, et voulait se l’imprimer à jamais dans la boite crânienne. Conscient que le moment était rare et qu’il n’y aurait sans doute pas d’extra-balle ni de partie gratuite au grand flipper de la vie. Ni d’autres pleins de super à la station service du temps qui passe.
Et puis voilà, il arrivait, toujours un peu timide malgré les années de scène.
Costume gris sombre glissé sur les bottes, feutre noir, lunettes assorties, chemise de popeline blanche. Ses grandes mains immenses et longues. Il avait l’air serein. Il attaquait par "Comme un lego", la grande bible païenne de Manset. Et ses sanglots longs d’harmonica. Puis dans "Résidents", il commençait à "envoyer". A partir de "Volontaire", c’était le coup de poing au plexus.
Alain avait un coffre exceptionnel, une voix caverneuse et extraordinairement puissante, comme on ne peut s’en douter à l’écoute des CD de studio. Il balançait le tabouret et il envoyait la purée, sans élan, sans surrégime.
Malgré le tourteau dans les alvéoles, il ne s’époumonait ni ne bronchait.
Comme si les Dieux, après lui avoir envoyé le venin, lui avaient laissé jusqu’au bout cet outil de travail par lequel tout avait commencé : la voix. Cette voix que les amateurs peuvent retrouver ces jours-ci dans le spectacle hommage à Gainsbourg ("L’Homme à la tête de choux" de J.C Gallotta). Actuellement joué à Grenoble, puis au théâtre du Rond-point à Paris, Bashung ( qui a enregistré quelques mois avant la fin) y lit Gainsbourg d’une voix suave, dense, qui donne de l’épaisseur aux textes. Ses "variations sur Mari Lou" à lui.
Dans son costume mi-Pierrot lunaire mi-clown noir, il jouait de cette gestuelle de mime Marceau dans les morceaux calmes. Une gestuelle de pantin, ralentie, saccadée, comme un automate. Avec ses mains immenses qui balayaient le noir comme un pinceau imaginaire, lui seul savait vers quoi.
Après une heure de concert, il revenait seul avec sa guitare, sans musicien. Il nous envoyait deux messages personnels : Angora, où on ne saisissait que trop le message " coule la résine, s’agglutine le venin". Il disait qu’il ne craignait plus son destin. "J’crains plus rien". Il était terriblement serein, en apparence.
Le dernier message personnel, c’était la reprise de "Night in white satin". Version presque priée plus que chantée. Dans les longs et rauques "because I love you", il montrait furtivement la salle. Puis se ravisait aussitôt devant tant d’audace, lui le taiseux de notoriété pudique.
Et c’était tout. Il partait, sans rappel, sans rien : rare, cher, hors de prix, déjà hors d’atteinte.
Bien sûr, pour les quelques-uns qui savaient et étaient derrière le décor de cette machine d’apparence bien huilée, tout cela aurait pu s’arrêter le lendemain, chaque jour. Les dates choisies selon le protocole de la chimiothérapie, le Falcon médicalisé qui se posait à chaque ville visitée pour réduire fatigue et risques inutiles, la sollicitude et la surveillance amicale du staff de Garance Production.
Ce soir de juillet 2008, dans la moiteur des Francofolies de La Rochelle, où AB, malade et vomissant, est entré en scène groggy, Ko debout, avant de remettre miraculeusement en marche le Diesel, poussé par un main invisible.
Il y a tout de même quelques bémols à introduire sur ce double CD.
Le choix du titre, d’abord.
Certes, "Dimanches à l’Elysée" est un clin d’œil à "un dimanche à Tchernobyl", une de ses chansons de l’album l’Imprudence. Clin d’œil aussi à "Résidents de la République", mais c’est évidement un titre un peu racoleur, pour un homme qui ne l’était absolument pas.
Nous étions quelques-uns à avoir proposé quelque chose de plus en rapport avec cette tournée singulière : "Black and White Tour", "Les nuits de satin bleu", "Les bleus de Bashung" ou "Never reaching the end". Mais les majors ont leur raisons que la raison…
De même, on peut regretter que ce double CD soit majoritairement issue de la captation du concert du 14 décembre 2009 à l’Elysée Montmartre. Certes, le choix est émotionnellement valable, puisque c’est le dernier soir où AB est monté sur l’estrade. Mais des extraits plus représentatifs d’une tournée qui a tout de même duré six mois dans plusieurs pays d’Europe auraient été plus représentatifs de l’exploit. La qualité du son, à Bruxelles et à Lille, était notoirement meilleure -malgré la remasterisation-, et Alain, au début de ce marathon, était très en forme vocalement. Paresse logistique, réduction des coûts ou parisianisme exacerbé ? Dommage.
Il n’empêche, ce CD est beau, il fait se dresser les poils des avant-bras. Et surtout, il n’y en aura pas d’autre. Bashung n’était pas du genre à faire de faux adieux. Quand il part, ça ne veut pas dire qu’il revient. "M’arrêter là avec vous", ça aurait fait sens sur cette tournée. Trop tard, le slogan était déjà pris…
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Notes :
1 : Crédit photo : non répertorié
2 : Double CD Live " Dimanches à l’Elysée", Universal Music, capté majoritairement le 14/12/2008, sortie officielle le 16 novembre 2009, 22 euros.
Set-list :
CD 1 : Comme un légo, Je t’ai manqué, Hier à Sousse, Volontaire, Mes prisons, Samuel Hall, Vénus, La nuit, je mens, Je tuerai la pianiste, Légère éclaircie, Mes bras.
CD 2 : A perte de vue, Happe, J’passe pour une caravane, Everybody’s talkin’ , Osez Joséphine, Fantaisie militaire, Madame rêve, To Bill (Calamity Jane, en duo avec Chloé Mons), Vertige de l’amour, Malaxe, Angora, Nights in white satin.
3 : Egalement disponible : DVD "Bashung à l’Olympia", enregistré le 11 juin 2008
4 : à paraître ( 30 novembre 2009) : "A perte de vue", coffret composé de 27 CD d’Alain, d’un livre et de quelques inédits, et enfin le DVD " A l’arrière des berlines", une anthologie des passages TV de Bashung depuis 35 ans.