Bertrand Blier et son anticonformisme politiquement incorrect
« Nourri par les années 50 (celles de la Nouvelle Vague et de son père Bernard Blier), et père des années 90 de Claude Sautet, Patrice Leconte et Claude Chabrol, Bertrand Blier nous a livré une vision du cinéma qui n’est ni tout à fait comique ni complètement sérieuse, mais qui plutôt offre avec un humour acerbe un commentaire de la réalité sociale de son temps. » (Christophe Dilys, le 3 novembre 2021 sur France Musique).
Le grand réalisateur français Bertrand Blier s'est éteint « paisiblement chez lui », à Paris, ce lundi 20 janvier 2025 alors qu'il n'était pas loin de ses 86 ans (dans deux mois). Cela faisait depuis longtemps, depuis plusieurs décennies que le réalisateur, par ailleurs fils du grand acteur Bernard Blier (qu'il a enrôlé trois fois dans ses films), faisait partie du patrimoine culturel français.
L'un des derniers engagements, certainement maladroit, de Bertrand Blier fut sans doute de cosigner une tribune de soutien à l'acteur Gérard Depardieu intitulée "N'effacez pas Gérard Depardieu" et publiée le 25 décembre 2023 dans "Le Figaro" alors que l'acteur en question a été accusé d'agressions sexuelles, de viols et de propos sexistes. Ce n'était pas trop étonnant lorsqu'on sait que Bernard Blier l'a embauché huit fois dans ses aventures cinématographiques et en particulier, dans le film qui l'a fait connaître du grand public ("Les Valseuses").
Bertrand Blier avait une vision très particulière de cet acteur, comme il l'avait expliqué dans "Le Nouvel Obs" le 9 mars 2019 : « Quand je l'ai connu, sur "les Valseuses", il était turbulent, mais plus professionnel qu'on ne l'a dit. Il était vif, il savait son texte, et on s'est suffisamment bien entendus pour faire huit films ensemble (…). Au cours des ans, je l'ai vu évoluer vers le meilleur. Je le trouve formidable. Il y a quelque chose qui s'est accumulé en lui, des douleurs qui sont passées. Il a 70 ans, il a pris des coups dans la gueule, a perdu un enfant, a eu une vie très agitée. On a dit qu'il était ingérable, ce qui est faux. Certes, ce n'est pas un garçon facile, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais comme c'est un génie, il a forcément raison. Les grands acteurs, ça a le droit de faire chier. C'est des mecs, il faut remercier Dieu de les avoir devant une caméra. Une fois qu'ils sont devant l'objectif, le film est fait. » (propos recueillis par François Forestier).
Depuis l'annonce de sa disparition, il y a même un courant de fond qui voudrait interdire la rediffusion des films de Bertrand Blier dans lesquels a joué Gérard Depardieu. Mot d'ordre qui serait complètement dément puisqu'un film n'est pas l'œuvre d'un seul acteur mais de dizaines voire de centaines d'artistes et de techniciens qui n'ont rien à voir avec les éventuelles frasques de Gérard Dapardieu (j'écris "éventuelles" dès lors qu'il n'a pas encore été condamné définitivement par un tribunal, à ma connaissance). Anny Duperey a soutenu ces rediffusions sur BFMTV le 21 janvier 2025 : « Il faut montrer ses films ! Je veux dire, l'homme, s'il a mal viré, mal vieilli, sur un certain plan, ce n'est pas pour autant qu'il faut jeter l'acteur et y compris le metteur en scène qui l'a employé ! (…) Dans ces cas-là, s'il faut bannir, pour les mauvaises paroles et les mauvais gestes d'un acteur, dans la vie courante, s'il faut bannir toutes les œuvres auxquelles il a participé... (…) On va quand même très loin (…). Il faut séparer l'œuvre et l'acteur de l'homme ! ».
Bertrand Blier, c'était des acteurs fétiches, Gérard Depardieu, bien sûr, mais aussi Patrick Dewaere, Jean-Pierre Marielle, Miou-Miou, Isabelle Huppert, Coluche, Thierry Lhermitte, Josiane Balasko, Gérard Jugnot, Michel Blanc, etc.
Bertrand Blier, c'était de l'anticonformisme, de l'humour grinçant allant parfois jusqu'à l'absurdité, de la provocation qui a pu faire scandale, un humour souvent au second degré, des chroniques sociales qui sont des comédies pas si drôles que cela, des comédies corrosives, etc.
Pour moi, son bijou n'est pas "Les Valseuses", mais d'abord "Buffet froid" (sorti le 19 décembre 1979), où jouent Bernard Blier, le flic, Jean Carmet, l'assassin tendrement vulnérable, Gérard Depardieu, le chômeur cavalier, et Michel Serrault, le comptable. Atmosphère sinistrement glauque mais aussi surréaliste des grandes tours modernes, de la pensée noire et de la pensée absurde digne d'un Ionesco.
Mais on ne peut pas évoquer Bertrand Blier sans évoquer "Les Valseuses" (sorti le 20 mars 1974), son succès originel, qui l'a autant révélé comme réalisateur que les acteurs qui y ont joué : Gérard Depardieu, Patrick Dewaere (les deux voyous dans l'histoire), et Miou-Miou. Y jouent aussi Jeanne Moreau, Brigitte Fossey et quelques figurants du Splendid qui ont pris un peu d'importance par la suite. Avec ce film regardé par près de 6 millions de Français, considéré comme subversif, provoquant, d'un humour graveleux tout autant que sexiste, bien de son époque, les années 1970, qui a un peu vieilli à notre époque du tout aseptisé, non seulement Bertrand Blier a montré son énorme talent de réalisateur mais aussi d'écrivain puisque le film est l'adaptation de son propre roman.
D'autres films ont marqué encore l'œuvre de Bertrand Blier. On peut citer "La Femme de mon pote" (sorti le 31 août 1983 ; 1,5 million d'entrées), dans un tableau d'amour (pas heureux) à trois sur fond de neige à Courchevel, avec Thierry Lhermitte, Coluche et Isabelle Huppert dans le clivage fidélité à l'amitié ou à l'amour. C'est un film intéressant car Coluche, jouant ici un ami dépressif, n'a rien du comique de ses films précédents et annonce son rôle dramatique dans "Tchao Pantin" de Claude Berri (sorti le 21 décembre 1983). Patrick Dewaere (qui s'était suicidé entre-temps) et Miou-Miou auraient dû jouer à la place de Thierry Lhermitte et Isabelle Huppert.
Il y a aussi "Préparez vos mouchoirs" (sorti le 11 janvier 1978 ; 1,3 million d'entrées), avec Gérard Depardieu, Patrick Dewaere et Carole Laure ; "Calmos" (sorti 11 février 1976), qui fut un échec commercial et qui est aujourd'hui considéré comme odieusement sexiste (ce qu'a regretté par la suite le réalisateur), avec Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Bernard Blier, Claude Piéplu, Brigitte Fossey, etc. ; "Tenue de soirée" (sorti le 23 avril 1986 ; 3,1 millions d'entrées), avec Michel Blanc (à la place de Patrick Dewaere), Gérard Depardieu, Miou-Miou, Michel Creton, Jean-François Stévenin, Mylène Demongeot, Jean-Pierre Marielle, Bruno Cremer, etc. ; "Trop belle pour toi" (sorti le 12 mai 1989 ; 2 millions d'entrées), avec Gérard Depardieu, Carole Bouquet, Josiane Balasko, Roland Blanche et François Cluzet ; "Merci la vie" (sorti le 13 mars 1991 ; 1,1 million d'entrées), avec Charlotte Gainsbourg, Michel Blanc, Jean Carmet, Anouk Grinberg, Annie Girardot, Catherine Jacob, Jean-Louis Trintignant, Gérard Depardieu, etc. ; "Un, deux, trois, soleil" (sorti le 27 juin 1993), avec Anouk Grinberg, Myriam Boyer, Jean-Pierre Marielle, Claude Brasseur, Patrick Bouchitey, Eva Darlan, Marcello Mastroianni, etc. ; "Les Côtelettes" (sorti le 28 mai 2003), avec Philippe Noiret et Michel Bouquet.
Une mention particulière pour "Le Bruit des glaçons" (sorti le 25 août 2010), dans un dialogue entre Jean Dujardin (l'écrivain alcoolique déprimé) et Albert Dupontel (sa maladie), dont le sujet est assez original, et pour "Convoi exceptionnel" (sorti le 13 mars 2019), avec Gérard Depardieu, Christian Clavier, Sylvie Testud, Farida Rahouadj, Alexandra Lamy, Audrey Dana, Guy Marchand, Philippe Magnan, etc., qui fut le dernier long-métrage de Bertrand Blier (qui n'a pas eu de succès).
Dans son hommage, le Centre national du cinéma a publié sur Instagram : « Bertrand Blier nous laisse une filmographie à son image : anticonformiste, irrévérencieuse, parfois provocante et briseuse de tabous, mais toujours teintée de tendresse et parcourue d’une poésie foutraque. Il maniait le verbe et l’absurde avec maestria, pratiquait l’art de la transgression, aimait s’entourer d’acteurs qui l’inspiraient, (…) [comme] son père Bernard, qu’il fit jouer à plusieurs reprises comme dans "Buffet froid", modèle d'humour noir et de cynisme. ».
Quant à Georges Lautner (1926-2013), qui fut le patron de Bertrand Blier à ses débuts comme assistant réalisateur au début des années 1960, il a eu un excellent souvenir : « On se marrait ensemble. Bertrand a un humour sarcastique, destructeur, se souvient Lautner. Des bonnes plaisanteries, assez méchantes, plus pernicieuses que celles de Bernard ! ».
Bertrand Blier, c'était le résultat de deux hommes : « Dans l'ombre de mon père et dans celle de Lautner, j'ai appris mon métier. L'ambiance était très chaleureuse, marrante. Lautner, c'était un homme qu'on pouvait aborder. (…) J'ai eu une relation parfois conflictuelle avec mon père, à un moment, puis nous nous sommes réconciliés. Il était très abrupt. Moi, je suis beaucoup plus agréable que lui. Mais il y a des gens qui me trouvent… urticant. (…) Mon père disait qu'il écoutait les chauffeurs de taxi, notait leurs phrases, et les rapportait à Michel Audiard qui les collait dans les dialogues de films. Ça circulait comme ça, entre eux. Mais les dialogues, c'est un mystère. C'est ma vocation, d'écrire. Je peux faire autre chose que des dialogues, je signale. Des paragraphes, des descriptions. J'aime fabriquer un monde. » ("Le Nouvel Obs").
Enfin, sur la mort : « La mort, qui est une bonne copine dans certains de mes films, est le sujet numéro un. De quoi parler ? On ne va pas s'emmerder à raconter des histoires d'amour toute notre vie, non ? Le cinéma, c'est une histoire de fantômes. Même quand ils sont morts, on peut continuer à les voir. On n'a pas ça au théâtre. De Gérard Philipe, sur scène, il ne reste aucune trace. La mort, c'est une de mes obsessions. » (le 9 mars 2019, à l'aube de ses 80 ans).
Avec ses films, qu'il a aussi scénarisés, Bertrand Blier a gagné à la fois ses galons dans la profession (il a reçu trois Césars, deux du meilleur scénario et un du meilleur film, le Grand Prix du Festival de Cannes, et l'Oscar du meilleur film étranger, c'était à une époque où les États-Unis n'étaient pas dirigés par Donald Trump) et sa récompense auprès du public qui a apprécié certains films et moins apprécié d'autres films. Wikipédia a fait le total des entrées en salle française pour ses dix-neuf films : 21,3 millions ! Chapeau l'artiste !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (21 janvier 2025)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Bernard Blier.
Bertrand Blier.
Pierre Arditi.
Pierre Palmade.
Carla Bruni.
Valeria Bruni Tedeschi.
Teddy Vrignault.
Pierre Richard.
François Truffaut.
Roger Hanin.
Daniel Prévost.
Michel Blanc.
Brigitte Bardot.
Marcello Mastroianni.
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Sophia Loren.
Lauren Bacall.
Micheline Presle.
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Les jeunes stars ont-elles le droit de vieillir ?
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