Birdman ou (la surprenante vertu de l’ignorance) : un produit de son temps
Il y a une semaine, les Oscars ont sacré grand vainqueur le dernier film d'Alejandro Iñárritu. Ce qui est somme toute assez logique.
Birdman ou (la surprenante vertu de l'ignorance)
Alejandro Iñárritu a réussi son pari. La réalisation est léchée, les acteurs carrés, la mise en scène millimétrée, sans jeu pour l'improvisation. Le film se joue des registres, traverse les étiquettes antinomiques : mélodrame et divertissement, théâtre d'auteur et film d'action, Broadway et Hollywood. Néanmoins après visionnage, le cœur de l'histoire me semble bref : pour réussir sur scène, il faut être vrai. Mike montre la voie, Riggan la trouve à son tour, accepte sa voix intérieure et rencontre le succès. Le corollaire paradoxal étant qu'en vivant sa pièce, jusqu'au bout, il se fout du regard d'autrui. A certains moments, on s'égare, à travers l'apparente multiplicité des niveaux de lecture, on se prend à songer à quelque chose de plus général : s'accepter, le rapport aux autres... Las. Sam suit le même chemin de la vérité, mais est laissée de côté car ce qui compte c'est LUI, son père. Et lorsqu'une réflexion sur le désir de reconnaissance sociale essaie de prendre de l'ampleur, le scénario et les dialogues ressituent l'enjeu, ce qui compte c'est ÇA, la pièce de théâtre et son succès futur. Dans tous les cas, difficile de creuser, tant l'image hypnose. Bon, reprenons.
Le premier éclairage nous vient du titre même du film, et de sa référence à L'Insoutenable légèreté de l'être de Milan Kundera. Ce livre se déroule à partir d'un choix de vie qui se pose à toute personne : le règne de la légèreté ou celui de la pesanteur. La légèreté dans la liberté sentimentale, le laisser-aller idéologique, la poursuite des valeurs de la multitude. La pesanteur dans l'attachement à des êtres et des principes, dans la recherche de sens, de quelque chose de plus grand. Soulignons que, d'avis général, aucune "bonne réponse" n'est livrée, n'attendez pas. Tout au plus, l'auteur qualifie d' « insoutenable » une de ces postures.
Ici, Riggan n'a joué que des rôles superficiels, vit sa condition de super-héro déchu, et veut se reconvertir en acteur théâtral, donc forcément sérieux. Quitter Hollywood pour Broadway. Il batifole avec les femmes, s'est peu préoccupé de sa fille, et se met à réfléchir sur l'amour, la vie. Iñárritu aurait-il exposé son personnage au dilemme kunderien ? D'un côté, être artiste et questionner lourdement des thèmes transcendants ; de l'autre, faire avec ce qui est immédiatement là, la réalité commune. Mais l'issue du récit n'est pas limpide, et la clef pourrait bien être à chercher, prosaïquement, dans le titre qui sonne comme une objection à Kundera.
La force du film tient dans sa réalisation, dans la virtuosité formelle qui relègue le scénario au second plan. Pris par la main, par les yeux que l'on prend soin de placer derrière un objectif doucement grand-angle, façon caméra subjective, le spectateur est embarqué dans un plan séquence sans répit. De fait, il n'a ni le recul, ni le temps nécessaires à l'analyse. La profondeur des questions existentielles est effacée par la fluidité des mouvements de la steadicam, et la vertueuse ignorance pourrait bien être celle dans laquelle est maintenu le public. La lourdeur de Broadway disparaît dans la légèreté Hollywoodienne. Tel me semble être le véritable parti d'Iñárritu.
Un produit de son temps
Pas de grand discours puisqu'il s'agit d'être léger. Pas de critique du réel, pas de « changer la vie » à la Arthur Rimbaud, mais une reconduite naïve de l'existant. Ne nous étonnons donc pas du traitement encore une fois ultra patriarcal des personnages, les femmes se définissant par leurs rapports sexuels avec les 2 protagonistes principaux et masculins : il n'est pas question de soulever de grand débat ! Le test de Bechdel attribuera sans doute une mention spéciale pour la scène des 2 favorites en nuisette, qui après avoir épuisé leur capital-paroles et larmes au sujet de leur dominant respectif, n'ont plus d'autre choix que de s'embrasser.
Pas de révolution esthétique non plus, le film s'inscrit dans le paysage cinématographique. Dans L'esthétisation du monde (sous-titré : Vivre à l'âge du capitalisme artiste), les auteurs Gilles Lipovetsky et Jean Serroy amènent la notion d'« hyperspectacle » pour qualifier les productions culturelles actuelles. S'en référant à la « société du spectacle » de Guy Debord, ils avancent qu'un palier supplémentaire a été franchi. Un de ses traits est la surenchère - nous avons ici le plus long faux-plan-séquence de l'histoire du cinéma ! - et une de ses manifestations la mise en abyme, le spectacle au carré. Le cinéma qui se raconte n'est pas nouveau, mais le procédé s'est considérablement multiplié et répandu ces dernières années - en 2012, c'était The Artist le grand vainqueur des Oscars. Dorénavant, le cinéma ne cesse de raconter les stars à coup de biopics, ou l'élaboration d'autres spectacles. Notons, cependant, qu'il arrive encore au procédé de concerner des oeuvres ne pouvant être qualifiées de spectacle, et d'être prétexte à une réflexion véritablement poussée sur l'art et sa réception - comme dans Henry Fool, de Hal Hartley -, ou au moins de servir un discours se voulant général – à la Black Swan, que l'on aime ou pas la poussivité de Darren Aronofsky. Dans Birdman le procédé n'a d'autre motivation que lui-même : un film sur une pièce de théâtre et qui parle de mise en scène, ou de la rivalité Broadway vs Hollywood, ça tourne en rond. Car fondamentalement, ce qui caractérise l' « hyperspectacle » c'est le divertissement.
Divertissement avec une autre forme de mise en abyme, celle de la référence cinématographique, de la connivence avec le spectateur, du clin d'oeil entendu : le recours à l'ancien Batman pour jouer Birdman. Divertissement du second degré - facile au demeurant -, mais aussi du premier : érection, slip ! Divertissement, enfin, du jeu de casse-tête, du décorticage des détails - une météore redondante, une voix intérieure dont on ne sait si elle est réelle, un masque de plâtre porté par celui-là même qui le décrivait sur scène... Tout autant de procédés qui amusent et qui distraient de la question essentielle : mais OÙ va-t-on ? On pourrait en venir à la conclusion que la destination n'est ni dans l'histoire ni dans la forme. Peut-être que la réponse est la forme elle-même : nulle part autre qu'ICI ! Le film n'aurait alors d'autre but que de procurer au spectateur des sensations : le plaisir de chercher à comprendre le sens, sans que l'aboutissement de la démarche importe, et finalement de se laisser porter. Sensations fugaces, car superficielles, et il faudrait mettre en parallèle ce traitement épidermique avec le touché profond, le shoot, d'Enter The Void, de Gaspar Noé.
L'hyperspectacle est une figure du nouveau paradigme artistique de notre époque. Un paradigme forgé par les industries culturelles, et les mondes de l'art – notamment contemporain -, visant un consumérisme expérientiel, une consommation sans cesse renouvelée de sensations. L'art servait autrefois le religieux, ensuite l’aristocratie, et tenta d'édifier à l'époque moderne son propre temple : viser le Beau et rien d'autre. Mais aujourd'hui, « Plus de sens lourd ni de mission transcendante : seulement une finalité économique », c'est « l'art-pour-le-marché qui triomphe ». Iñárritu le sait, et en grand cynique le fait savoir à travers une citation de Roland Barthes : « l’œuvre culturelle, autrefois apanage des dieux et des épopées, se résume aujourd'hui aux publicités pour de la lessive et aux personnages de Comics », et à son personnage de poursuivre : « vous faites le grand écart ». Entre ses publicités et ce film au titre de super-héro, non, Iñárritu fait preuve de peu de souplesse.
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