Blade runner (Final cut) - Les larmes dans la pluie
La fin du film est racontée ci-dessous. J'invite ceux ne l'ayant pas vu à le visionner pour éviter les spoilers. Merci ! :D
Blade runner est aujourd’hui considéré comme l’un des piliers de la science-fiction. Véritable pinacle cinématographique, le long métrage de Ridley Scott possède une atmosphère authentique délicieusement immersive, qui fera naître chez ses détracteurs l’argument erroné de “la forme en dépit du fond”. Alors que sa beauté visuelle époustouflante pourrait effectivement supplanter la narration, le film réussit la prouesse de conjuguer les deux concepts antithétiques et complémentaires d’une main de maître. Toutefois, l’image originelle du cinéma luit d’un sens qui s’avère tourné avant tout vers le ressenti, vers le regard, ce que Blade runner retranscrit parfaitement avec sa scène d’ouverture. Les premières secondes nous rappellent que ce que nous regardons est avant tout destiné à être narré par l’image. Pour aller chercher la fusion parfaite entre la richesse thématique et la richesse technique, nous sommes invités à nous concentrer sur les derniers instants du duel final entre le personnage de Rick Deckard interprété par Harrison Ford et le personnage de Roy Batty interprété par Rutger Hauer. Élevée au rang des scènes les plus chéries du cinéma, tant du point de vue artistique que philosophique, la mort de Roy Batty le répliquant, ce fameux “méchant” iconique, véhicule plusieurs messages, enjeux, et symboliques puissamment orchestrés.
La douceur des derniers instants
La mort de Roy fait intervenir un incroyable contre-pied à l’introduction du film particulièrement spectaculaire. Alors que la direction artistique luit devant nos yeux pendant près de deux heures, la scène finale tant attendue se retrouve parée d’une aura curieusement discrète mais aucunement décevante, avec une couleur bleue évoquant la rêverie. Le désamorçage prend ses racines autant dans la narration que dans la forme adoptée. Le retournement de situation laisse Deckard complètement abasourdi par son sauvetage inopiné des mains du colosse manufacturé. Après une traque intense ayant acculé le tueur de répliquants jusque dans ses limites les plus insoupçonnées, la tension rechute pour tomber dans une résolution du combat autrement plus douce. L’intimisme se substitue à l’épique. La réalisation s’en tient à nous montrer tour à tour en plan rapproché le visage des deux adversaires ; l’un hagard, l’autre stoïque. Roy déclame à Rick son monologue dans un silence de cathédrale uniquement parasité par les gouttes de pluie qui tombent inlassablement, conférant à l’ambiance une atmosphère intemporelle. Ce principe de douceur s’insinue jusque dans la sonorité de la scène, où l’eau fait figure de métaphore du monde inversé, le monde du silence. À mesure qu’il s’éteint comme la plus brillante des flammes, Roy adopte un timbre de voix cryptique, solennel, mais également bienfaisant. La violence fait place à la paix, les actes aux mots, le bruit au silence. Celui qui hurlait tel un loup chassant sa proie en courant sporadiquement à travers le dédale du vieux bâtiment s’assied tranquillement en tailleur face à celui qui a décimé les siens. L’effusion de couleurs et de lumière n’est plus, et seule la présence des deux personnages porte à bout de bras la scène, accompagnée par une musique flottante de Vangelis devenue inégalable.
Une apothéose musicale
La musique de Vangelis restera à jamais gravée dans les souvenirs de ceux ayant été sensiblement touchés par Blade runner. Pour beaucoup, c’est cet accompagnement au synthétiseur si authentique, si reconnaissable, qui définit la substantifique moelle de l’œuvre de Ridley Scott. La mélancolie et la douceur qui se dégagent de la bande originale cristallisent tout un imaginaire directement inspiré du romantisme tel que nous l’idéalisons depuis que nous lisons Baudelaire, Nerval, Verlaine et tant d’autres. Les partitions au piano accouplées au synthétiseur construisent une véritable cosmogonie sensorielle qui vient faire vibrer la corde sensible de ceux investis par le Spleen. Les sons de Vangelis ont une odeur, une couleur, tout comme la nature vivante des Correspondances. Le mal noir du futur décrit par Blade runner ancre le film dans un univers qui nous plonge dans les méandres de la nostalgie et de l’introspection. Vangelis parvient à nous faire ressentir ce mal de vivre, cette langueur particulière qui rejaillit lors des moments calmes où nous sommes face à ces polaroids — vestiges des souvenirs et d’un temps révolu, symboles d’un passé idéalisé et parfois irréalisé. Tears in rain composée pour la mort de Roy est l’exemple même de cet accouplement de la grâce mélancolique languissante et de l’emportement lyrique exacerbé. Les premières notes, distinguables alors que ce dernier commence son monologue, se superposent aux bruit des clapotis des gouttes d’eau sur le sol jusqu’à les englober. Alors que le répliquant voit sa vie décliner et défiler, la partition mirifique s’envole et augmente en intensité, tout comme l’âme de celui à qui elle est destinée. Si nous sommes conscients des enjeux en cours lors de ce moment et que nous comprenons toute la profondeur du message transmis par le répliquant, Tears in rain provoque chez nous la même sensation de rêverie, d’ébahissement et de contemplation stupéfaite que le détective. En somme, le visage arboré par Rick alors que Roy expire doit être le nôtre. La musique, tout comme l’image avant elle, prend finalement dans ses bras la narration pour en faire l’exutoire et le mausolée d’un personnage hors du commun, qui jusqu’ici nous semblait totalement opposé au “héros” de l’histoire.
Vivre ou mourir : la dualité et la complémentarité mises en scène
L'apogée de Blade runner nous met en face d’une scène qui se termine après un duel presque à sens unique. Tout est mis en œuvre pour nous faire ressentir à la fois ce qui sépare les deux êtres, mais aussi ce qui les rapproche. Alors que le répliquant a traqué sa proie avec un certain plaisir, s’abreuvant de chaque seconde de son existence, goûtant la caresse de la pluie sur sa peau ; le détective, censé être le chasseur, fuit pour ne pas mourir. Pourtant, au terme du parcours, les deux êtres ont vécu intensément, pour des raisons différentes, chacun au seuil de la mort : le répliquant étant arrivé au terme de sa courte existence de quatre ans ; le détective constamment menacé par ce loup blanc. La scène du monologue met en exergue cette dualité et cette complémentarité paroxystiques tout en gardant une sobriété exemplaire. Malgré sa stature imposante et sa position élevée par rapport à Deckard, Roy se met à un pied d’égalité avec son “ennemi” en s’asseyant. Le détective, allongé et sous le choc après avoir été sauvé de la chute par sa némésis, reste prostré contre le mur. L’un est presque nu, offrant son corps aux caresses de la pluie ; il est le symbole de la pureté humaine, le représentant de la sauvagerie originelle transcendé par l’évolution génétique. L’autre est habillé et acculé dans un coin, tel un animal blessé condamné. Pourtant, les deux êtres finissent par se comprendre, grâce à l’effort et au coup d’éclat du répliquant qui fait preuve de grâce envers le tueur d’androïdes, montrant par là que l’humanité dont il fait preuve est plus vertueuse que l’Humanité qui l’a créé. Alors que la proie comprend ce que cela fait d’être un esclave et de vivre dans la peur, la mort du prédateur arrive inéluctablement : “Il est temps de mourir”. Alors que Roy meurt, le visage de Deckard nous est montré, mêlé de stupéfaction et de tristesse. Un fondu enchaîné nous montre de nouveau alors le visage de Roy, définitivement éteint. L’utilisation du fondu enchaîné calque les deux êtres sur le même plan d’existence, sur la même longueur d’onde, bien que l’un soit mort, et l’autre encore vivant. Malgré leur différence indiscutable, une chose les rassemble désormais, celle de cette vision de la vie.
Carpe diem
Le monologue final de Roy Batty — dont “les larmes dans la pluie” ont été inventées la veille par l’acteur Hollandais totalement habité par son rôle — brille d’une puissance magnifique pour venir marquer durablement la scène dans les esprits. Face à l’évidence de la mort, le répliquant oppose sa vision qui est celle d’une existence courte mais intense. Comparé à la fourmilière tentaculaire qui gît sur Terre occupée à parcourir les rues sans réel but ni sentiments, Roy chasse le bonheur, les expériences, les sensations, quelles qu'elles soient. La métaphore de l’œil nous revient en tête et se veut essentielle, car le globe oculaire est communément appelé le “miroir de l’âme”. Le répliquant énoncera à l’asiatique Chew (le concepteur des yeux de Tyrell) plus tôt dans le film cette fameuse phrase : « Si seulement tu pouvais voir ce que j’ai vu avec tes yeux ». Dans la scène finale, Roy réemploie cette isotopie du regard tout en déployant une mise en abyme directe en fixant du regard son ennemi : « J’ai vu tant de choses que vous Humains ne pourriez pas croire ». Les instants vécus de la vie d’esclave et de liberté de Roy, aussi courts soient-ils, ont marqué son existence de manière inextinguible et douloureuse. Car c’est bien le bonheur mêlé à la souffrance, inhérente au Spleen, qui emplit son cœur à l’aube de son trépas. La réminiscence de ses moments fugaces, de ses visions de navires en feu sur l’épaule d’Orion et de ces rayons C près de la porte de Tannhäuser, mais également de son combat contre Rick, forment autant de scénettes mémorables qui repassent sous ses yeux alors que la pluie qui tombe cache probablement ses larmes de joie et de reconnaissance envers un monde qui lui a tout donné, malgré le dénuement que lui a conféré l’Humanité dès sa naissance artificielle. Même empêtré dans cette dystopie terrienne qui semble être une véritable fange où le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, le répliquant donne une leçon de vie et de philosophie à Deckard, dont le nom est emprunté à Descartes. Comme la métaphore vivante d’une photo polaroid en chair et en os, Roy intériorise la pensée romantique existentielle pour venir la transcender : « Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme les larmes dans la pluie ». Même durant sa partie de chasse, il aura profité de chaque seconde, faisant de la devise d’Horace une réalité encore plus viscérale lorsqu’elle est reléguée au rang de nécessité existentielle. Face à la mort et à la tristesse du monde, le bonheur de la pluie sur la peau, le goût de la vie et des petites choses, est assurément salutaire. Alors qu’il meurt, Roy baisse la tête, comme le signe d’une soumission au Destin immuable, mais une soumission mue par son libre-arbitre. Il aura mené les derniers instants de sa vie comme il l’a souhaité : sans regrets. Car le regret est la pire chose qui, conjuguée au souvenir et à la nostalgie, provoque chez le mourant une mélancolie qui finit de le dessécher dans son lit. Le faux-homme venu des étoiles sur Terre incarne en cela la rédemption de Deckard.
L'ange déchu
La métaphore du Sacré chez Roy est particulièrement ostentatoire en cette fin de film. Si le répliquant nous apparaît comme la créature de Frankenstein — incarné par Tyrell — au début du film, comme une expérience qui échappe à son créateur, il devient dans la scène qui nous intéresse une pure incarnation religieuse. L’assimilation à l’isotopie angélique est parfaitement mise en place avant la scène pour être totalement exploitée dans le climax. Los Angeles est communément appelée la cité des anges, et le répliquant quant à lui nous vient du ciel, des colonies de l’espace. Le manichéisme que Roy incarne est à la fois absolu et complètement contradictoire, lui-même étant façonné dans une nuance de gris. Créé comme l’être parfait, le fils prodigue, il n’a pu empêcher sa chute. En cela, une certaine ascendance luciférienne lui est conférée. Mais l'ambiguïté de Roy nous pousse à aller plus loin. Il n’est ni plus ni moins que le fruit de la fatuité de l’Homme, le miroir de l'orgueil Prométhéen. Sa souffrance est donc réelle, légitime, même si ses actes meurtriers pour son objectif ne sont en aucun cas justifiables. L’angélisme de Roy nous est montré auparavant par son innocence, sa pureté enfantine, qui se manifeste succinctement dans certains passages, notamment lorsqu’il relate la mort de Léon à Pris où son comportement fait preuve d’incompréhension et sa gestuelle mime celle d’un enfant mécontent, où face au corps de Pris ensanglanté avec ce dernier qui l’embrasse et qui se pare de son sang pour commencer la chasse. Cette pureté innocente, mais aussi violente et primaire, nous renvoie alors au côté clair mais également sombre du répliquant, capable d’une chaleur enfantine comme d’une froideur sadique pour parvenir à ses fins, notamment en manipulant Sebastian pour rencontrer Tyrell. Sa dimension luciférienne se manifeste quant à elle par son essence scientifique. Véritable produit manufacturé, non-créé par l’union charnelle, il est le fruit d’un pacte démoniaque de l’Homme avec le démon, une engeance infâme, un paria, un homonculus qui pourtant incarne la perfection formelle et intellectuelle. En tant que bras vengeur créé par un humain qui se prend pour un Dieu, son chemin croise inévitablement celui de Deckard, le tueur de répliquants, pour l’affrontement final. La transcendance de Roy s’opère alors au cours de la chasse, où il passe de l’antagoniste au héros, de l’ange déchu à l’ange réhabilité. La métaphore christique lorsqu’il se transperce sa main droite défaillante par un clou rappelle sans équivoque la crucifixion. L’ange de la vengeance aux cheveux blancs et aux yeux bleus sauve alors Deckard d’une chute mortelle. Son affiliation avec le Divin est effectuée. Derrière cet acte de miséricorde se cache une parole religieuse adaptée à la situation : « Pardonne-leur Seigneur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Roy pardonne à Deckard avant de trépasser. Un dernier détail absolument sublime achève ce parcours angélique du répliquant, qui à défaut de ne pas pouvoir être humain (même s’il fait preuve de plus d’humanité que ces créateurs), devient supérieur à eux. Ce détail est bien évidemment la colombe que le personnage tient dans sa main gauche. Plus qu’une simple obsession ornithologique que n’aurait pas renié John Woo, la présence de cet oiseau symbolise la paix entre les deux êtres, mais également la paix intérieure de Roy, apaisé et prêt à s’envoler. L’envol de la colombe alors que ce dernier est mort assis clôt cette vision par la métaphore de la montée au ciel, soit la montée au firmament de l’âme du répliquant, qui prouve par là qu’il est bien un être sensible, un humain à part entière. Le plan sur la colombe dans les airs nous montre alors les nuages sombres qui s’écartent, laissant apercevoir une légère lueur. C’est la seule fois que nous verrons de la clarté dans le film. Cela pourrait bien représenter l’aube de deux existences. Celle de la nouvelle vie de Roy dans le cosmos, là où ses plus beaux souvenirs sont gardés ; celle de la nouvelle vie de Rick sur Terre aux côtés de Rachel, après avoir compris l’importance de son existence.
Être ou ne pas être : l'art de la dichotomie
Cette scène absolument sublime et assez courte convoque la principale source de discussion autour de Blade runner, à savoir la nature de Deckard. S’il est avéré de la bouche de Ridley Scott que ce dernier est bien un répliquant, il en est autrement de la part de son interprète, Harrison Ford, qui considère que son personnage n’en est pas un, permettant ainsi à ce dernier de créer le pont empathique avec le spectateur qui peut s’identifier. La version du film gardée ici est celle de la Final Cut de 2007, où l’origine de Deckard penche nettement en faveur du côté répliquant. Même s’il est nécessaire de garder ce suspense pour permettre au film de garder cette richesse thématique, force est de reconnaître que l’absolutisme humain ou l’absolutisme répliquant chez Deckard proposent chacun une facette intéressante. Roy est encore une fois lors de sa mort d’une importance cruciale pour venir enrichir le débat. Cela est d’autant plus fascinant qu’il n’était probablement pas prévu d’avoir deux versions différentes de la nature du protagoniste dans le long-métrage, ou tout du moins une opposition si persistante même des années après. La thèse de l’humanité chez Deckard impose Roy comme un être supérieur et effrayant, créé par la science et destiné à détruire ceux qui l’ont mis au monde. Mais sa supériorité s’incarne dans son essence christique. En sauvant Deckard supposé humain, en sauvant un seul homme, en allant à l’encontre de sa nature destructrice, Roy sauve l’Humanité. Au contraire, si nous retenons la thèse du répliquant chez Deckard, Roy s’impose comme une figure également supérieure, celle du guide, du médiateur, du mentor qui apprend au disciple son savoir empirique avant d’expirer. Il est le maître qui transmet son héritage. Il est Roy (Roi en Latin), le seigneur des répliquants ainsi que le philosophe qui rend compte à Rick de sa réelle nature sans que celui-ci ne le comprenne totalement (il faudra attendre l’origami en forme de licorne de Gaff pour voir sur le visage de Deckard qu’il sait). La chasse finale prend alors des allures d’épreuve de passation et de maturité, où l’élève (Rick) est éprouvé par le maître (Roy) afin de trouver sa lumière, sa propre vérité.
La scène de Tears in rain dans Blade runner reste une expérience cinématographique intense, tout comme le film en entier, que je vous invite à visionner ou visionner de nouveau. Le clin d’œil sobre et intime fait à cette fameuse scène dans le récent Blade runner 2049 réalisé par Denis Villeneuve ne manque pas de raviver les flammes de la passion dans mon cœur.
10 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON