Boris Vian et Chloé Delaume
Le dernier livre de Chloé Delaume - Les juins ont tous la même peau (éditions Snark) porte sur Boris Vian. Loin de la biographie classique, elle amène les lecteurs de Vian à découvrir ce qui a pu, en chacun, marquer. Le secret d’une langue.

Lundi 6 mars, 19h30, sortie du travail, traversée de ville, pluie, Nord de France battu par le climat qui ajourne le temps plus propice des jours qui défilent, un café comme sans doute tant d’autres dans cette ville. Je l’ignore, car plutôt autiste, je ne sors que très rarement. Mais là, à Arras, ce soir, Chloé Delaume vient lire certains de ses textes, à l’invitation de l’association Les Escales des Lettres. Envie de la revoir, car cela fait longtemps, en quelque sorte aller à la rencontre du passé. D’un double passé. Elle et lui. Delaume et Vian. De nouveau le rencontrer par l’entremise d’elle, aller la voir aussi à cause de lui.
Car de lui, je
garde, sans doute comme beaucoup, le souvenir indemne
de lectures de jeunesse comme on dit
communément. Et pourtant, jamais je ne l’ai
réduit à cette part congrue de mon existence, toujours
j’ai su que là, en moi, au-delà de la beauté de son
profil qui signe certaines des couvertures de ses
livres, il se tenait aussi généalogiquement comme l’une
des sources de mon plaisir enragé de lire,
d’approfondir la langue, de briser le carcan de
représentations trop ternes pour attiser l’existence.
Aller à la rencontre de ce mort, à travers la vie
qu’elle offre dans le livre qu’elle lui a consacré.
Par ce livre, il est évident que Chloé Delaume ne donne à pas
lire une biographie. Ni une analyse bibliographique.
Car de son prénom, mêlé à l’oeuvre du mort, elle
cherche davantage la ligne secrète de son propre secret
: "Je suis la maladie d’un mort à qui je voudrais
dire merci. Je ne dois plus rien à personne à part le
prénom que j’habite. J’aimerais tant le lui dire mais
c’est très difficile et surtout compliqué".
"Boris Vian est une langue, une forme, un secret
bien gardé". De Boris Vian, on ne saura rien, du
point de vue de l’attente académique, mais tout à la
fois on saura peut-être découvrir aussi en nous, pour
quelles raisons Chloé Delaume a pu se nommer ainsi, a
pu revêtir, pour la présence de son corps, ce prénom
qui a appartenu à la morte au nénuphar. Pour quelles
raisons la métaphore de la mort, de la maladie
viscérale qui l’a tuée, n’est pas seulement de l’ordre
d’une tristesse pour le lecteur, mais la possibilité
d’un déchirement définitif dans la chair de celui qui
lit, se plie à la fiction écrite par Boris Vian.
Car c’est de cela que nous parle Chloé Delaume, en quel
sens "la fiction survit à la réalité", non pas
qu’elle en soit un supplément : l’art
de Vian aura été, par ses métaphores si nombreuses,
d’intensifier l’existence du lecteur en lui faisant
comprendre que tout n’est que de l’ordre de cette
intensification par le prisme de l’imagination. Tel
qu’elle le rappelle, Vian disait à propos de
L’écume des jours, en préface
: "L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai
imaginée d’un bout à l’autre". La littérature ne
saurait être seulement une histoire, elle est aussi le
lieu d’un enjeu : le mensonge fait existence, le
mensonge en tant que vérité de l’existence.
C’est pour cela que Chloé Delaume est un personnage de
fiction, comme elle le répète.
C’est pour cela que Boris Vian a tenu ses
Chroniques du menteur, qui
assurément, si elles transforment la vérité, n’en
énoncent pas moins la complexité d’un réel sous la
forme légère d’une cruauté qui passe à la moulinette
les sujets abordés. Mais c’était trop pour
le sérieux pesant des Temps
modernes, malgré l’appui de Sartre. Comme le soulignait Noël Arnaud, dans les dernières lignes de sa préface à ces chroniques : "Après tout, le mensonge - celui qui, au-delà du jeu sur les mots, s’approprie les noms, fertilise les patronymes (suprême nominalisme) et les revêt de nouvelles apparences - est parfois une autre vérité qu’on appelle aussi, aux meilleurs jours, la poésie".
Chloé Delaume, Les juins ont tous la même peau, éditions Snark.
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