« Brazil » (Terry Gilliam) et vous (sans moi...)
Un point de vue ban(c)al sur un chef d'oeuvre du cinéma - le travail continue.
La majorité des cinéphiles connaissent Brazil, mais cela ne dispense pas les ignorants du droit d’être informés de l’objet du film. Il décrit les passions et les angoisses de Sam Lowry, un bureaucrate agissant au sein d’une société totalement informatisée, aux deux sens du terme, c’est-à-dire soumise à la technologie et contrainte à la communication. Mais, le but de mon discours ici étant de dénoncer les effets secondaires sur ma propre personne d’un film à grand spectacle, ces néophytes peuvent s'abstenir de lire la suite de cet article, qui se doit de révéler par la suite des détails essentiels de la fin de l'oeuvre afin de garantir l'incohérence de mon propos. Peut-être quelques-uns parmi vous se retrouveront dans la confusion à venir.
Il y a un peu plus de dix années, j'écrivais que malgré mon amour pour le film, je déplorais que Sam Lowry se fût laissé déborder par une passion aveugle ; je l'en blâmais pour ça. Aujourd'hui, j'ai changé d'avis sur cette fin. Ce matin, alors qu'un rêve un peu absurde mettant en scène dans le rôle principal une personne peu recommandable venait de s'achever par une déception prévisible, un angle nouveau s'est présenté. L'adolescent qui croyait que Sam Lowry était un héros avait bel et bien raison. On devrait toujours s'en tenir à ses premières impressions. Si quelqu'un vous rend triste ou vous semble louche au premier regard, c'est qu'il n'y a rien à en espérer. Pire, il y a peut-être du grabuge dans l'air. Mieux vaut une belle ouvrière terre-à-terre comme Jill Layton. Elle va vous amener jusqu'au plus beau des voyages, celui qui se passe à l'intérieur de vous. Dans une société honnête, le film avec Sam Lowry et Jill Layton se serait appelé Cendrillon ; dans la réalité, il s'appelle Brazil.
J'ai donc changé d'avis parce que j'avais oublié quelque chose : Sam Lowry est sincère. Il se jette à bras ouverts vers ce qui lui semble vrai et juste, a fortiori lorsqu'il fait une rencontre heureuse. La plus belle preuve de la sincérité de l'amour de Sam est qu'il ne s'efface pas de l'ordinateur. Il s'oublie totalement pour retrouver sa belle le plus vite possible. Ce qui laisse tout le temps à la société des menteurs autour de lui pour se resserrer, lui enlever toute intimité, toute dignité, et le faire prisonnier. Sam Lowry a la parade la plus simple et la plus douloureuse : c'est celle que les nazis appelaient "émigration intérieure" pour désigner les écrivains les moins coopératifs à leur régime tout pourri. Puisque la chair est contrainte, que l'esprit n'est pas écouté, le recroquivellement vers le soi devient la seule solution. Le cinéma de l'intérieur substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs. Pendant ce temps, les instruments de torture du bourreau continuent à travailler sur le corps du prisonnier.
Il n'y a pas de hasard. Si Brazil s'ouvre par l'image d'un écran de télévision où un ministre honorable profère des menaces avec un ton avenant, c'est pour réfléter le comportement dominant en société, là où la représentation et la substance se confondent. Ce type d'attitude prévaut un peu partout, conseils municipaux, entreprises, concours de pétanques... Tu tires ou tu pointes, mais tu me dégages cette boule près du petit. Il faut toujours marcher sur l'autre. Puisque l'usage de la force est interdit, on utilise donc le mensonge, le plus gros étant : "nous sommes tous dans le même bateau". L'argument de la bienveillance comme ultime tromperie, affiché sur un panneau publicitaire, propagande relayée par des cadres corrompus jusqu'à la moelle. Même quand on cherche à te détruire, on dira que c'est pour ton bien, et on restera assez loin pour que la bombe ne nous touche pas nous-mêmes. Les plombiers indépendants qui mettent la main dans le cambouis pour réparer la climatisation sont peu nombreux. Sam peut être reconnaissant à celui qui l'a trouvé en interceptant une communication. Grâce à lui, il sera allé jusqu'au bout de son combat.
Bref, finalement, à quoi bon le nier ? Je m'identifie encore et toujours plus au personnage de Sam, je trouve que c'est simplement un gars un peu idiot et il me touche. L'idiotie, c'est la jeunesse. Cette valeur de l'idiotie se réduit avec le nombre des années pour laisser tout l'espace à ce que dénonçait Brassens dans sa chanson si populaire (et insupportable à l'écoute, il chantait vraiment comme un pied). Le seul plaisir de grandir pour l'enfant intérieur étant d'observer l'hypocrisie des adultes en riant jaune, c'est un plaisir de spectateur, jusqu'au moment où la première confrontation directe vient signer le départ des tentatives d'assassinats spirituels. Difficile de tenir bon dans ce milieu hostile où le plus fort n'est pas celui qui imagine, mais celui qui invente.
C'est ce que j'ai fini par comprendre sans avoir revu le film, juste par l'intensité d'un rêve tout pourri où quelqu'un qui s'est acharné à me faire du mal m'a invité à sa fête d'anniversaire comme si de rien n'était. Il ne faut peut-être pas rêver plus, mais rêver mieux et éliminer ces mauvaises projections de mon inconscient, à défaut de pouvoir s'en débarrasser dans le monde réel. En attendant, le temps peut bien passer, l'hiver arriver. Là où je suis, il ne fera jamais froid. Il ne fera donc jamais chaud non plus.
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