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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Bruno Liljefors au Petit Palais ? Trop fort !

Bruno Liljefors au Petit Palais ? Trop fort !

« Ce que j’essaie de représenter dans mes peintures d’animaux, ce sont les individus eux-mêmes. Je peins des portraits d’animaux », disait le peintre suédois Bruno Liljefors (1860, Uppsala - 1939, Stockholm), artiste animalier encore assez méconnu en France. Mais nul doute que la grande rétrospective qui lui est actuellement consacrée - il s'agit de la première exposition d'envergure jamais offerte en France à l'artiste - au Petit Palais (Paris), « Bruno Liljefors. La Suède sauvage » devrait changer la donne tant elle est, à bien des égards, éblouissante.

Après deux expositions consacrées aux peintres suédois, Carl Larsson (2014) et Anders Zorn (2017), le Petit Palais, alors qu’un gros monstre caravagesque rugit quelques cimaises plus haut (un certain Ribera fou furieux !), rend hommage à Bruno Liljefors en annonçant le dernier acte de sa programmation autour de l’illustre trio suédois « ABC », dont le nom est tiré de l’association des premières lettres de chacun de leur prénom : A pour Anders Zorn (1860-1920) B pour Bruno Liljefors et C pour Carl Larsson (1853-1919), Cette expo solo Bruno Liljefors inédite (©photos in situ VD), qui s’étend de ses débuts jusqu’à la Première Guerre mondiale (après, malgré quelques fulgurances, son œuvre se dilue un peu trop, reprenant les mêmes formules, mais en plus fades, pour répondre aux demandes du marché, sa cote était alors puissamment établie, Liljefors s’imposant au fil du temps comme l’un des artistes les plus appréciés et les plus fortunés de Suède), présente un ensemble d’une centaine d’œuvres, peintures, dessins et photographies, issues tant de collections des plus grands musées suédois, comme le National museum de Stockholm, partenaire de l’exposition, et la Thiel Gallery du musée de Göteborg, que de nombreuses collections privées.

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Anders Zorn, « L’Artiste Bruno Liljefors », 1906, huile sur toile, 125 x 96 cm, Stockholm, Nationalmuseum

Zoom sur la Suède sauvage, via Bruno Liljefors, peintre acrobate 

Ici, pour notre plus grand plaisir, nous sommes comme immergés dans une nature sauvage, en compagnie d’un génie solitaire, formé en France puis établi en Suède (il fut toujours très attaché à ses terres d’origine, proches du pôle Nord, avec des saisons qui changent beaucoup), nourri de sa relation profonde avec la nature, faune et flore mêlées.

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Bruno Liljefors, « Canards sauvages dans les roseaux », 1901, huile sur toile, 131 x 137 cm, Stockholm, Thielska Galleriet

Qui est Bruno Liljefors ? C’est tout bonnement un amoureux de la nature, il passe son temps à peindre les paysages et les animaux (faucons, renards, chiens, lièvres, grands tétras, moineaux domestiques, cygnes, tout y passe !) ; le pelage des renards a l’air doux, épais, les plumes des oiseaux brillent, les couleurs scintillent. L’hiver y est rude, avec la neige recouvrant tout, mais au printemps, les arbres retrouvent leurs feuilles, et en été, le soleil brille tard dans le ciel ! Se penchant sur la condition animale (les animaux sont saisis dans leur vie quotidienne : parade, chasse, alimentations des petits…), avec tendresse mais aussi avec lucidité (les animaux prédateurs peuvent vite transformer un cadre bucolique charmant en bain de sang !), Liljefors interroge, en parallèle, la condition humaine, oscillant également entre douceur et crudité, sans oublier que « L’homme est un loup pour l’homme » ; « La vie est imprégnée de conflits, note l’artiste dans ses carnets, c’est la base de la beauté. »

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Bruno Liljefors, détail de « Renard et chiens », 1886, huile sur toile, 148 x 119 cm, Stockholm, Nationalmuseum

Chapeauté par les deux commissaires scientifiques du projet, Sandra Buratti-Hasan, conservatrice du patrimoine au musée des Beaux-arts de Bordeaux, et Carl-Johan Olsson, conservateur des peintures XIXe au Nationalmuseum de Stockholm, le parcours chrono-thématique, divisé en six sections (des Premiers voyages : la leçon du plein air au Succès des dioramas : exposer la nature en passant par « Les décors naturels » : la tentation japonisante, Le peintre grimpeur : dispositifs d’observation et processus créatif, Lectures darwiniennes : art du camouflage et spectacle de la chasse et « Au bord de la vaste mer »), brosse les grandes étapes de sa destinée.

Liljefors a grandi à Uppsala, une ville au nord de Stockholm, entourée de vastes étendues sauvages. Très tôt, il se passionne pour le dessin, se révélant particulièrement doué pour les caricatures et l’illustration. Parallèlement, malgré une santé fragile, il devient un excellent gymnaste, se produisant même dans un cirque. Après avoir intégré l’Académie royale de Suède à Stockholm en 1879, il part étudier la peinture animalière à Düsseldorf, voyage dans les Alpes bavaroises, puis en France, où il séjourne à Grez-sur-Loing, au sud-est de Paris, il y bénéficie alors des leçons des artistes du « plein air » français, mêlant peintres de l’école de Barbizon, impressionnistes et naturalistes, au premier rang desquels trône Jules Bastien-Lepage (1848-1884). Mais, contrairement à ses collègues dits des « Opposants » (groupe se tenant à distance du conservatisme dispensé par l’Académie), qui ne sont autres que Zorn et Larsson, qui séjournèrent longtemps en France, Liljefors a le mal du pays, regagnant rapidement la Suède pour se consacrer obstinément à son art revivifié à la représentation de la nature locale. Bien lui en a pris, car c’est là qu’il excelle, allant même jusqu’à installer ses ateliers au plus près des espaces sauvages, à se camoufler et fabriquer des affûts pour observer les animaux sans être vu puis à grimper aux arbres, à des hauteurs vertigineuses, afin d’être au plus près de ses sujets, histoire de coucher sur une toile un nid de palombes ! 

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Bruno Liljefors (1860-1939), « Chardonnerets », 1888, huile sur panneau, 27 x 36 cm, collection particulière

L’une des choses, in situ, les plus étonnantes est de voir sa dextérité de peintre à l’œuvre, comme si, en lui, un peintre naturaliste à la Courbet avait constamment cohabité avec un peintre impressionniste virtuose en touches lâchées, à la Monet, pour peindre amoureusement des animaux saisis sur le vif, flamboyants ou cachés (camouflés), impression Soleil levant ou couchant.

Alors qu’à la toute fin, ses grands tableaux panoramiques d’oiseaux migrateurs, au format quasi cinématographique, s’ouvrent aux dioramas (vous savez, ces peintures panoramiques sur toiles présentées dans une salle obscure afin de donner l'illusion, grâce à des jeux de lumière, de la réalité et du mouvement) auxquels il participera d’ailleurs, l’été 1893, en tant que décorateur et peintre animalier, pour le nouveau musée de Biologie de Stockholm (Biologiska museet), on s’étonne de voir à quel point ce peintre « vert », écolo avant l’heure, nourrit moult correspondances tant avec certains de ses contemporains ou devanciers (on a évoqué Courbet (1819-1877) et Monet (1840-1926) mais on pense beaucoup aussi à Théodore Rousseau (1812-1867) célébré il y a encore peu toujours au Petit Palais (expo de taille modeste, qui a tout de même attiré au printemps dernier près de 100 000 visiteurs), aux peintres fauves aux tons tranchés et surtout à Rosa Bonheur, 1822-1899), qu'avec également des peintres à venir, tels le paysagiste abstrait Nicolas de Staël (1914-1955) et le peintre philosophe des animaux en cage au zoo ou gambadant librement en pleine savane africaine Gilles Aillaud (1928-2005).

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Vue d’ensemble de l’expo monographique Bruno Liljefors au Petit Palais, Paris, du 1er octobre 2024 au 16 février 2025

À la fin du XIXe siècle, en participant au renouvellement du genre de la peinture animalière et en contribuant à forger l'imaginaire de la nature suédois toujours vif de nos jours, ce peintre « prince des animaliers », c’est ainsi qu’on le qualifiait en son temps, qu’est Liljefors s'est donné pour but, en tant que peintre réaliste s'ouvrant quelque peu au symbolisme (sa peinture s’inscrit aussi, avec sa volonté de célébrer l’âme de la Suède, dans le mouvement du romantisme national suédois), de révéler la beauté de la nature suédoise, cherchant à représenter, avec brio et poésie, l'énergie vitale qui anime ce monde sauvage, riche d'une multiplicité de nuances. Délaissant le pittoresque, Bruno Liljefors s'attache à représenter, dans un fourmillement de détails plus vrais que nature et dans une explosion de formes, de signes et de couleurs, les animaux captés, comme si l'on suivait un documentaire animalier, dans leur existence de tous les jours.

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Bruno Liljefors, « Le Chat Jeppe dormant au soleil du printemps », 1886, huile sur toile, 56,5 x 41 cm, collection particulière

Bientôt, son œuvre nous apparaît comme une plongée vertigineuse, fascinée et fascinante, en forme de bestiaire, dans le sauvage de la nature, où une réalité parfois brutale peut soudainement apparaître : avec lui, la Suède sauvage, loin d'être mièvre [malgré la présence dans nombre de ses productions de Monsieur (jeune) Chat, son animal fétiche («  Le chat est probablement l’animal auquel je vous la plus grande sympathie. Il représente le mieux cet équilibre du corps et de l’esprit qui caractérise si bien l’animal sauvage…  »), souvent incarné notamment par Jeppe, son compagnon « félin » de prédilection, qui n’aime rien tant, le nez dans l’herbe, que d’observer plein d’animaux, dont ses préférés les oiseaux, tels pinson, pie-grièche, pouillot fitis et autres raie des genêts, le tout constituant un véritable festival de couleurs, de plumes et de becs tous différents… parfait pour un chasseur comme lui !], est à la fois signe d’une grande finesse et affirmation d’une beauté brute.

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Bruno Liljefors, « Soirée, canards sauvages », dit aussi « Peau de panthère », 1901, huile sur toile, 92 x 193 cm, Stockolm, Thielska Galleriet

Dans ce biotope peint foisonnant, où le genre humain est rarement présent, le grand-duc trône au cœur de la forêt profonde, les vols d’oies sauvages tapissent le ciel crépusculaire mais voguent aussi sur l’immensité des eaux qui bordent l’archipel de Stockholm. Une famille de renards est tapie dans les bois, des lièvres sont immobiles, comme figés pour l’éternité dans un grand manteau de neige ou, a contrario, filent dans l’immense poussière blanche sans demander leur reste afin de fuir un ennemi carnassier affamé à leurs trousses. Il y a aussi des cygnes révélés par la douceur d’un clair de lune, des balbuzards pêcheurs aux sommets de pins maritimes, des eiders évoluant sur des courants bleutés par le grand froid puis des tétras paradant dans la forêt, sans oublier des plumages de volatiles, rayonnants ou battant de l’aile, qui deviennent, soudain, des motifs d’orfèvreries. Puis des remous liquides, zébrés par des canards sauvages, se transforment, sous nos yeux, en peau de panthère (sublimissime huile sur toile de 1901, Soirée, canards sauvages, 92 x 193 cm), alors que des lacs silencieux, de leur côté, annoncent l’aube bleue… C’est magique ! À travers la nature sauvage, c’est l’âme de la Suède que Bruno Liljefors, en observateur d’une finesse exquise, révèle fidèlement dans son œuvre, tout en s’autorisant un certain lyrisme (surtout dans les dernières salles du circuit, notamment avec, devant nous, la magnifique Brise du matin, montrant des eiders s’envolant, 1901, Thielska Galleriet, à l’horizon jaune phosphorescent qui aimante notre regard, « Je me propose de peindre l’un de ces vols – pour ce qui est de la faune aviaire, c’est la plus belle chose que j’aie jamais vue  », dixit Liljefors).

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Bruno Liljefors, « Brise du matin », 1901, huile sur toile, 128 x 276 cm, Stockholm, Thielska Galleriet

L’éblouissement du règne animal

Petit Palais pour gorge profonde, aimant le rouge bien saignant : un charme fou, que cette expo Liljefors au Petit Palais, alternant, au sein d’une promenade immersive « dans la nature », des cimaises aux nuances de verts et de bleus. Et, franchement, je ne vous dis pas combien c'est bien peint - je vous parle des peintures, hein, pas des murs ! Cuicuis d'oiseaux en tous genres, comme si l'on était plongés dans la volière haute en couleur d'un jardin d'acclimatation (une bande-son dans le circuit proposé, façon Le Grand Orchestre des Animaux à la Fondation Cartier en 2016, ou célébrer la symphonie de la nature, aide malicieusement, via une immersion sonore dans le littoral suédois de 15 mn conçue par Alexia Charoud, à coups de mélodies variées engendrées par des eiders à duvet, des grèbes huppés, des pygargues à queue blanche ou encore des plongeons arctiques, à s’engouffrer dans le grand bain), et « boustifaille », de chats, de renards, de chiens dévoreurs de chair fraîche, pris sur le vif, espèces de petits saligauds !, de carnassiers carnivores véloces, les chassant (ces volatiles, entre autres), sauvagement, pour en faire un festin de pique-nique sans chichis. C'est beau et violent à la fois, ou du sang sur la neige, façon Partie de chasse sans fin, selon le principe darwinien de la chaîne alimentaire (les gros mangent les petits), au royaume des animaux, l'homme y étant très peu présent, ou alors en tant que simple observateur (l'artiste peintre, avec pour seules armes, son œil photographique aux aguets, sa dextérité et la magie colorée de sa palette... d'homme des bois).

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Bruno Liljefors, « Portrait de Carl Larsson », 1884, huile sur toile, Sundborn, Carl Larsson-gården (Maison de Carl Larsson)

« La Suède sauvage » a trouvé son poète du pinceau virevoltant, de la carte de vœux (il y a un certain maniérisme fastoche, parfois, à l'œuvre, avec des effets plastiques garantis, mais bon, « Le but de l'art, c'est [aussi] la délectation » (Poussin), ainsi que la joie à peindre) à la crudité du réel (Dame Nature, sous ses airs «  lac placide », est aussi un océan de violences), en passant par « le Rosa Bonheur des allumettes suédoises  » (pas trouvé mieux pour l'instant, à titre comparatif), qui ferait coucou, en fin de trajectoire, aux mouettes allusives du grand Nicolas de Staël, le figuratif chiadé des débuts s'ouvrant aux quatre vents de l'abstraction libertaire du métier de peintre aguerri final, qui n'a plus rien à prouver - on aimerait d’ailleurs voir la suite de cette trajectoire, mais l’expo s’arrête là, et c’est donc, avouons-le, un brin frustrant.

Amis peintres, et autres (photographes, simples amateurs, poètes, troubadours, amoureux des bêtes, etc.), courez-y autant que faire se peut. C'est Magic Bruno, c’est le héraut du héron (et de la forêt) ! Il s'appelle Lilje... fort, Bruno de son prénom, donc, sortant ses griffes ou, au contraire, son velouté de patte de chat solitaire à coussinets, pour nous faire rugir de plaisir (immersion réussie, sans avoir aucunement besoin de recourir aux gros effets « à la Jean-Michel-Jarre » de l'Atelier des Lumières (Paris 11), parce qu'on a peur que l'art des musées soit chiant), dans l'expo-rétrospective qui lui est en ce moment consacrée, et ce jusqu'à la mi-février 2025, au Petit Palais de Paname, The Place to Be décidément (encore une !), car il y a aussi, dans les parages, mais ça c’est une autre histoire (une histoire d’œil sur, entre autres, la vie sacrificielle de Jésus, la femme à barbe, le pied-bot et les philosophes mendiants), un certain José de Ribera (1591-1652), peintre et graveur, et, diantre, c'est absolument renversant de maîtrise technique et de présence extatique stupéfiante  !

Il suffira d’une Signe…

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Bruno Liljefors, « Anna. L’épouse de l’artiste », 1885, huile sur toile, 95,5 x 79.5 cm, collection particulière

Trois tableaux de Bruno Liljefors, au fil du circuit proposé, ont particulièrement retenu mon attention. Dans les premières salles, il y a tout d’abord ce magnifique portrait d’Anna, au charme suranné, façon La Petite Maison dans la prairie mais qui irait à la rencontre du cinéma puissamment poétique, s’ouvrant régulièrement au sublime de la nature, de Terrence Malick ou d’Andrei Tarkovski. Magnifique peinture, issue d’une collection particulière (Anna. L’épouse de l’artiste, 1885, huile sur toile), se lovant dans des harmonies de verts et de roses absolument ravissantes, mouchetées, eu surface, de petites fleurs blanches printanières, c’est un tableau d’autant plus étonnant que Liljefors aborde très rarement l’art du portrait (humain).

Qui était cette Anna, vêtue d’une robe rose, assise parmi la végétation, le visage de femme-enfant tourné vers l’extérieur du cadre ? Il s’agit en fait de la première femme de l’artiste (Anna Olofsson, 1864-1947, épousée en 1887), de qui Bruno aura cinq enfants, son second mariage, avec l’une de ses sœurs plus jeunes (Signe Olofsson, 1871-1944, passant pour être une force de la nature, doublée d’un caractère affirmé), lui en offrira... huit autres ! Son regard est intense mais comme impénétrable, ce qui confère une touche énigmatique à l’ensemble : devant, en ayant eu vent de son histoire douloureuse (être brutalement quittée au profit d’une sœur plus jeune), on se dit qu’elle semble habitée par une mélancolie prophétique annonçant des lendemains qui déchantent ; dans le catalogue, en page 105 (in texte Signe et Bruno Liljefors), Linda Hinners note, au sujet de Signe : « En 1892, elle s’installa à Leipzig pour intégrer le Conservatoire royal de musique, où elle travailla sa voix profonde de mezzo-soprano. C’est à cette époque que sont nés ses sentiments pour Bruno, son ami d’enfance de onze ans son aîné et mariée depuis 1887 à sa sœur ainée Anna. Au printemps 1895, Bruno divorce d’Anna et se remarie avec Signe à Copenhague l’été suivant, ce qui crée un scandale. Signe ne revoit sa famille qu’en 1904.  » En outre, ce tableau remarquablement construit, avec sa diagonale affirmée, est librement inspiré des Foins (1877) de Jules Bastien-Lepage, qui se trouve au musée d’Orsay : peinture naturaliste, décrivant une scène campagnarde (portrait du monde paysan au repos), très appréciée par Liljefors et les artistes de sa génération - Van Gogh, quand il a peint sa Sieste, en janvier 1890, le connaissait peut-être, également.

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Bruno Liljefors, « Lièvre variable », 1905, huile sur toile, 86 x 115 cm, Stockholm, Thielska Galleriet

Un peu plus loin, un tableau, cette fois-ci animalier, est saisissant, blanc de blanc, très elliptique, avec juste un lièvre, venant vers nous, au pas suspendu : Lièvre variable (Mountain Hare), 1905, huile sur toile, Stockholm, Thielska Galleriet. Hmmm, pour ma part, comme dirait Gary Oldman/Stansfield, sous speed Beethoven, dans Léon (1994, by Luc Besson), « J'ai toujours adoré ces petits moments de calme (un lapin blanc tout mignon blotti dans la blanche neige) avant la tempête (le saignant de la vie sauvage), ça me rappelle Beethoven ! »

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Bruno Liljefors, « Lièvre pourchassé », 1914, huile sur toile, 114 x 201 cm, Göteborg Konstmuseum

Dans le cartel du tableau d’à côté, un peu similaire (on y voit un autre lièvre faisant le dos rond dans la nature comme pour se protéger du froid mais surtout pour passer inaperçu (Lièvre pourchassé, 1914, huile sur toile, Göteborg, Kuntmuseum)), on apprend que, fasciné par le tropisme du mimétisme protecteur s’inscrivant dans une perspective darwinienne, Liljefors s’est intéressé au lièvre qui change de couleur en hiver, passant du gris-brun au blanc, pour mieux se camoufler, la fourrure étant adaptée pour ne pas être visible dans un environnement assez hostile où tout, à l’exception de quelques éléments de végétation brunâtres, est recouvert par la poudreuse immaculée.

Bizarrement, devant ce tableau, j'ai pensé aussitôt à la bande dessinée Partie de chasse (1983) d'Enki Bilal avec du sang sur la neige (des planches BD de haute volée, qui valent désormais, si elles passant sur le marché, de l'or ! Scénario feu Pierre Christin, 1938-2024. Et, pour rappel, ce qui n'est pas si fréquent, l’artiste franco-serbe Bilal peint directement sur ses originaux : ses planches, très plastiques, sont peintures). Là, le lièvre (le peintre, par la même occasion ?) est tout calme. Avant, dans le parcours, il y a des tableaux de chasse, entre animaux chasseurs, avec du sang qui gicle à foison ! Ici, c'est un tableau de Noël ou de carte de vœux, bien paisible, avec un lapin tout blanc dans une plage de solitude de blanc. Bref, un p'tit moment de calme impressionniste avant la tempête beethovénienne ! Ce tableau, au temps « gelé », nous invite à une suite de l'histoire (arrêtée, via cette image fixe, ou temps suspendu) d'autant plus, qu'avant lui, il y a plein de compositions « mignonnes », au bord, pour certaines, de la coquetterie (cf. les larges cadres dorés, le goût de l'Extrême-Orient décoratif tout en à-plats, l’artiste se nourrissant d’ailleurs amplement du procédé de l’harimaze des estampes japonaises, consistant à créer des images indépendantes qui, pourtant, du fait de leur proximité même, engendrent autant de scénettes invitant le spectateur à se faire une histoire dans son espace propre mental). C'est une (grande) toile sensitive et poétique, ainsi qu’immersive, franchement admirable. Entre Monet et Rosa Bonheur, je dirais.

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Bruno Liljefors, « Cinq études d’animaux », 1881, huile sur toile, sur panneau, Stockholm, S. M. le Roi de Suède

Et, perso, j'admire bien souvent en peinture « les fabricateurs »- peindre blanc sur blanc, pas évident - de neige, le carré blanc sur fond blanc de Malevitch n’étant jamais très loin, ici Bruno Liljefors va à l’essentiel, laissant le blanc de la réserve s’exprimer (less is more), et c’est admirable : cette toile naturaliste « minimale », prenant très certainement sa source dans l’inspiration japonaise (à l’instar des dessins à l’encre nippons, l’image se limite à représenter le minimum), retrouve d’ailleurs les propos du tout jeune Bruno, alors âgé d’une vingtaine d’années lorsqu’il se plongeait avec avidité dans l’ouvrage révolutionnaire de Charles Darwin L’Origine des espèces (1859), parce qu’il avait déjà deviné que décrire en peinture la beauté de sa Suède natale devenue un atelier à ciel ouvert, serait sa grande affaire : « Un tableau doit impressionner par son idée et la manière vivante dont il est exécuté, mais pas de manière pédante, car la nature n’est pas pédante. »

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Bruno Liljefors, « Les Courlis », 1913, huile sur toile, 119,5 x 220 cm, Paris, musée d’Orsay

En dévoilant ce Lièvre variable, brun l’été et blanc l’hiver, Bruno Liljefors se montre en observateur attentif et patient de la nature sauvage scandinave, nous faisant grandement partager sa fascination pour les capacités d’adaptation de l’animal à son environnement. Cet art singulier du camouflage trouve, en quelque sorte, son apothéose quelques mètres plus loin, dans son très subtil tableau cinématographique étendu Les Courlis (1913, musée d’Orsay, le seul de sa main visible dans l’Hexagone !), tableau figuratif presque monochrome glissant délicieusement vers l’abstraction aventureuse, on y voit, au bord de l’eau, dans un univers bigarré ocre et marronnasse rappelant le camouflage militaire des soldats (humains), des échassiers, à peine visibles au départ (d’où l’intérêt de ce tableau-piège ! On ne repère pas les animaux de suite), dont le plumage moucheté se confond avec les herbes aquatiques des marécages qu’ils affectionnent. Cocorico ! Cette œuvre avait tant séduit le président de la République de l’époque, Raymond Poincaré (1860-1934), que l’État en fit l’acquisition, du coup c’est l’unique tableau acquis par l’État français : entré dans les collections du musée du Luxembourg, il se trouve aujourd’hui sur les inventaires du musée d’Orsay. Ça tombe bien, c’est un tableau important. Comme quoi, il arrive que les politiques aient du goût !

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Palette de l’artiste, bois, peinture à l’huile, Stockholm, Nationalmuseum. Don du Bruno Liljefor’s estate en 1941

Ainsi, on ne se lasse pas ici d’admirer le meilleur de la production de Bruno Liljefors, courant de sa soif de connaissances des débuts jusqu’à la Grande Guerre : après, pour faire de l’argent (il avait un important train de vie et beaucoup de bouches à nourrir), le peintre, très productif, reprendra inlassablement les mêmes sujets mais avec une inventivité moindre ; concernant sa « meilleure période », on pourra juste, malgré tout, regretter l’absence de son chef-d’œuvre Canards, encore en mains privées, peint en France à Grez-sur-Loing (77) en 1887, on y voit, au sein d’un cadre légèrement plongeant, une mare animée de palmipèdes batifolant et de nénuphars blancs d’un réalisme des plus saisissants, où se révèle tout son génie pictural.

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Bruno Liljefors, « Pyrargues à queue blanche », 1897, huile sur toile, 140 x 182 cm, Stockholm, Nationalmuseum

De fil en aiguille, les grives musiciennes attendrissantes des années 1890 ont laissé place aux aigles marins imposants, au-dessus des vagues battues par la tempête, de la dernière séquence et aux dioramas « cinématiques » du musée de Biologie de Stockholm inauguré en 1893, créé à l’initiative du naturaliste et conservateur de musée Gustaf Kolthoff (1845-1913), admirateur de longue date du peintre ayant fait appel à lui, via la disposition de spécimens naturalisés reprenant les mises en scène de ses tableaux de chevalet et la réalisation pour peindre les grandes toiles de fond du vaste diorama qui occupe la quasi-totalité du bâtiment (qui rouvrira ses portes en 2025), en raison de ses grandes compétences en matière de comportement animal et de son talent artistique indéniable : « Bruno Liljefors a délaissé les villes et vit, comme le doit tout peintre de la nature sauvage, parmi les oiseaux, les animaux et les fleurs, loin de la rumeur des hommes.  »

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Tableau de Bruno Liljefors (1860-1939), fin du parcours de l’expo du Petit Palais, comme un air de famille avec les mouettes suggestives du prince foudroyé Nicolas de Staël (1914-1955)

En compagnie de Liljefors, il ne faut plus voir la nature comme lointaine et menaçante mais comme un ensemble où l’homme, fuyant la toute-puissance de l’ego cartésien, doit se considérer, non plus comme le nombril du monde, mais comme un élément parmi d’autres, qui finira, tout compte fait, poussières, parce que soumis lui aussi aux lois inamovibles du cycle de la nature – ainsi, pour cet artiste, la mort n’existait pas véritablement, il s’agit plutôt d’un cycle continu unissant les uns et les autres dans un grand tout panthéiste. Assurément, pour nos yeux de contemporains, fort sensibles aux dangers redoutables du réchauffement climatique et à la sauvegarde de la biodiversité devenu un enjeu majeur, du fait même de la disparition ô combien regrettable de maintes espèces animales (ours polaire, éléphant, tigre, baleine, panthère des neiges, tortues marines...), ce Bruno Liljefors, tel un lanceur d’alerte visionnaire, est un peintre écologique à voir et à méditer.

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Les dioramas (peintures panoramiques immersives) conçus, au cours des années 1890, par Bruno Liljefors, assisté par Gustaf Fjæstad (1868-1948), pour le musée de Biologie de Stockholm, inauguré en 1893
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Bruno Liljefors, détail de « Martre et femelle tétras lyre », 1888, huile sur toile, Göterborg, Konstmuseum

Aussi, je laisse volontiers le mot de la fin à la co-commissaire de l’événement, Sandra Buratti-Hasan, déclarant ceci dans le Beaux-Arts hors-série Bruno Liljefors, La Suède sauvage (p. 7, propos recueillis par Daphné Bétard) : « Liljefors est un révélateur de la vie sauvage, au-delà de la vie qui se déroule autour de nous, à la campagne, mais aussi en ville, dans les jardins publics. J’y ai vu des grives musiciennes pour la première fois parce que je travaillais sur cette exposition et que je réussissais à voir à voir ce que je ne distinguais pas auparavant. Nous désirons laisser la possibilité au public de s’imprégner de cette peinture de la façon la plus contemporaine qu’il soit. Ces œuvres bénéficieront d’un certain espace et nous allons permettre aux visiteurs de s’asseoir face à elles et d’être happés par elles. La vision naturaliste de Liljefors se ressent à travers toute la scénographie. Il y a aussi des animaux naturalisés et un diorama à la fin du parcours. C’est notre regard contemporain qui va sans doute renouveler la perception de l’art de Liljefors. » 

Expo-événement « Bruno Liljefors. La Suède sauvage » – la nature suédoise peinte par l’artiste, jusqu’au 16 février 2025, ©photos in situ VD. Musée du Petit Palais (directrice Annick Lemoine), Av. Winston Churchill (Paris 8). Tél. : 01 53 43 40 00. Métro Champs-Élysées – Clémenceau. Tlj (sauf lun, fériés) 10h-18h, ven et sam jsq 20h (expos temp.). Ent. 12€, TR 10€. Catalogue Bruno Liljefors. La Suède sauvage, sous la direction de Sandra Buratti-Hasan et Carl-Johan Olson, 160 pages, 120 illustrations, prix public : 35€.


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