C’est un Juif, monsieur le Commissaire
L’ancien secrétaire et biographe de Jean Moulin, Daniel Cordier, auteur de Alias Caracalla, s’est confié mercredi matin au micro de France-Inter. Il a, entre autres souvenirs de son action et de la mémoire de Jean Moulin, évoqué la Résistance, mais également les nombreuses dénonciations qui ont marqué la période sombre de l’Occupation. Dénonciations de résistants, mais surtout dénonciations de Juifs. Ceci n’est pas un article, mais une nouvelle consacrée à cette page peu glorieuse de notre Histoire...<
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Ce matin, j’ai eu du mal à émerger. Je me sentais fatigué. Beaucoup plus fatigué que d’habitude. Il est vrai qu’hier n’a pas été une journée comme les autres : j’ai soufflé neuf bougies sur un énorme gâteau. Neuf grosses bougies de cire, toutes marquées d’un 10, et cinq autres plus petites : quatre-vingt-quinze balais ! J’avais beau fanfaronner, ça m’a fichu un coup. Peut-être à cause de tout ce monde rassemblé autour de moi, comme pour une dernière représentation de l’artiste avant ses adieux définitifs à la scène. La plupart des membres de la famille sont venus fêter l’événement à La Tuilerie, la grande maison près de Rambouillet où m’ont recueilli mon fils Pierre, l’avocat pénaliste, et ma bru Catherine lorsqu’il est devenu trop difficile pour moi de vivre seul dans mon appartement du Faubourg Saint-Antoine. Même les Auvergnats sont montés en nombre malgré les moissons. Ça m’a fait chaud au cœur de voir tout ce monde réuni autour d’un vieux bonhomme comme moi. D’autant plus que je n’avais pas revu certaines têtes depuis des années. Je ne connaissais même pas mes derniers arrière-petits-enfants, l’espiègle Julie par exemple, mignonne à croquer avec ses boucles blondes et le rire cristallin de ses quatre ans, ou le petit Michel, trois ans seulement et déjà l’air d’un Gavroche entêté. Les gosses exceptés, tout le monde a copieusement arrosé l’anniversaire du patriarche. En tant que héros du jour, j’ai naturellement eu droit à une coupe de champagne. Elle m’a été servie par Claire, toute pimpante dans sa robe d’été quelque peu provocante. Je n’ai rien dit à ma petite-fille, mais j’ai bu le vin sans plaisir. Au fil des ans, on perd le goût des choses.
Assis sur un banc de pierre, je me dore au soleil, tel un vieux lézard. Peu à peu, la fatigue s’estompe au profit d’une agréable torpeur. Sous mes paupières closes dansent en un tableau sans cesse recomposé les nuances les plus chaudes du rouge et de l’orange. Je m’évade, hypnotisé par les couleurs. Soudain, des éclats de voix venus du grand salon me ramènent à la réalité : une fois de plus, Catherine se dispute avec sa sœur cadette Nathalie, restée quelques jours à La Tuilerie sur l’invitation de Pierre. Ces deux-là, décidément, ne pourront jamais passer une journée sans se chamailler. Tandis que les frangines se querellent, probablement pour une peccadille, mon regard vagabonde sur les massifs de dahlias, impeccablement entretenus par André, le factotum de La Tuilerie. Cachés parmi les fleurs, quelques restes de la fête, emportés par la brise nocturne, ont échappé ce matin à l’inspection de Catherine : ici, un fragment de serviette en papier ; là, un lambeau d’emballage de chips ; un peu plus loin, un… un… Tiens, on dirait une photo. Intrigué, je me lève avec difficulté du banc de pierre. Il s’agit bien d’une photo. Une de ces photos sépia aux bords dentelés, comme on en conserve dans les albums pour garder l’image des aïeux. Sans doute a-t-elle été chipée puis égarée par l’un des enfants au cours de la fête. À l’aide de ma canne, je la ramène par étapes successives au bord du massif avant de m’en saisir, au prix de douloureux élancements dans les reins. Prudemment, je retourne m’asseoir sur le banc.
Par chance, il n’y a pas eu de rosée durant la nuit. La photo n’en est pas moins abîmée, victime du temps qui passe. Veinée de crevasses, racornie dans les angles, couverte de tavelures brun foncé, on y distingue avec difficulté un homme, une femme et un garçon d’une vingtaine d’années. Tous trois posent avec un air emprunté devant la porte d’un débit de boissons reconnaissable aux inscriptions peintes en lettres blanches sur la vitrine : café, vins, liqueurs d’un côté ; spécialités de vins auvergnats de l’autre. Aucune indication ne figure au dos de la photo. Ce serait d’ailleurs inutile : je sais qui sont ces gens. Quant à la date, elle reste gravée dans ma mémoire : octobre 1942. Peu à peu, les souvenirs remontent à la surface. Une bouffée d’émotion m’envahit...
La jeune femme était vêtue d’un élégant manteau noir bordé de fourrure au col et aux poignets ; ses mains étaient gantées, et sa tête coiffée d’un chapeau gris ceint d’un galon noir. Elle est entrée dans le café un jour de novembre 1947 en fin d’après-midi, à l’heure où les ateliers se vident. Il faisait un temps de chien marqué par de fréquentes averses et des bourrasques de vent à décorner un bœuf. Des ouvriers du voisinage, la musette en bandoulière et le béret vissé sur la tête, buvaient un vin chaud au comptoir en attendant une accalmie pour filer vers le métro. Un groupe d’habitués, tous ébénistes et ferronniers retraités du Faubourg Saint-Antoine, tapait le carton près du vieux poêle en fonte en claquant les atouts sur le tapis de jeu d’un geste ostentatoire mille fois répété. Dans l’arrière salle, une poignée d’étudiants, garçons et filles, comparaient bruyamment les chances respectives de Blum et de Schuman au lendemain de la démission du cabinet Ramadier. Après avoir secoué puis replié son parapluie sur le pas de la porte, l’inconnue a fait quelques pas sur le carrelage avant de s’arrêter, indécise et décontenancée, devant le tablier ensanglanté de Morizot, le tripier, venu descendre une petite côte avec son voisin, le cordonnier Zakarian. Assise sur une banquette, Margot la prostituée sirotait comme chaque jour son Picon bière avant d’aller prendre son service rue de la Roquette. Elle regardait avec une curiosité teintée d’amusement cette bourgeoise égarée dans un monde qui n’était pas le sien. J’étais seul derrière le comptoir, mollement occupé à essuyer des verres, un œil ici, une oreille là, prêt à répondre à la moindre sollicitation, qu’il s’agisse d’une commande ou d’une simple envie de bavardage. Valérie, mon épouse, était à l’étage, dans l’appartement ; elle préparait notre dîner.
─ Qu’est-ce que je vous sers, Madame ?
La jeune femme a sursauté, comme prise en faute.
─ Euh, rien… Enfin, si… Un… un café, s’il vous plaît… Je m’assois là.
Elle a pris place sur la banquette, à bonne distance de Margot, sans ôter ni son manteau, ni son chapeau, ni même ses gants. Tout en préparant son café, je l’épiais discrètement dans la glace murale, intrigué tout à la fois par sa présence et par son attitude. La femme pouvait avoir dans les vingt-cinq ans. Elle était très séduisante. Que diable pouvait-elle faire là ? Manifestement ce n’était pas une habituée des débits de boisson, ou alors de ces grandes brasseries chics de Montparnasse ou de l’Opéra. D’ailleurs son regard explorait les lieux avec une sorte d’avidité, s’attardant ici sur le comptoir en zinc, là sur la pompe à bière, ou bien encore sur la pendule murale, comme pour s’imprégner du moindre détail de tous ces objets.
Lorsque je lui ai servi son café – dans une tasse au lieu du simple verre destiné aux clients habituels –, j’ai vu que ses mains tremblaient, malgré ses efforts pour le masquer. Elle m’a adressé un regard chargé de souffrance. Ses lèvres se sont entrouvertes pour parler, mais aucun son n’est sorti de sa gorge nouée. J’allais m’éloigner. Elle m’en a empêché en agrippant mon bras comme on s’accroche à une bouée de secours.
─ S’il vous plaît, monsieur, ne partez pas…
Quelques secondes se sont écoulées. En silence. Sensible à l’émotion de l’inconnue, j’attendais patiemment, de crainte d’ajouter à son désarroi. Elle a fini par s’exprimer d’une voix hésitante :
─ Je… Il faut que je vous parle… de… de Daniel.
─ Daniel ?… Lequel ? J’en connais au moins trois, des Daniel.
─ Daniel Renard… Vous ne l’avez pas oublié, n’est-ce pas ?
Daniel Renard !… Bien sûr que non, je ne l’avais pas oublié. Ça faisait quoi ? Cinq ans ? Six ans ? Et zut ! À quoi bon replonger dans les années noires de l’Occupation ? La page était tournée. Et puis, je l’avais si peu connu, le gars Daniel, malgré toutes ces journées passées côte à côte. Par égard pour la femme en noir, j’ai gardé mes réflexions pour moi.
─ Qu’est-ce qu’il est devenu, Daniel ?
Les yeux de l’inconnue se sont embués.
─ Il… il est mort… Je suis sa sœur.
J’ai fait la connaissance de Daniel en 1940. Valérie et moi avions repris le bistrot un an plus tôt, lorsque mon frère aîné Albert avait été contraint, la mort dans l’âme, de troquer son tire-bouchon contre un fusil de guerre au lendemain de la mobilisation. Le destin avait voulu que je sois disponible : en 38, un accident agricole m’avait coûté deux doigts, l’index et le majeur de la main droite, tranchés net par une lame de faucheuse. Faute de pouvoir presser la détente d’un Lebel pour casser du boche, la République Française m’avait réformé. Mon frère n’est jamais revenu ; il est mort en juin 40, éparpillé par les bombes allemandes dans les dunes de Zuydcoote. Constance, ma belle-sœur, est repartie avec ses deux gosses cicatriser sa détresse dans le Cantal, en nous laissant l’appartement.
Malgré la conjoncture difficile et le départ massif des hommes en âge de se faire casser la pipe, l’affaire marchait plutôt bien. À tel point que j’ai rapidement dû chercher de l’aide. Faute de garçons disponibles – la plupart attendaient l’ennemi de pied ferme aux frontières, engoncés dans leurs lourdes vareuses et leurs bandes molletières désuètes –, j’ai tout d’abord employé une serveuse, recrutée dans les annonces de L’Auvergnat de Paris, l’incontournable auxiliaire des limonadiers de la capitale. Lydie était une belle plante, solide et travailleuse, mais doublée d’une opportuniste : moins de six mois plus tard, elle partait avec un négociant en vins et spiritueux, au compte en banque beaucoup plus séduisant que la physionomie. Nous étions en mai 40, quelques semaines avant l’entrée des troupes allemandes dans Paris. C’est à cette époque que j’ai embauché Daniel, par l’entremise de Maxime, un vieux menuisier du Faubourg au foie rongé par la Suze. Le garçon, en rupture avec les études, avait alors dix-neuf ans. Plutôt grand, le cheveu en bataille et le regard vif, il s’est adapté sans problème à son travail, alliant l’efficacité du geste à la répartie verbale indispensable à qui veut se faire respecter dans ce milieu de prolétaires gouailleurs. Daniel n’était pas un bavard pour autant. Hormis quelques broutilles, jamais je n’ai rien su de sa vie, ni de sa famille, ni de ses idées politiques ou religieuses. Pas même lorsque nos rapports sont devenus plus étroits au fil du temps. Mais après tout, ce n’était pas mon problème, libre à lui de parler ou de se taire, pourvu que son boulot soit bien fait, ce qui était le cas. Ce mutisme persistant m’intriguait pourtant bien un peu. Et je n’étais pas le seul. Aurélie Fontanier, la mercière, avait même son idée : « Si vous voulez mon avis, je ne serais pas surprise d’apprendre que Daniel s’est engagé dans la résistance. Vous allez voir qu’un de ces jours, il va nous lâcher sans préavis » m’avait-elle chuchoté à l’oreille entre deux lampées de Viandox peu après l’exécution de Guy Môquet. J’avais approuvé sans commenter, par manque de conviction.
Un an s’était écoulé depuis l’arrivée de Daniel. Les restrictions étaient devenues beaucoup plus pénibles pour tous, notamment pour les classes populaires, privées des produits du marché noir qui circulaient ici et là sous le manteau. Dans le commerce, la crise était partout. Y compris pour les bistrots, frappés de plein fouet par le couvre-feu et les lois restrictives sur l’alcool. Les mesures anti-juives et le spectacle des uniformes allemands dans les rues de la capitale ajoutaient au malaise ambiant. Les parisiens, moroses, sortaient de moins en moins de chez eux. Naturellement, le chiffre d’affaires du bistrot s’en ressentait chaque mois un peu plus. Dès lors, nous aurions dû, en bons gestionnaires, nous séparer de notre employé. J’ai pourtant décidé, contre l’avis de Valérie, de garder Daniel à notre service, à la fois par sympathie et pour lui éviter le S.T.O. auquel il aurait été dangereusement exposé par un licenciement. Depuis ce moment, Valérie m’accablait chaque semaine un peu plus de récriminations et d’ultimatums. « On n’est pas l’armée du Salut ! » me reprochait-elle un jour. « Plus question d’écorner notre revenu. Ce sera lui ou moi ! » me lançait-elle un autre jour sur un ton provocateur. À sa décharge, il faut reconnaître que notre situation financière s’était sérieusement dégradée. Malgré les exhortations répétées et les menaces de mon épouse, j’ai pourtant tenu bon. Et Valérie était restée.
Un matin, Daniel n’est pas venu travailler. Un jour, deux jours, trois jours se sont écoulés. Toujours pas de Daniel. À ma demande, Valérie est partie s’enquérir de lui, à son domicile de Belleville, rue Ramponneau. En vain : le jeune Renard s’était volatilisé.
─ Je vous l’avais bien dit ! m’a lancé la mercière sur un ton triomphant en apprenant la nouvelle. À l’heure qu’il est, sûr qu’il a rejoint les F.T.P. !
J’ai répondu en grommelant à la vieille dame :
─ C’est bien possible, madame Fontanier. N’empêche que ça nous met dans l’embarras, Valérie et moi, rapport au service. Et puis, c’est pas correct : on prévient quand on s’en va !
La mercière a souri.
─ Allez, ne faites pas le mauvais caractère. Surtout que vous n’aviez plus besoin de lui. D’ailleurs, je suis sûr qu’au fond de vous-même vous êtes plutôt fier du garçon.
Elle avait raison. Malgré sa disparition subite, sans avertissement ni adieux, je ne gardais pas de rancune à Daniel. La preuve : son long corps surmonté d’une tête ébouriffée s’affichait au coin du bar, entre Valérie et moi, sur une photo prise trois semaines plus tôt devant la porte du bistrot par Lucien Fourquet, un chasseur d’images du quartier.
Cette même photo que je tiens aujourd’hui entre mes doigts déformés par l’arthrose.
Nous étions en octobre 1942.
Je n’ai jamais revu Daniel.
Des morts avant l’âge, on en a tous connu à cette époque. Des soldats. Des civils. Des combattants de l’ombre. Des victimes innocentes. Rien que dans ma famille, il en est tombé trois : mon pauvre frère Albert, bien sûr, mais aussi deux de mes cousins d’Auvergne, écrasés en 1944 avec leurs camarades de lutte dans l’anéantissement des maquis de la Margeride. Jusqu’à Morizet, bêtement tué par une balle perdue lors de la Libération de Paris alors qu’il déployait un drapeau tricolore sur sa vitrine dans l’euphorie du moment. Daniel n’était qu’un mort de plus sur une liste déjà longue. Malgré tout, l’annonce de sa disparition m’avait touché.
─ Il est mort comment, Daniel ?
La jeune femme est restée muette. D’une main tremblante, elle a sorti une enveloppe de son sac à main et l’a posée sur la table. Du bout des doigts, elle l’a poussée vers moi.
─ C’est pour vous, m’a-t-elle dit. Tout est là… Vous la lirez lorsque je serais partie.
Machinalement, j’ai saisi l’enveloppe. Écrite à l’encre bleue, la suscription indiquait simplement Monsieur Martial Freyssinet. Entre temps, l’inconnue avait déposé une pièce de monnaie près de la tasse. Déjà, elle se décalait sur la banquette pour partir. Elle n’avait pas touché à son café. J’ai tenté de la retenir :
─ Écoutez… c’est trop bête, ne partez pas comme ça… Attendez, j’appelle Valérie…
─ Surtout pas !
La jeune femme a presque crié tandis qu’elle se levait d’un bond tel un pantin à ressorts surgi de sa boîte. Dans le mouvement, sa tasse s’est renversée sur la table. Dans le café les conversations se sont tues. L’instant d’après, la femme en noir disparaissait dans la pénombre de la rue.
Oublié près de la porte, son parapluie continuait de goutter sur le carrelage du bistrot.
─ Bon, c’est pas tout ça, faut que j’aille au turbin.
Margot s’est levée à son tour tandis que j’épongeais la flaque de café sur le sol. L’enveloppe dépassait de la poche de ma chemise. D’un coup de menton, la belle de nuit a désigné le rectangle de papier.
─ Y s’pourrait bien que la guerre soye pas finie pour tout l’monde ! a-t-elle lâché sur un ton sentencieux.
J’ai haussé les épaules sans répondre. Répondre quoi, d’ailleurs ?
J’ai attendu la fermeture du café pour ouvrir l’enveloppe. Elle contenait deux lettres. L’une avait été rédigée par la femme en noir d’une écriture nerveuse. Quant à l’autre, froide et implacable… j’en serre encore les poings de rage et de honte.
L’inconnue était née rue du Roi-de-Sicile, au cœur du quartier juif de Paris. Elle relatait comment sa mère, Yaël, avait rencontré puis épousé en 1920 le maroquinier Jacob Fuchs. Dix ans plus tard, à la suite d’un revers de fortune, le couple émigrait vers la Rhénanie pour s’installer à Mayence, lointain berceau de la famille Fuchs. Le couple avait deux enfants : une fille, Muriel, âgée de neuf ans, et un fils, Élie, de deux ans son cadet. Au début, tout allait pour le mieux : les affaires étaient plutôt bonnes, et les enfants grandissaient sans problème dans la double culture franco-germanique, malgré l’agitation croissante du parti nazi et les mesures anti-juives qui prévalaient sur l’autre rive du Rhin depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir. La situation s’était brusquement dégradée en mars 36 lorsque les troupes allemandes, en violation des accords internationaux, avaient réoccupé la Rhénanie démilitarisée. Dès lors, entre injures et boycott, les choses n’avaient fait qu’empirer pour les juifs sous la pression d’une partie de l’opinion, manipulée par l’immonde Völkischer Beobarter et les agitateurs du parti nazi. Comme beaucoup d’autres, les Fuchs avaient courbé le dos en attendant des jours meilleurs. En 38, au lendemain de l’Anschluss et des violentes réactions antisémites de la population autrichienne, Jacob avait compris que des lendemains tragiques se profilaient pour les juifs d’Allemagne. Durant plus de six mois, le maroquinier avait tenté de vendre son affaire pour retourner en France le plus rapidement possible. En vain : on ne lui proposait que des sommes dérisoires. Alerté par la multiplication des incidents et des arrestations arbitraires, Jacob s’était pourtant résigné à liquider son commerce à vil prix pour fuir avec sa famille. Il n’en eut pas le temps. Dans la nuit du 9 novembre, une vague de haine anti-juive orchestrée par les nazis submergea l’Allemagne. Durant cette nuit d’horreur, la boutique et l’appartement des Fuchs furent incendiés. Les corps de Yaël et Jacob, battus à mort, furent trouvés au petit matin dans une cour voisine. Par chance, Muriel et Élie avaient passé la nuit chez un cousin. Fidèle à la volonté de Jacob, celui-ci renvoya les adolescents vers la France. Toute sortie de Juifs du territoire allemand étant « streng verboten », strictement interdite, il leur avait au préalable fait établir des faux papiers aux identités dénuées de toute consonance juive. C’est ainsi qu’Élie Daniel Fuchs était devenu Daniel François Renard. Un an et demi plus tard, en mars 1940, Muriel épousait un médecin suisse et partait vivre avec lui à Lausanne, non sans avoir longuement insisté pour emmener son frère. Malgré son jeune âge – dix-neuf ans – et les supplications de sa sœur, Élie avait préféré rester à Paris. Sous l’identité de Daniel Renard, il avait pris une chambre en ville et abandonné ses études pour gagner sa vie.
Muriel n’avait plus jamais revu son frère. Dès la libération du territoire français, elle était revenue à plusieurs reprises à Paris pour chercher sa trace, savoir ce qu’il était advenu de lui. Sans succès : toutes les pistes se terminaient en impasse. Trois années s’étaient écoulées. Trois longues années ponctuées d’épisodes dépressifs hantés par l’image du frère disparu. Sur la proposition du docteur Hirsch, le mari de Muriel, un enquêteur spécialisé dans ce type d’affaires avait été engagé. L’homme avait la réputation d’être efficace et habile. Et de fait, un mois plus tard, il livrait à ses clients suisses un rapport détaillé accompagné d’une lettre, volée contre récompense par un fonctionnaire vénal dans les archives de la police parisienne.
Muriel Hirsch concluait par ces mots : « Je voulais connaître la vérité sur mon frère. C’est désormais chose faite, et si ma blessure est profonde, je sais du moins qu’elle pourra cicatriser au fil du temps. Quant à cette lettre que je joins à mon propre courrier, je n’ai pas le cœur d’en parler de vive voix. Faites-en ce que bon vous semble, je n’ai pas de goût pour la vengeance. »
Un frisson glacé m’a parcouru le dos lorsque j’ai déplié la seconde lettre, après avoir reconnu cette écriture si familière…
Monsieur le Commissaire,
Je vous écris pour vous signaler le cas d’un nommé Daniel Renard.
Moi et mon mari, on a repris le café La Truyère en 39. Au début, ça tournait bien. C’est pour ça qu’on a embauché ce Daniel Renard au printemps 40. Il avait 19 ans à cette époque. Depuis, la vie est devenue beaucoup plus dure, rapport à la guerre et aux privations. Normalement, on aurait dû renvoyer notre employé, vu qu’il y avait moins d’ouvrage et vu que sa paye nous étranglait. Par pure charité chrétienne, on l’a pourtant gardé à notre service.
À aucun moment, Daniel Renard n’a proposé de partir. Il voyait bien pourtant qu’il était devenu inutile et qu’on se sacrifiait pour lui. Tout ça pour rien : ni reconnaissance, ni remerciement. Froid et calculateur, voilà comment il est, le Daniel Renard, sous ses airs de pas y toucher. Du jour où j’ai compris que c’était un parasite sans scrupule, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de pas clair chez lui. Alors j’ai fouillé son vestiaire des fois que ça soye un terroriste. Dans sa veste, j’ai trouvé une photographie de pique-nique. On y voyait un homme et une femme en chemise, assis sur une couverture au bord d’un fleuve, et un gamin d’une douzaine d’années, debout derrière eux. Le môme, c’était Daniel Renard plus jeune, pas d’erreur possible. Au dos de la photo, y’avait une inscription que je vous livre telle que je l’ai notée : « Bingen – Juin 34 – Élie le lendemain de sa bar mitzvah. ». Vous pensez si j’ai sursauté en lisant ce nom de Élie et ce mot bizarre de bar mitzvah dont on ne peut pas dire qu’il soye très chrétien. Et puis je me suis dit que des Élie, y’en a aussi par chez nous, chez les catholiques d’Auvergne, et plus encore chez les parpaillots des Cévennes. J’ai quand même voulu en avoir le cœur net au sujet de cette bar mitzvah. Renseignement pris, c’est en quelque sorte la communion solennelle des garçons israélites. Contrairement à ce que je pensais, c’est le gamin qui se nommait Élie et pas l’homme comme je l’avais cru au début, vu que le môme était censé s’appeler Daniel !
Voilà, vous savez tout, Monsieur le Commissaire : Daniel Renard est un Juif ! Un Juif qui se terre chez nous sous une fausse identité. Un Juif qui profite sans vergogne de notre naïveté et de notre générosité pour se soustraire aux lois concernant les gens de sa race. Évidemment, il est plus question qu’on le garde à notre service. Pour pas lui donner l’éveil, je continuerai pourtant de faire semblant jusqu’à votre intervention. À ce sujet, je m’en remets à vous pour pas venir au café, rapport à la clientèle et à mon mari qu’est pas au courant, mais directement au domicile du Juif : 23, rue Ramponneau dans le 20e arrondissement.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Commissaire, mes salutations distinguées.
Une citoyenne respectueuse des lois et consciente de ses devoirs,
Valérie Bastide, épouse Freyssinet.
Une légère brise agite les dahlias. Quelques notes de piano s’échappent du salon. La voix haut-perchée d’une flûte soprano leur répond. Catherine et Nathalie se sont réconciliées, unies comme toujours par la musique. Je ne prête pas attention à leur duo : dans ma vieille tête les souvenirs continuent de défiler. La scène terrible avec Valérie. Son départ précipité pour l’Auvergne par le Paris-Béziers dès le lendemain de la révélation. Le divorce, facilité – Dieu soit loué ! – par l’absence d’enfant. Puis mon second mariage avec Isabelle ; la naissance de Pierre, celle de sa sœur Jeanne… Et l’oubli, les années passant…
Jusqu’à cette émouvante visite du Mémorial de la Shoah dans le sillage de mes enfants. Jusqu’à ce nom : Élie Fuchs, gravé dans la pierre parmi 76 000 autres, morts à Auschwitz, à Maidanek, à Treblinka ou dans d’autres lieux d’horreur, victimes dans des conditions effroyables de la folie criminelle des barbares nazis, mais aussi de la veulerie et de la bêtise des gens ordinaires…
Terrible, l’oubli ! Il enfonce chaque jour un peu plus les morts dans le néant. Cette histoire, je ne l’ai jamais racontée à quiconque. Par honte. Ni Pierre ni Jeanne n’ont jamais rien su des véritables circonstances de ma rupture avec Valérie. Pas même cette bonne Isabelle lorsqu’elle a été condamnée par le crabe…
Mes mains se crispent sur la photo. Ce soir, je parlerai. En mémoire de la jeune femme en noir, en mémoire de ses parents martyrs, en mémoire surtout de son frère Élie… Pour que le souvenir de Daniel se perpétue.
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