Caillebotte me botte !
Il reste encore jusqu’au 19 janvier prochain pour découvrir l’expo-événement « Caillebotte. Peindre les hommes », au musée d’Orsay, conçue par Paul Perrin, conservateur en chef et directeur de la conservation et des collections d’Orsay, avec la collaboration de Fanny Matz, chargée d’études documentaires dans cette même institution de prestige, sans oublier la participation de deux musées états-uniens - les Ricains raffolant depuis bien plus longtemps que nous de ce peintre impressionniste (1848, Paris - 1894, Gennevilliers) à tendance naturaliste, voire hyperréaliste ! - d’envergure également internationale, le J. Paul Getty Museum de Los Angeles et l’Art Institute de Chicago, qui présenteront, à leur tour, cette expo-blockbuster - que de chefs-d'œuvre rassemblés ! - au fil de 2025.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Partie de bateau », vers 1877-1878, huile sur toile, 89,5 x 116,7 cm, Paris, musée d’Orsay, Achat grâce au mécénat exclusif de LVMH, Grand Mécène de l’établissement, 2022
Cette expo-somme, mais qui ne se veut pas pour autant rétrospective - elle est tournée spécifiquement vers le regard supposé particulièrement « masculin » de l’artiste, ou « male gaze », pour reprendre une terminologie à la mode) -, offre aux visiteurs... fort nombreux (je vous conseille vivement de réserver à l'avance vos billets), par le biais d’une pléthore de pièces, à savoir la réunion de 140 œuvres (65 peintures et une trentaine de dessins préparatoires, ainsi que des photographies, des costumes d'époque et des documents d'archives qu'il faut prendre le temps de consulter sur place ; ©photos in situ VD), une plongée réjouissante dans la condition masculine à travers l’œil « photographique » de ce peintre impressionniste français, longtemps méconnu, sachant que cet événement artistique de taille au musée d'Orsay (qui, on s'en souvient, a acquis récemment grâce au mécénat du groupe LVMH le « trésor national » qu'est Partie de bateau, (vers 1877-1878), l'une de ses toiles les plus connues), en profite, au passage, pour célébrer le 130e anniversaire de la mort de Gustave Caillebotte, disparu hélas prématurément à 45 ans : le 21 février 1894, cet artiste, frappé par une congestion cérébrale, est mort pendant qu'il travaillait dans son jardin à un paysage ; la perte de Caillebotte affecta beaucoup ses collègues impressionnistes de l'époque qui perdirent à la fois un bon peintre et un mécène important, leur servant non seulement de protecteur mais également de compagnon de route : Pissarro, en apprenant son décès subit, écrivit à son fils Lucien la chose suivante - « Nous venons de perdre un ami sincère et dévoué... En voilà un que nous pouvons pleurer, il a été bon et généreux et, ce qui ne gâte rien, un peintre de talent. » Eh oui, un peintre de grand talent même, mort bien trop tôt, au champ d’honneur de la Peinture, pour que puissent éclater tout son génie ainsi que sa profonde singularité, ce « chroniqueur pictural de l'existence moderne », selon l'expression du critique Gustave Geffroy, se servant grandement, au vu notamment de ses cadrages inattendus, souvent audacieux, et de ses compositions immersives, de l'apport photographique, art « moderne » né en 1839, sans oublier qu'il annonce, à sa façon [on le voit bien à travers un tableau narratif magistral, aux teintes bleutées et cendrées de toute beauté, agissant tel un temps suspendu, Le Pont de l'Europe (vers 1877, Fort Worth, Texas), montrant un homme, dont la vue est pourtant bouchée par la structure métallique du pont, en train de regarder les voies ferrées, la peinture y est ici comme un fragment d'une réalité mélancolique qui se poursuit au-delà du cadre, notamment dans l'espace mental du regardeur], le cinéma, qui naîtra, via Louis et Auguste Lumière, les deux frères ingénieurs légendaires de Lyon, un an après sa mort.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Le Pont de l’Europe » vers 1877, huile sur toile, 105,7 x 130,8 cm, Fort Worth, Texas, Kimbell Art Museum
Mais, si vous le voulez bien, revenons à l'expo monographique, au parcours chrono-thématique, Caillebotte : peindre les hommes, qui nous invite à revisiter, avec attention et plaisir (pour ma part, quelle joie de voir, enfin !, en vrai son fameux et iconique Rue de Paris ; temps de pluie en provenance directe des States), à travers beaucoup de variations sur le même thème (que d'hommes au parapluie et de canotiers sur l'eau !), cette figure importante de l’impressionnisme, en focussant, tel un zoom - pour reprendre volontairement un terme du langage cinématographique - révélateur, sur la manière dont il a capturé, dans sa peinture réaliste (difficile à la fin du circuit proposé de ne pas penser à l'Américain Hopper devant ses voiliers filant librement sur l'eau), la condition masculine via moult scènes de la vie quotidienne abordées : chez lui, que de raboteurs de parquet, de domestiques travaillant pour sa famille, de militaires, d'hommes nus au bain, de sportifs en pleine action et de grands bourgeois en redingote et en chapeau haut-de-forme traversant, de long en large, le Paris haussmannien, en présence ou non de femmes !
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Les roses, jardin du Petit-Gennevilliiers », vers 1886, huile sur toile, 89 x 116 cm, collection particulière : la jeune femme représentée par l’artiste est vraisemblablement Charlotte Berthier, compagne (ou dame de compagnie) du peintre, ici avec son petit chien
L’homme qui aimait les hommes (peints)
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Bateau, étude », vers 1893, huile sur toile, collection particulière
Dans le contexte politique de la IIIe République, au cours des années 1870-1880, qui constitue un terrain propice pour nourrir le goût personnel de l'artiste envers les sociabilités masculines et les entreprises collectives, tels le groupe impressionniste et le Cercle de la voile de Paris, Gustave Caillebotte, au caillebotis pictural éclectique quadrillant les joies et affres de son temps, peint moins l'homme, au sens générique du terme, que des hommes au profil varié [certes les grands bourgeois fortunés y sont légion, mais ce chroniqueur en peinture, « peintre de la vie moderne » par excellence, pour reprendre l'expression si chère à Baudelaire, ne manque pas également de peindre, sans d'ailleurs aucune morgue à l'œuvre de sa part, les hommes d'autres milieux que le sien, comme les Raboteurs de parquets ou les Peintres en bâtiment, dont la représentation empathique, avec moult détails fidèles à leur mode de vie modeste, laisse deviner de sa part une vraie admiration, voire un sentiment d'identification avec ces travailleurs manuels, artistes à leur façon], afin de témoigner, en suivant un programme réaliste (ses modèles, dont ses frères, amis ou simples quidams, tels les passants des rues de son quartier, sont pris dans son environnement le plus immédiat), de la « condition masculine » de son temps, qui est aussi la sienne, celle d'un jeune bourgeois parisien, peintre d'avant-garde mais aussi « amateur » de sport ou d'horticulture, célibataire (à savoir non marié et sans enfant, un brin déboussolé, « déconstruit » ?!, car accusant le coup de la cuisante de la France face aux Prussiens en 1870), épris de liberté, de modernité et de fraternité(s).
- Visiteur regardant un tableau de groupe au masculin, « Partie de bézigue », Gustave Caillebotte, 1881, huile sur toile, 125,3 x 165,6 cm, Abu Dhabi, Louvre Abu Dhabi
Chose surprenante, si Caillebotte, avec ses canotiers naviguant sur l'Yerres ou sur la Seine, participe à l'invention d'un nouvel idéal masculin, moderne, viril et séducteur (cf. l'homme bien monté, à l’entrejambe ouvert et au gilet-tailleur avantageux chic, de sa superbe Partie de bateau), il se plaît aussi à montrer, à travers notamment ses autoportraits (souvent sévères, dont son tout dernier, peint vers 1892, alors qu’il a 45 ans, le montrant viril, avec sa barbe pointue et ses cheveux coupés courts, tableautin, appartenant au musée d’Orsay, qui aurait été offert par Caillebotte à Joseph Kerbrat, un marin payé et logé par le peintre, sur sa propriété du Petit-Gennevillers) et les portraits de ses frangins ou de ses potes, le versant intime et « féminin » - alors que son confrère Degas (dont on connaît la misogynie notoire) représente a contrario et ce inlassablement des jeunes femmes nues au tub - de la vie des hommes de la bourgeoisie, passant leur temps en jouant aux cartes ou à rêvasser, oisifs, aux fenêtres en regardant la ville Lumière depuis leurs balcons.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Rue de Paris ; Temps de pluie », 1877, huile sur toile, 212 x 276 cm, Chicago, The Art Institute of Chicago, Charles H. and Mary F. Worcester Collection
Bâtie autour des « tubes » picturaux de ce peintre fort attachant qu’est Gustave Caillebotte, dont la fortune critique ne cesse de croître au fil des décennies et des redécouvertes concernant son regard et sa palette d’activités affolante (assurément, c’était ce qu’on appelle aujourd’hui un hyperactif, ou encore « un homme pressé dans l’accomplissement de son destin » (Daniel Marchesseau), n’aimant pas du tout être considéré péjorativement, de son vivant, comme un simple rentier oisif, il voulait être pris pour un peintre professionnel, sans oublier bien sûr ses autres profils et non des moindres : mécène généreux éclairé, jardinier accompli, ingénieur nautique et philatéliste émérite), auteur de peintures figuratives particulièrement inventives dévoilées ici, allant du Jeune homme à sa fenêtre à la pleinairiste Partie de bateau en passant par son chef-d’œuvre absolu de l’Art Institute de Chicago, Rue de Paris ; temps de pluie, cette exposition ambitieuse, osée mais un poil trop volontariste (du 4 sur 5 pour moi) parce que voulant trop obstinément, afin de servir au mieux sa démonstration « genrée » (le "male gaze", sur fond gay, avant l’heure de Gustave qui le ferait annoncer, rien de moins, que l’esthétique ouvertement homosexuelle de Pierre & Gilles par exemple, et pourquoi pas d’ailleurs ! Même si c’est loin d’être flagrant, au vu de ses peintures impressionnistes, et certes modernes bien souvent, de la fin du XIXe siècle), explore, en dix sections (de Caillebotte et l’armée aux Plaisirs d’un « amateur » en passant par Gustave et ses frères, Au travail et a l’œuvre, La ville est à nous, Caillebotte et le costume masculin, Hommes au balcon, Portraits de célibataires, Peindre le corps nu et autres Caillebotte et les sportsmen), les différentes facettes du complexe Caillebotte, à la fois homme et artiste.
Sont ici approchées, avec force détails, l’intimité familiale (corsetée) et ses frères, les travailleurs urbains, l’espace public avec ses passants, la silhouette masculine moderne, les hommes au balcon, en intérieur ou nus à leur toilette, dotés de fesses athlétiques !, ou encore les sportsmen, le canotage et les régates. Sachant qu’il est tout de même bon de signaler, ouf, que la présence de figures féminines tout au long des chapitres de cette manifestation nous rappelle, notamment à travers la présence, au milieu du circuit, de son Nu au divan grandeur nature (vers 1880, huile sur toile naturaliste du Minneapolis Institute of Art, bien trop osée pour être exposée du vivant de l’artiste), que la singularité du regard de l’artiste s’applique tout autant à la gent masculine qu’à l’éternel féminin.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Nu au divan », vers 1880, huile sur toile, 129,5 x 196,6 cm, Minneapolis Institute of Art, The John R. Van Derlip Fund
Au fait, qui était vraiment Gustave Caillebotte ? Et pourquoi son regard porté sur les hommes de son époque est-il encore fascinant de nos jours ? En début de parcours, un panneau explicatif, affichant en lettres majuscules le titre suivant « CAILLEBOTTE. PEINDRE LES HOMMES », noirs rappelle combien cet homme, au profil varié et mouvant (à la fois bourgeois, peintre, amateur, sportif, collectionneur, célibataire), s'interrogeait énormément sur sa propre identité (d'homme) alors que triomphaient, au même moment, dans une France où les sphères masculines et féminines sont plus que jamais différenciées, la virilité militaire, le patriarcat bourgeois et la fraternité républicaine, même si, en parallèle, on s'aperçoit que c'est un temps « chamboulé » par le mouvement, bienvenu, d'émancipation des femmes, s'accompagnant aussi de certaines « revendications » homosexuelles du côté des deux sexes : masculin/féminin, même combat pour s'affirmer.
- « Caillebotte. Peindre les hommes », au musée d’Orsay, Paris, du 8 octobre 2024 au 19 janvier 2025, ©photo VD, octobre 2024
- Un homme sous un parapluie, par Gustave Caillebotte, circa 1877, étude pour « Rue de Paris ; temps de pluie »
Dans un premier temps, je m'appuierai sur les propos éclairants du commissaire de l'expo pour éclairer comme il se doit la personnalité de Gustave Caillebotte en me servant de certains tableaux qui, de toute évidence, participent de ce fort désir en lui d'être, non seulement un mécène favorisant la promotion du mouvement impressionniste qu'il aimait tant (ne pas oublier, qu'avec son fameux legs en 1894, on doit à Caillebotte beaucoup de peintures impressionnistes majeures présentes encore aujourd'hui dans nos collections nationales publiques (tels Ballet (1874) d'Edgar Degas, Le Balcon (1868-1869) d'Édouard Manet, La Gare Saint-Lazare (1877) et Le Déjeuner (1873) de Claude Monet et Le Bal du Moulin de la Galette (1876) d'Auguste Renoir, sans oublier non plus ses tableaux phares à lui, à savoir les authentiques chefs-d'œuvre que sont ses Raboteurs de parquets (1875) et sa Vue de toits, Effet de neige (1878), deux peintures stars d'Orsay), mais également, et surtout, un peintre impressionniste du temps présent, de tout premier plan (il était loin d'être un dilettante ! On compte quand même dans sa courte existence 475 tableaux, sans oublier ses nombreux dessins préparatoires pour ses compositions les plus célèbres et ses pastels, pour la plupart méconnus), voulant « célébrer », de toile en toile, la figure masculine, contrainte ou émancipée, à travers certains de ses « avatars », tels le soldat, le sportif, l'ouvrier ou l'homme bourgeois.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Peintres en bâtiments », 1877, huile sur toile, 89,3 x 116 cm, collection particulière, en dépôt au musée d’Orsay, Paris
- Gustave Caillebotte (1848-1984), « Baigneurs » [« Baigneurs, bords de Yerres »], 1878, 157 x 117 cm, collection particulière
Et, dans un second temps, pour tout de même nuancer un propos d'exposition un poil trop démonstratif (autrement dit réduire Caillebotte à sa part masculine lorgnant, peut-être, vers une homosexualité latente en lui et, qui sait, refoulée), je rappellerai que cette expo « dirigiste », orientant de trop notre regard (du coup, possiblement biaisé, si l'on ne prend pas le recul suffisant pour relativiser le propos de cette proposition d'expo consistant à voir essentiellement l'artiste, comme si c'était une évidence de tous les instants, à travers le prisme d'une masculinité affichée, voire exacerbée), se risque à certains écueils fâcheux (dont des oublis regrettables, on doit ici se priver, hélas, parce que ne servant pas assez la démonstration en question, de ses paysages à 100% et de ses natures mortes, dont de superbes compositions de fleurs, dommage - voilà qui est signalé) et, heureusement, c'est là, j'avoue, ma lecture toute personnelle (elle vaut ce qu'elle vaut !), à l'arrivée ou pendant l'expo parcourue, on s'aperçoit combien, à travers quelques peintures totalement réussies ou à l'inverse en partie ratées [pour rappel. Caillebotte, mort jeune, était encore en apprentissage, ainsi se logent dans sa production picturale, parfois, des bizarreries de réalisation limite risibles, telle l'apparence de l'homme lisant un bouquin lové dans un canapé fleuri (a-t-il pris le rôle de la femme soumise au foyer ?) ridiculement petit - on dirait un enfant avec une fausse barbe ! - face à sa femme-ogresque consultant son journal au premier plan dans l'Intérieur de 1880 (collection particulière) ou, plus loin, me suis-je demandé devant, pourquoi un tel empâtement de peinture, pas vraiment justifié, si ce n'est pour « faire impressionniste », sur le plongeoir, tout boueux, voire croûteux !, de son poussif Baigneurs de 1878 (coll. particulière) ?], combien un humour à l'œuvre chez cet artiste à part, volontaire (des clins d'œil à deviner) ou involontaire (on vient de le voir précédemment, s'y trouvent, quelquefois, des maladresses - attachantes parce qu'humaines - dans son dessin, via notamment des perspectives étranges et des anatomies humaines saugrenues, voire incongrues), entraîne, et ce fort heureusement, qu'il échappe à tout étiquetage réducteur, ou process robotique. C'est bien un peintre... humain qui peint, pour le meilleur et pour le rire (chut).
- Gustave Caillebotte (1848-1894) « Intérieur », 1880, huile sur toile, 65 x 81 cm, collection particulière
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Autoportrait », vers 1892, huile sur toile, 40,5 x 32,5 cm, Paris, musée d’Orsay, acquis avec les fonds de dotation d’une donation anonyme canadienne, 1971
En d'autres termes, l'artiste libre l'emporte largement, in fine, sur un commissariat institutionnel un tantinet trop modeux et simplificateur, tant mieux, la peinture, en tant que médium se suffisant à lui-même restant la plus forte : youpi !
Tout d'abord un mot (je précise que ses propos, livrés ici « en vrac », sont issus du jour de la présentation/visite de presse, nationale ou régionale, de l'expo Peindre les hommes et/ou de revues artistiques spécialisées), Paul Perrin : « Ce n'est pas une rétrospective, par exemple il n'y a pas de nature morte ni de paysage, à proprement parler. Les 2/3 de sa production sont des œuvres à sujet exclusivement masculin. Nous nous concentrons sur une vraie particularité de Caillebotte : la figure masculine et il est le seul peintre de son temps à réaliser un grand nu viril : Homme au bain. Ses amis peintres, à l'inverse, ont pour manifestes, en peintures, des figures féminines (Olympia (1863) de Manet, les danseuses de Degas) ou réalisent des tableaux montrant des relations entre hommes et femmes, comme La Balançoire (1876) de Renoir. Comment expliquer cette différence ? Eh bien Caillebotte - attention, je tiens à préciser que rien ne permet d'attester de l'homosexualité du peintre - vit dans un monde très masculin et c'est un peintre qui puise ses sujets dans son environnement immédiat. Il est probablement marqué par son enfance au milieu de ses frères et une figure paternelle très forte. Il y a une sorte de prédilection pour l'homo-sociabilité qui revient tout au long de sa vie, il fréquente constamment des groupes masculins : les impressionnistes, le Cercle de voile, etc. Cet attrait pour les relations masculines pose aussi la question de sa sexualité bien que l'on n'ait pas de témoignage ni de preuve sur le sujet. On sait seulement qu'il était célibataire, c'est-à-dire non marié, et qu'il n'a pas eu d'enfant. Toutefois, il a vécu avec une femme, Charlotte Berthier, mais on ne connaît pas la nature de leur relation. Elle était peut-être simplement une dame de compagnie qui s'occupait de la maison. Mais, en l'absence d'éléments, cela relève de la spéculation. Ce qui est sûr en revanche, c'est qu'il l'a très peu représentée et très rarement dans des scènes au contenu érotique ou amoureux, contrairement aux habitudes des membres du groupe avec leurs compagnes. »
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Raboteurs de parquets », 1875, huile sur toile, musée d’Orsay, don des héritiers de Gustave Caillebotte par l’intermédiaire d’Auguste Renoir, son exécuteur testamentaire
Caillebotte, trouble dans le genre masculin
En outre, Paul Perrin ajoute, au sujet du « chantre de la figure masculine » qu'était Gustave Caillebotte, que « nombre de ses œuvres, notamment aux États-Unis [sa peinture « masculine » serait révélatrice du « trouble dans le genre », histoire de reprendre le titre du principal ouvrage de la philosophe féministe américaine Judith Butler ; il est à signaler que le critique français Stéphane Guégan, auteur d'une récente et remarquable monographie sur l'artiste, Caillebotte, peintre des extrêmes (Hazan, 2021), a critiqué cette tendance, pouvant entraîner bien des dérives de lectures, au bord du ridicule (catalogue et cartels orientés de cette expo thématique à Orsay en témoignent quelque peu par endroits ), pour le moins discutables], ont suscité des réactions sur la sexualité de l'artiste mais d'elle, nous ne savons rien. Certes, la IIIe République, avec ses valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, a encouragé les revendications à l'émancipation des femmes et l'affirmation des subcultures homosexuelles. Mais le mystère des toiles résiste à toute interprétation facile. Caillebotte est d'abord un créateur d'images. Et un artiste de son temps. Devant ses vues de villes, on pense aux cadrages photographiques : il a grandi avec la photographie et l'intègre dans sa peinture. Cependant, en 1870, la photo instantanée n'existe pas encore, et les images qui s'en inspirent apparaissent ultérieurement. Ses œuvres nous font surtout ressentir que l'on est dans l’œil du peintre comme dans l'objectif d'un photographe. Caillebotte montre beaucoup et cache beaucoup : l'expression des visages, les relations entre les personnages, ce qu'ils regardent hors du cadre. C'est un travail à la fois voyeur et pudique. » Bien dit.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Homme au bain », 1884, huile sur toile, 114,8 x 114,3 cm, Boston, Museum of Fine Arts
Pour ma part, et je crois comme pas mal de visiteurs, qu'ils soient néophytes ou avertis, je m'en fiche pas mal, en fait, de l'hypothèse de l'homosexualité de Caillebotte, ou du désir homosexuel qui imprègnerait son regard. Sans nul doute, il y a un homo-érotisme à l'œuvre dans son Homme au bain, plongé dans un cadre intimiste, se donnant à voir de dos, il y peint manifestement, avec un certain plaisir (le pinceau comme caressant la toile, à fleur de peau), le fessier musclé, rougi et rebondi du portraituré. En fait, en parcourant cette expo personnelle, j'ai davantage été sensible à la façon qu'à cet artiste singulier (qui étudia dans l'atelier, il y entra en 1871, du peintre académique réputé Léon Bonnat, où il fit la connaissance de Jean Béraud), de représenter, entre impressionnisme et réalisme, l'homme de son époque, et l'humain, trop humain (l'homme en joie ou en crise par rapport à sa condition de simple mortel).
Loin de se cantonner aux traditionnelles scènes de femmes en intérieur ou en extérieur, de guinguettes, de déjeuners sur l'herbe et d'amourettes sur fond bucolique, à la manière coutumière des impressionnistes (Monet, Pissarro, Degas et Renoir en tête), Gustave Caillebotte, issu d'une famille très aisée (la mort de son père, René, qui l'impressionnait tant de par son assurance, le 25 décembre 1874, laissa deux millions de francs en héritage à partager entre sa veuve, épousée en troisièmes noces, et ses quatre enfants, dont Gustave), peintre discret longtemps éclipsé, au sein de l'Histoire de l'art, par ses plus célèbres amis plasticiens comme Monet ou Renoir, est, manifestement, l'un des rares artistes de ce mouvement pictural, toujours très populaire à notre époque alors qu'il fut honni et considérablement moqué à ses débuts, à s’intéresser autant aux scènes de la vie urbaine et à la représentation de l'homme moderne, le riche comme le pauvre, dans leur vie de tous les jours.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Jeune homme à sa fenêtre », 1876, huile sur toile, 116 x 80 cm, Los Angeles, J. Paul Getty Museum
Ainsi, pendant que son iconique Raboteurs de parquets (1875) fait le « portrait » du travail masculin, les ouvriers, torses nus et transpirants, à la force physique si viriliste, y ont une posture de dur labeur mais pleine de dignité (si certains critiques de l'époque saluèrent l'audace et l'ambition de cette œuvre, d'autres ne manquèrent pas pour autant, comme autant de pinailleurs et d'inspecteurs des travaux finis en gants blancs !, de regretter que l'artiste ait choisi un aussi grand format pour traiter d'un sujet si trivial, avec des corps « si laids », ô combien éloignés des canons de la statuaire antique), un autre tableau, au format plus petit mais considéré également, à raison, comme une toile majeure du peintre, Jeune homme à sa fenêtre (huile sur toile de 1876), montre, lui, un jeune homme bourgeois, et solitaire (la richesse isole-t-elle façon tour d'ivoire ?), observant la rue, depuis une fenêtre - il s'agit en fait de René, l'un des frères de Gustave, regardant vers le boulevard Malesherbes. Si, de sa silhouette, émane une certaine assurance, celle d'un jeune et riche « rentier » (Caillebotte et ses frères ont hérité de plusieurs immeubles), il est possible d'y deviner également, comme tapis avant que cela n'explose, ennui et énergie mal canalisée alors que la ville, en contrebas, est en pleine transformation, comme si cette toile architectonique, à la fois publique et intime, parfaitement construite, se faisait le siège (vacillant), en image implacable, d'un déchirement entre la vie personnelle d'un homme prospère, mais terriblement seul, et la société qui bouge autour de lui, avec de gentes dames séduisantes (mondaines et/ou prostituées ?), situées sur le trottoir. Pour la petite histoire, ce René (qui, soit dit en passant, n’est pas celui de Céline Dion), et on peut ainsi voir cette toile comme une œuvre visionnaire (on a connu bien des défenestrations suicidaires pour mettre fin à un calvaire psychique, de l'ordre de la prison mentale), décédera quelques jours après la réalisation de la composition, à seulement 25 ans : ses dettes de jeu, de tailleur, de fournisseurs et son implication dans un duel alimenteront les spéculations sur un suicide.
- Gustave faisant des ricochets sur une plage près de Saint-Malo, 1892 ou 1893 (photo Martial Caillebotte)
Drôleries picturales à l’œuvre chez Caillebotte Enfin, last but not least (et c'est peut-être là, à mes yeux, que Caillebotte tel un « peintre complice », avec ses aficionados, distille de l'humour - inattendu - dans certaines de ses peintures, petites pochades comme gros morceaux de peinture), cet artiste « engagé », mais dégagé, ou détaché, des contraintes financières, véritable peintre de son temps d'une industrialisation galopante tout en idéalisant la vie au grand air, n'a pas son pareil, effectivement, pour montrer les complexités de l'âme humaine en passant par des provocations dont il a le secret et au sujet desquelles il semble lui-même s'amuser.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Le Pont de l’Europe », 1876, huile sur toile, 125 x 180 cm, Genève, Association des amis du Petit Palais
Par exemple, dans sa toile urbaine Le Pont de l'Europe (1876, Genève), c'est marrant de le voir, lui (il s'agit d'un autoportrait, via l'homme représenté avec un chapeau haut-de-forme), en train de devancer de quelques pas une femme élégante, est-ce un couple ou une catin ?, alors qu'un chien, au premier plan, circule avec la queue dressée (symboliquement, on dirait du Hitchcock !). Dans son admirable Nu au divan (1880, Minneapolis), montrant une femme moderne sur un sofa, à la pilosité affirmée, simplement déshabillée, tout en étant vaguement occupée par un geste auto-érotique, des bottines en cuir sexy au pied du divan, drôlement bien peintes, côtoient son nom : Caillebotte. Voilà bien un tableau doublement signé ! Puis, dans un tableau du tout début, au parfum d'ébauche, alors qu'on s'attendrait à un traitement des plus sérieux (le cadre est martial : Militaires dans un bois, Yerres, vers 1870, collection particulière), on y voit soudain, en y regardant de plus près, un soldat au premier plan, accroupi, en train carrément de déféquer. Boum ! Quel coup de canon, au comique troupier redoutable.
- Gustave Caillebotte (1848-1894), « Militaires dans un bois », Yerres, vers 1870, huile sur toile, 40 x 30 cm, collection particulière
Ainsi, Caillebotte finit par grave me botter (je sais, facile !), grâce à sa vision novatrice de la masculinité à la trivialité majestueuse hésitant entre grandeur et décadence, non dénuée d'humour, se tenant résolument à distance des clichés classiques de la virilité, ce cher Gustave parvenant à peindre, à foison, des hommes de chair et d'âme dans toute leur diversité, représentés dans la difficulté ou dans la contemplation, qu’ils soient ouvriers, grands bourgeois ou simples passants qui passent (et trépassent ?).
- Zoom… bottant sur « Nu au divan », circa 1880, de Gustave Caille-Botte
- Bouquin en vente à la librairie-corner ponctuant l’expo « Caillebotte/Peindre les hommes » d’Orsay : fort à propos ou non ? Ça se discute…
Aussi, chers lecteurs, et lectrices, malgré quelques failles dans le dispositif proposé (des toiles marquantes manquantes, une lecture trop genre de ce « peintre des hommes », mais pas seulement, c'est aussi L'Homme qui aimait les femmes), rendant, tant bien que mâle, oups pardon, mal, hommage à l'œuvre peint captivant de Gustave Caillebotte, témoin et acteur de son époque au regard unique, croisant finesse et grotesque, cette expo, Peindre les hommes, est tout de même à faire car elle nous permet d'être puissamment immergés, via le rassemblement impressionnant de toiles visuellement percutantes au charme cinématographique avant l'heure, pour savourer la captation, en peinture (tout en exerçant malgré tout de notre part un nécessaire, et salutaire, pas de côté afin de ne pas tout prendre, tels des ravis de la crèche, pour argent comptant, certains commentaires inutilement saupoudrés de « male et female gazes » à tout-va), d'instants de vérité intemporelle qui éclairent fortement notre lanterne au sujet du genre humain, à conjuguer tant, ici, au masculin qu'au féminin. Alors, prêts pour vous faire une toile à la palette « indigo » (en général, les toiles du créateur des Raboteurs de parquets, aux gris subtils et aux bleus éteints somptueux, évoluent dans une gamme de tons réduits) ? Si oui, eh bien, ma foi, n'hésitez plus : Direction Musée d'Orsay, Paris, Arrêt Caillebotte Peindre Les Hommes.
Caillebotte. Peindre les hommes (les figures masculines et les portraits d'hommes dans l'œuvre du peintre), jusqu'au 19 janvier 2025, musée d'Orsay, 1 rue de la Légion d'honneur, Paris 7. Tél. : 01 40 49 48 14. Métro Solférino. Tlj (sf lun. 1er mai), 9h30-18h, noct. jeu. jusq. 21h45. Fermetures caisses, 45mn avt. Ent. 16€, noct. 12€. -18 ans, -26 ans UE, 1er dim. du mois gratuit. Catalogue Caillebotte. Peindre les hommes, sous la direction de Paul Perrin, Scott Allan et Gloria Groom (256 p.), prix public TTC : 45€. ©Photos VD.
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