Camaret, ses filles, son curé et son pot de chambre
Été 1902. Un polémiste de renom vient, à l’image de quelques intellectuels et artistes parisiens, séjourner dans le port de Camaret (Finistère). Nul n’imagine alors que ce bref séjour va enflammer la petite localité bretonne et enrichir le répertoire de la chanson paillarde de l’un de ses titres les plus populaires...
Au début du siècle dernier, l’opposition entre les « calotins » et les « laïcards » atteint des sommets. Dans un pays déjà largement divisé par l’« affaire Dreyfus » et soumis aux péripéties de la douloureuse séparation des Églises et de l’État, elle donne lieu, aussi bien dans les médias que dans une population chauffée par les éditorialistes et les caricaturistes, à moultes invectives entre les partisans des deux camps. Pire : ici et là, l’on échange des horions et l’on en vient parfois à se bastonner les côtes. Tout cela avec une détermination d’autant plus grande que l’on est persuadé des deux côtés de détenir la Vérité. Bref, l’on sert le camp de la Foi pour les uns, et celui de la Raison pour les autres.
Or, il se trouve qu’en août 1902 le polémiste Laurent Tailhade a, dans ce climat sociétal tendu et propice à des débordements plus ou moins contrôlés, décidé de refaire le plein d’énergie à l’extrémité de la superbe presqu’île de Crozon, dans le port de Camaret. L’endroit est, il est vrai, particulièrement tonique entre l’impressionnante pointe de Pen Hir et son « tas de pois », ou le charme sauvage de la plage de Pen Hat ; séduisant également avec ses monuments emblématiques édifiés au bout du sillon de galets sur l’enrochement du Roc’h a ma Dour : la spectaculaire Tour Vauban et la chapelle Notre-Dame de... Rocamadour où sont suspendues aux entraits des maquettes de bateaux faisant fonction d’ex-voto.
Ces monuments, notre polémiste, sorti quelques mois plus tôt de la prison de la Santé où il a purgé six mois de détention pour avoir implicitement appelé au meurtre du tsar Nicolas II lors de sa visite de la capitale française, peut les admirer depuis sa chambre de l’hôtel de France. La façade de l’établissement, où ont pris l’habitude de séjourner des Parisiens du milieu des arts et des lettres, est en effet située sur le quai, juste en face du sillon. Vue imprenable garantie ! Le 15 août, Tailhade est idéalement placé pour voir passer la procession religieuse qui, partie de la chapelle ND de Rocamadour, est allée jusqu’à l’église du village avant de retourner vers la chapelle en longeant le quai vers le sillon.
Si Tailhade n’a pas réagi aux cantiques à l’aller, il a décidé de le faire au retour de la procession. A-t-il lancé des slogans anticléricaux du type « À bas la calotte ! » ou Mort aux calotins ! » ? On peut en douter, mais d’aucuns affirment qu’il a fait mieux que cela en vidant son pot de chambre sur les têtes des processionnaires. On imagine aisément le scandale. Aussi dures et habituées aux averses soient les têtes des Bretons (si l’on en croit les clichés populaires), il est en effet des rincées difficiles à accepter. D’autant plus qu’en agissant ainsi le polémiste insultait l’Église et tous ces paroissiens finistériens qu’il se plaisait par ailleurs à décrire dans ses articles comme des alcooliques et des bigots.
En réalité, cet arrosage anticlérical n’a jamais été avéré. Tailhade, en définitive plus fort en prose qu’en actes, se serait contenté de placer ostensiblement son vase de nuit sur le rebord de sa fenêtre en signe de mépris pour les croyances du recteur Le Bras et des processionnaires qu’il conduit derrière la bannière catholique. Le geste n’en est pas moins accueilli avec colère par les paroissiens de Camaret à une époque où l’influence de la religion est encre très forte en Basse-Bretagne. Une colère également alimentée par des articles peu flatteurs pour les sites et les monuments de Camaret et de ses environs. Publiés dans la presse parisienne, ces papiers ont en effet été relayés par les journaux locaux.
Hercule lui-même est mis à contribution
Les jours suivants, la fureur des habitants ne retombe pas. On raconte même qu’en plus de sa provocation, l’odieux Tailhade – un homme décidément « sans foi ni morale » – occupe sa chambre non seulement avec son épouse mais également avec un ami peintre (Evelio Torent). Pour un peu, l’on se croirait dans une pièce de Feydeau ! Qu’à cela ne tienne, les Camaretois sont bien décidés à faire payer à l’« anarchiste » le prix de ses provocations : le 28 août, plus de 1600 Bretons se rassemblent sur le quai pour mettre la main sur Tailhade dans le but, dit-on, de le jeter dans le port en priant in petto pour qu’il se fasse déchiqueter par les crabes et les araignées de mer.
Comble d’ironie, ce sont les pandores de Châteaulin qui, mandatés par le préfet, sauvent la mise de l’ex-détenu en venant monter la garde devant l’hôtel de France. Le lendemain matin, Tailhade doit, sous bonne escorte et dans un concert d’insultes proférées par les habitants vindicatifs, quitter la commune pour se réfugier à l’hôtel Pia de Morgat. Les semaines passent, puis les mois. À Paris, le polémiste reste animé d’un vif ressentiment à l’encontre des prêtres bretons et de leurs ouailles qui l’ont contraint à une piteuse retraite. Le 3 octobre 1903, Tailhade publie dans la revue satirique L’assiette au beurre un violent pamphlet contre eux illustré par Torent : Le peuple noir. Cela ne suffit pourtant pas à sa revanche...
Quelques mois plus tard une toute nouvelle chanson paillarde vient enrichir le patrimoine déjà riche de la gaudriole à la française. Le texte, intitulé Les filles de Camaret, est écrit d’une plume trempée dans l’encre de la vengeance. Tout le monde, dans ce bout du monde finistérien, s’y vautre dans le stupre et la fornication : les filles de la commune, qui pourtant « se disent toutes vierges », le curé affecté d’une insolite descente d’organes, le maire et son « âne républicain », les nonnettes « réservées à l’aumônier » ; la statue d’Hercule, dont le nom appelle la rime égrillarde, est elle-même mise à contribution ! L’œuvre est anonyme, mais l’identité de l’auteur fortement soupçonnée, eu égard à ses déboires bretons.
De nos jours, il ne fait plus de doute pour les experts que Laurent Tailhade est l’auteur de cette « chanson cochonne » devenue un classique du genre au même titre que Bali-Balo, Dudule ou Suzon. Le plus amusant dans cette affaire est qu’en voulant se venger de la réaction des Camaretois à ses provocations anticléricales, le polémiste a clairement raté son coup. Très vite reconnue comme un classique du régionalisme gaulois salace, la chanson Les filles de Camaret a apporté à cette localité une notoriété inespérée. Et depuis belle lurette les Bretons en mal de divertissement paillard sont les premiers à chanter la vie sexuelle débridée des habitants de ce petit port finistérien.
Tout cela amène à penser qu’en bonne logique il serait temps pour les édiles de Camaret, eu égard aux éminents services rendus par le polémiste parisien, de tirer les conséquences de cette histoire en honorant, dans un bel élan d’autodérision, l’involontaire bienfaiteur de la commune. Par exemple en scindant en deux le quai Gustave Toudouze – où est bâti l’hôtel de France – pour en renommer une moitié quai Laurent Tailhade. La balle est dans le camp du maire, Joseph Le Mérour. Il est hélas ! à craindre que ce brave homme juge cette proposition incongrue. Et surtout de nature à embraser les esprits les plus inflammables, ce qui serait un comble pour cet ancien capitaine de pompiers.
Liens musicaux :
Les filles de Camaret (version courte) par Les Charlots et Bézu
Les filles de Camaret en version karaoké intégrale pour les amateurs
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