Chabrol sort de table
Sale temps pour le cinéma français : après Alain Corneau, c’est Chabrol qui part en retraite définitive, au moment même où Claude Lelouch sort un nouveau film. Pas facile de garder l’appétit.
Bon, évidemment, 80 ans, c’est un moment, quand même, presque normal, limite convenu pour se retirer. C’est pas la fleur de l’âge, ou alors bien fanée, ou alors chrysanthème. Chabrol aura quand même pris le temps, père peinard, d’écrire 50 ans d’histoire du cinéma avant de couper. On l’en remercie, pour ça aussi. Pour ce faux air malicieux, aussi, ce regard presque pervers, toujours amusé, qu’il avait face à la caméra, cet air de toujours en penser beaucoup sans en dire trop. Chabrol semblait saliver en permanence, saliver et réfléchir, réfléchir à comment raconter une histoire des histoires, un drame des petits drames, comment rendre romanesque les petites bassesses politiques, ou sociales, d’ailleurs c’est la même chose. C’était le spécialiste, tout le monde le dira, et tout le monde, parfois, a raison, des travers de la petite bourgeoisie, qui fait la grande, bien sûr. Cette petite bourgeoisie, ces notables provinciaux, ces potentats ruraux, ces empires de sable, entre la Creuse et la Dordogne, la Corrèze et le Gers, le Loiret ou les Yvelines, ces petits riens d’endroit qui sont toute la France sauf Paris, et sous les jupes desquels le sexe mais pas seulement baigne dans tout. Aujourd’hui, comme on disait avant, d’un village en bisbille, c’est Clochemerle, on dit d’une affaire de mœurs de province qu’elle est chabrolienne, ou plutôt que « c’est du Chabrol ». Monsieur Claude a dépeint comme jamais cette bourgeoisie là, pas Liliane pour deux sous, non, pas François Marie, loin s’en faut, plutôt du Patrick, mais avec les poules autour, et les poulets aussi, et du vinaigre, bien sûr. L’inspecteur Lavardin Poiret, fallait le voir touiller ses œufs sur le comptoir de son affaire, ça sentait presque l’œuf mollet dans la salle de cinéma, ça sentait l’appétit, surtout, l’art de la table, et ce qu’on met dans les assiettes. Chabrol aimait bouffer, racontait ceux qui le faisaient à tous les râteliers. Il dépeignait comme personne la salope grande bourgeoise qui crève de blé mais ne baise plus, et la fille de rien sans sou qui baise à tout va pour niquer le ménage de la grande bourgeoise. Il soulevait les jupes avec délectation, comme il aurait rajouté du sel, un peu, ou juste beaucoup.
C’était jamais chiant, un Chabrol, à défaut d’être ce que les dégarnis de la critique appelleront des chef d’œuvre, c’était jamais chiant, jamais pénible. Pas le genre à vous raconter une histoire de mort de fantôme avec un singe aux yeux rouges et des kilomètres de pellicule gâchés dans l’ennui pour rafler une palme. Son cinéma n’avait rien de spectaculaire ou d’introspectif, il décapait les êtres, fouillant sous leurs vêtements, sous leurs couches de peau, sous leurs troubles, derrière leur âme. Il aimait les gros, comme les maigres, les lubriques et les impuissants. En eux, il cherchait la faille, le travers, la faiblesse. Bon vivant, généreux sans doute dans le coup de fourchette, il nous parlait à tous, en filmant ainsi. Ses films, alors, auraient sans doute faits d’excellents romans. Balzac, oui, pourquoi pas, notre Président bien aimé ne se rait pour une fois pas trompé dans son hommage. Balzac, ma foi. Même si nul doute que Chabrol ne se voyait pas pareille ambition, l’homme n’était pas des grands discours, des grande théories, ni ne portait de grande attention sur ce qu’on pensait de son œuvre. Il avançait, il filmait, il avait peut-être tout juste l’impression d’être une sorte de monstre, plus ou moins sacré, qui s’épatait encore, dernièrement, d’avoir tourné avec Depardieu, dernier ogre. C’était un gaulois, si tant est que les gaulois tiennent de la gauloiserie. Il faisait faire la cuisine à Pauline Lafont avec un tablier, juste un tablier, et des fesses qui annonçaient un repas de joie, comme on dirait d’une fille, un banquet de fin d’album, tient justement, avec le barde prié de fermer sa gueule. Selon son ami Mocky, il s’atterrait de la connerie de la télé réalité, des émissions en général, de la façon dont tout ce système prenait les gens pour des débiles, à l’infini, et comment ça fonctionnait. Mocky, tiens, un autre encore à disparaître, sans doute, bientôt. Chabrol, c’était Mocky, en mieux, dira-t-on, en moins éparpillé, en moins obstinément politique. Un Mocky qui n’aurait pas oublié le cinéma, au passage…Chabrol n’était pas bio, ne voulait pas sauver la planète, aurait bien vu l’hélicoptère de Yann Arthus Bertrand s’écraser enfin, il n’était pas des modes, d’aucune, du trop de sel, du trop d’alcool, du trop de sexe, des restos du cœur, du pas assez de roms. Aurait-il vécu trente ans de plus qu’il aurait continué ses films noirs, ou gris, amers et humains avec ses personnages ni blancs ni noirs, sans se soucier d’une quelconque modernité. Toujours les mêmes films, diront certains. Mais la vie elle même ne fait-elle pas que repasser les plats, entrée, résistance, dessert, à l’infini. Il était de tous les plats. Etait-il moderne ? De droite ? De gauche ? De la nouvelle vague ? En tout cas, il n’est plus à table.
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