Chansons en eaux troubles (1940 - 44)
Alors que Paris devient lieu de débauche pour l'Occupant et que la France est livrée au pillage généralisé des troupes allemandes, des chansons joyeuses percent malgré tout le paysage. Certaines sont innocentes comme "Ah ! le petit vin blanc", créée en 1943 par Lina Margy. D'autres relèvent de la propagande comme le fameux "Maréchal, nous voilà !" Mais d'autres encore versent dans l'insouciance ("ça sent si bon la France" de Chevalier, "La Tour Eiffel est toujours en place", de Mistinguett) ou frisent carrément la bêtise et l'obscénité : "ça va beaucoup mieux" après le franchissement par l'ennemi de la ligne de démarcation. Un irresponsable écrit même "alors, ça gaze ?"
La courageuse Joséphine Baker s'engage dans la Résistance active dès 1940. Mais elle représente une exception ; la plupart des artistes sont plutôt dans l'attentisme ou l'insouciance. Rares sont cependant ceux qui fricotent réellement avec les Allemands. Les artistes veulent que le spectacle continue et que l'on continue de chanter. Tout comme les gens en général. Comme eux, ils sont plus attentistes que fanatiques. D'où les pressions importantes sur les artistes de la part des deux bords et les reproches, souvent malveillants venant de ces deux bords. Le rôle plus que trouble d'Arletty est cependant à souligner.
Joséphine Baker, la Résistante
Dès le début de la Guerre, Joséphine Baker est agent du contre-espionnage. Profitant de ses relations dans la haute société parisienne, elle agit pour la Croix-Rouge. Puis, elle s'engage le 24 novembre 1940 dans les services secrets de la France libre : en France métropolitaine et ensuite en Afrique du Nord. Elle ne fait pas de la figuration ; elle joue un rôle important. C'est ainsi qu'elle code ses partitions musicales pour faire passer des messages. C'est comme engagée volontaire qu'elle débarquera à Marseille en octobre 1944. Elle fait partie des forces féminines de l'armée de l'air.
À la Libération, elle chante pour les soldats et les résistants près de la ligne de front. Joséphine Baker sera décorée de la croix de guerre, de la Médaille de la résistance puis de la Légion d'honneur des mains du Général de Gaulle. L'ensemble de son action en tant que résistante au service de la France libre est détaillé dans un ouvrage intitulé Joséphine Baker contre Hitler.
Arletty "pas très résistante"
(ci contre : Hans Jürgen Soehring, l'officier allemand compagnon d'Arletty) A l'opposé de Joséphine Baker, l'actrice et chanteuse Arletty fera comme les "saucisses", ces femmes qui flirtent avec les soldats allemands, qui se livrent à une forme de "collaboration horizontale". Arletty s'afficha avec un officier allemand sans aucun complexe. Elle en tombera même enceinte et avortera. Et, quand on lui demandait "Alors, comment ça va ?", elle répondait : "Pas très résistante..." En effet !
Quand Tristan Bernard (qui est juif) est arrêté, c'est quand même Arletty qui le fait libérer en utilisant ses relations avec l'Occupant. Guitry, qui jouera un rôle plus secondaire dans cette bonne action, s'en attribuera tout le mérite.
A la Libération, Arletty ne subit pas le sort des "saucisses". Elle n'est pas tondue. Elle subira néanmoins des nuits d'interrogatoire et de cachot à la Conciergerie. Elle sera également internée à Drancy. Mais on ne l'y laissera croupir que quelques semaines. Elle est alors assignée à résidence, avec interdiction de tourner (elle n'avait pourtant fait aucun film avec la société allemande La Continentale). Elle s'en tire avec un "blâme".
Finalement, Arletty résume en une phrase peu élégante sa conduite durant les années d'Occupation : "Mon coeur est français, mais mon cul est international !"
André Dassary chante "Maréchal, nous voilà !"
Il chantera successivement "Maréchal nous voilà !", "Le temps des cerises", et la chanson-titre du film "Le Jour le plus long". Son meilleur succès : Ramuntcho (1944), une chanson de Vincent Scotto pour la musique et Jean Rodor pour les paroles. "Les Allumettes", de Prévert et Kosma. Il commence véritablement sa carrière au sein des Collégiens de Ray Ventura. Captif en Allemagne au début de la Seconde Guerre mondiale, il est libéré et atteint véritablement la notoriété sous l'Occupation, notamment avec l'opérette "L'Auberge qui chante" (1941) et une chanson tout à la gloire de Pétain, "Maréchal, nous voilà !", devenue emblématique du régime de Vichy — et qui, après guerre, lui attire quelques critiques. Son succès n'aura toutefois pas à en souffrir.
L'humour résiste
En 1942, Fernandel joue les simplets, comme on le voit sur cette vidéo de la délicieuse scène où il chante dans un arbre. Jusqu'ici, il ne s'était affublé que de prénoms ridicules comme "Ignace" (voir extrait chanté du film) ou "Barnabé", qui donnèrent lieu à deux films du même nom avant la guerre. A présent, c'est officiel, il se déclare simplet, donc innocent en ces temps de graves irresponsables perpètrent des crimes. Fernandel fait l'idiot mais faire l'idiot ne veut pas dire qu'il n'est pas conscient de ce qui se passe autour de lui.
C'est en reprenant "Ignace" de Fernandel que Bourvil remporta un radio-crochet de Radio-Cité en 1938 et endossa à son tour le costume du chanteur idiot, stéréotype déjà lancé à la Belle Epoque, lancé par Dranem et Fortugé.
Dans les années 1940, Jacques Pills (par ailleurs mari de la grande chanteuse Lucienne Boyer), qui n'était jamais en reste pour plaisanter, sans tomber cependant dans l'idiotie de Fernandel ou de Bourvil, devient peu à peu sérieux. Comme si son humour en avait pris un coup. Lui qui avait tourné dans toute l'Europe en duo avec son acolyte Georges Tabet, et qui avait repris notamment à Mireille et à Jean Nohain des chansons comme "Couchés dans le foin", voilà qu'il se met à évoquer la soltude de la femme du soldat avec "Seul dans la nuit" (1945), une reprise de la chanson de Léo Marjane. Ayant pris comme impresario Bruno Coquatrix, il continuera dans la voie sérieuse en collaborant plus tard avec Coquatrix pour la conception de spectacles à l'Olympia. Ses chansons de l'Occupation gardent quand même encore une bonne teinte d'humour : : "Avec son ukulélé", 1941, "Elle était swing , 1941, "Cheveux dans le vent", 1943
Jacques Pills avait pris Gilbert Bécaud comme pianiste pour l'accompagner pour une tournée en Amérique. Suzy Solidor, elle, a pour pianiste le père (russe) de Michel Polnareff :il s'appelle Leib Polnareff mais son nom d'artiste, c'est Léo-Poll.
1945, le temps des comptes
Charles Trenet et son ex-complice duettiste Johnny Hess furent inquiétés à la Libération (voir "Chansons de la Douce France"). D'autres artistes le furent aussi.
- Suzy Solidor chante chaque jour la version française de Lily Marlene dans son cabaret rempli d'Allemands. Elle participa à des galas politiques et elle eut une liaison avec un haut dignitaire nazi. A la Libération, on lui réclame des comptes.
- Piaf chante beaucoup de nouvelles chansons pendant l'Occupation. En 1940 : "y'en a un de trop", "L'accordéoniste", "on danse sur ma chanson". En 1941 : c'était un jour de fête", "j'ai dansé avec l'amour". En 1942 : "c'était une histoire d'amour". En 1943 : "de l'autre côté de la rue", "tu es partout". Etc. Certains ont prétendu que "tu es partout" était un acte de résistance par référence à "je suis partout" mais il n'en est rien. L'analyse du texte montre qu'il s'agit d'une simple chanson d'amour. Piaf a maille à partir avec la commission d'épuration. Elle s'en sort facilement et même avec les félicitations de ses juges. En effet, sa secrétaire était une résistante qui aida les clandestins et prisonniers avec l'aide passive de la chanteuse.
- Lys Gauty. À la Libération on lui reproche ses interventions sur Radio Paris et une tournée avec Fréhel et Raymond Souplex organisée par l'association Kraft durch Freude (la Force par la Joie) en Allemagne pendant laquelle elle chante devant les ouvriers du S.T.O et les prisonniers des Stalags en 1942. Elle ne reviendra jamais sur le devant de la scène. Son plus grand succès restera la valse "Le chaland qui passe" (1933), version française de la chanson italienne Parlami d'amore Mariu, chantée par Vittorio de Sica.
- Léo Marjane. Née en 1912, elle vient d'avoir 101 ans le 27 aout 2013. À la Libération, elle fut poursuivie par les Comités d’épuration pour avoir chanté dans des établissements fréquentés par des officiers allemands « Je ne pouvais pas empêcher les Allemands d’entrer..." Elle est arrêtée et jugée, puis finalement acquittée, mais pour elle le mal est fait et son image s'en ressentira durablement. Son premier grand succès "La Chapelle au clair de lune" - traduit de l'anglais - l'avait propulsée en 1937 au devant de la scène. En 1942, elle remporte un immense succès avec la chanson "Seule ce soir", dans laquelle se reconnaissent les centaines de milliers de femmes françaises dont le mari est prisonnier de guerre en Allemagne ("Je suis seule ce soir / Avec mes rêves / Je suis seule ce soir/ Sans ton amour"). Cette chanson la rend célèbre. Elle sera reprise par Chevalier ainsi que par Jacques Pills.
- Danielle Darrieux est contrainte de se produire en Allemagne pour faire libérer son mari. Puis le couple s'efface par prudence.
- Tino Rossi grossit. Tino Rossi gagne des cachets astronomiques. Ou plutôt gastronomiques devrait-on dire car il grossit alors que tout le monde vit de privations. Il profère des propos inquiétants mais qui semblent plus liés à un délire passager (grisé par son succès ou grisé tout court ?) que par une adhésion aux thèses de Vichy.
D'autres chansons et interprètes inoubliables de ces années-là
La chanson française n'a pas connu d'exode. Elle est restée. Apolitique, elle se fait pourtant l'écho des préoccupations du moment : "Elle a un stock" (Georgius), "Les jours sans" (Fernandel), "la symphonie de semelles en bois" (Chevalier), "la marché rose" (Jacques Pills), par exemple, en témoignent. Les Allemands financent les spectacles de divertissement pour assurer le "gai Paris". Paris est devenue la principale vedette Paris et Francis Lemarque en fait son sujet de prédilection. Le public se presse pour aller aux spectacles, à la fois pour oublier les soucis mais aussi parce que les chanteurs de rue ont disparu (interdiction des attroupements sur la voie publique). C'est un Français, Pierre Laval, qui va censurer les ondes à partir de 1942.
- Lucienne Delyle : "Mon amant de Saint-Jean" C'est une chanson qu tout le monde connaît, sans savoir pour autant que Lucienne Delyle en est la créatrice sur la scène. Et pendant qu'Arletty aurait pu chanter "mon amant allemand", Lucienne Delyle chante "mon amant de Saint-Jean". C'est tout de même mieux...Cette chanson sera le grand succès de 1942. "Mon amant de Saint-Jean", une chanson tellement symbolique de son époque que Truffaut en fera la bande-son du Dernier métro. Sa carrière décline à la fin des années 1950, en raison d'une leucémie qui finira par l'emporter.. A écouter aussi : "Nuages", 1942 sur la musique de Django.
- Lina Margy : "Ah ! le petit vin blanc". Son nom est associé à la chanson qu’elle crée en 1943 : "Ah ! le petit vin blanc", paroles de Jean Dréjac et musique de Charles Borel-Clerc. On lui doit aussi d’avoir popularisé "Voulez-vous danser grand-mère ?" (reprise ensuite par Chantal Goya), paroles de Jean Lenoir sur une musique de Raymond Baltel et Alex Padou.
- Mâchez danois avec Ulmer ! Sa chanson "J'ai changé ma voiture contre une jeep "devient la chanson fétiche de la 2ème DB de Leclerc. Il écrit aussi "Pigalle" qui devient un succès. "Un monsieur attendait" est typique de son humour. L'accent danois de George Ulmer passe bien en période d'américanophilie. Son ami Pierre Dudan perce également avec Clopin-clopant","Le café au lait au lit", "la tête à l'ombre et les pieds au grand soleil".
- L’américanisme est mal toléré mais Yves Montand aime l'Amérique et il chante grimé en cow boy. En octobre 1944, Edith Piaf lui a donné sa chance et il passe justement en..."vedette américaine" !
- Raymond Legrand fait office de remplaçant de Ray Ventura parti s'aérer en Amérique du Sud en attendant que la guerre passe. Il fait de la musique brillante et joyeuse.
- Un chant circule dans l'ombre : le Chant de la libération dont le titre sera très tôt changé en "Chant des partisans". Une chanson écrite par Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon sur une mélodie d'Anne Marly qui devait au départ servir d'indicatif à Radio Londres. Germaine Sablon (soeur aînée de Jean Sablon et résistante) la crée.
Juliette Greco est plus litéraire. Elle a comme premier paroliers Queneau (Si tu t'imagines"), Sartre (Rue des blancs-manteaux), Mauriac...
Georges Guétary. Cet athlète égyptien venu en France étudier la comptabilité et la gestion, sera vite célèbre grâce au compositeur Francis Lopez qui lui écrira, entre autres, "Robin des bois", "Caballero", "Chic à Chiquito". Spécialisé dans l'opérette et le film musical comme "La Route fleurie", Guétary joue aux côtés de Gene Kelly dans "Un Américain à Paris" de Vicente Minelli. Il est aussi célèbre pour son tube "Le pt'it bal du samedi soir".
Radio-Paris ment, Radio-Londres parodie La propagande joue à plein. Radio-Paris est la radio du Maréchal. Y viennent chanter Chevalier et Fernandel. A Radio-Londres, Pierre Dac parodient des chansons pour s'en prendre à des vedettes, ainsi "tout ça fait d'excellents Français" est détournée par ses soins.
Marie-José connut un certain succès pendant et après la Seconde Guerre mondiale. "Le bar de l'escadrille" fut gravé en 1942.
Plutôt que coller des liens partout, j'ai confectionné cette playliste de plus de 70 vidéos musicales sur YouTube :
PLAYLISTE DES CHANSONS DES ANNEES 1940 - 1944
18 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON