Christian Bourgois, la fidélité à quelque chose
Les grands éditeurs français vivants se comptaient déjà sur les doigts d’une main de Django Reinhardt : ils sont un de moins depuis hier avec la disparition de l’immense Christian Bourgois, éclaireur élégant, lettré avisé.
Il était de ces éditeurs rares avec lesquels on pouvait dire, sans honte, qu’on avait appris à lire. Christian Bourgois, désormais mort. « Passeur », nous dit-on, ce qui ne veut rien dire. Une formule, comme il savait les éviter. Passionné, plutôt. Eclairé. Talentueux. Il était de ces très rares éditeurs dont on attendait avec forte impatience les nouvelles publications, dans un genre, l’édition, depuis longtemps ruiné, abandonné aux publicitaires, aux journalistes nuls ou aux écrivaillons illisibles. Vingt ans, sinon trente, que ni Gallimard, ni Flammarion, ni Albin Michel, ni le Seuil n’ont publié quoi que ce soit de pertinent, d’intrigant ni de valable. J’exagère, mais très peu. Christian Bourgois, lui, depuis la création de sa maison d’édition, en 1966, ne laissait pas indifférent. Ne publiait pas au hasard, mais, livre après livre, semblait avancer dans sa quête des mots, de la littérature, qui ne signifie(ent) plus grand-chose désormais. Pas parce que Christian Bourgois est mort, mais parce que la littérature a quitté le monde bien avant lui, à quelques exceptions près, à quelques pages près : celles publiées par l’acuité de Christian Bourgois, celles de McLiam Wilson, immense et tourmenté écrivain irlandais, celles de son compatriote Michael Collins, celles avant de Bret Easton Ellis, celles de Jim Harrison, celles aussi de l’ami Dominique De Roux, à l’origine lui aussi des éditions Bourgois, chez qui il publia La Mort de LF Céline, couverture blanche, texte inusable sur le génie de Meudon. La littérature était morte depuis longtemps que Christian Bourgois lui offrait encore quelques battements de cœur, de ci de là, pour tenter de nous convaincre que les mots pouvaient encore peser.
Tous les libraires de France et de Navarre savent ce qu’ils doivent à Christian Bourgois. Des heures de plaisir, avant tout, si tant est que le libraire est avant tout un lecteur. C’est-à-dire quelqu’un qui ne peut se réjouir de vendre des pelletés d’Elegance du hérisson ou d’Ensemble c’est tout, ou de Et si c’était vrai. Chaque libraire sait que s’il bandait encore, tous les mois, ou presque, c’était dans l’attente de quelque nouveauté chez Christian Bourgois, quelque trouvaille hallucinante, qui viendrait habiter quelques heures de nuit de nombreux lecteurs. Vendre des livres, c’était un peu, surtout, vendre des livres de Christian Bourgois, ou des éditions Phébus, ou des éditions de l’Olivier, dernières maisons vénérables dans ce navrant cloaque qu’est devenu l’écriture, le genre littéraire, squatté par des opportunistes bon teint, philosophes crapoteux ou romanciers « plus belle la vie », qui ne leurrent que la « multitude connarde », il est vrai fort nombreuse. On n’édite plus aujourd’hui, on occupe la place, on inonde le marché, on se « positionne ». Personne n’y connaît plus rien, et peu importe : seules comptent les « meilleures ventes » baromètre affligeant qui vient estimer le vide.
Christian Bourgois avait également un temps dirigé la maison d’édition de livres de poche, « 10/18 », réputée pour la qualité de ses couvertures et le choix de ses auteurs. Plus récemment, on a même eu droit à la sortie d’une collection Bourgois poche, sobre et pointue, dans laquelle on trouve déjà le très indispensable Gothic Charpentier, de William Gaddis, et des textes de Vila Matas, et d’autres pépites. Christian Bourgois, fondamentalement, n’a jamais vraiment manqué de goût. Tout était sûr, juste, à propos. Le choix des couvertures, des photos, le choix des auteurs. Il raconté récemment avoir loupé (à son grand regret) le séminal American Psycho de Bret Easton Ellis, parce que son traducteur (Brice Matthieussent) l’avait jugé trop « violent ». Il déclarait aussi attendre avec impatience la suite des aventures de McLiam Wilson, l’auteur d’Eureka Street, qui depuis, navigue entre dépression et alcoolisme, loin de l’écriture. Un tel auteur ne pouvait exister que chez Christian Bourgois, nulle part ailleurs. L’écrivain va aux mots, les mots étaient là, chez cet éditeur classe et discret, qui disait ne pas s’intéresser aux livres, mais aux auteurs : "Un éditeur doit vivre dans un climat d’échec permanent, avec des auteurs qui n’écrivent pas ce qu’ils auraient voulu et des livres qui ne reçoivent pas l’accueil souhaité." Rien à voir avec les économistes qui dirigent le livre aujourd’hui, pas lecteurs du tout, qui ne se soucient que de parts de marché et de « plus produit ». Christian Bourgois était un homme d’avant, d’un temps où comptait la littérature, ce royaume merveilleux peuplé de créatures curieuses qui ont fait, mine de rien, pour certaines pages, de notre pays le centre du monde. Et des Etats-Unis, le centre d’un autre.
Les mauvais nécrologues insisteront trop sur le fait que Christian Bourgois publia, envers et contre toutes les fatwa les très ennuyeux Versets sataniques de Salman Rushdie, parenthèse anecdotique dans le parcours de ce vrai monument qu’on contemplera encore de longs siècles. Et sur sa pierre tombale on pourrait peut-être inscrire cette si belle lettre de Dominique De Roux, écrivain rare et ami juste, datée du 1er janvier 1974, extraite de l’excellente correspondance parue chez Fayard Il faut partir :
« Mon cher Christian,
Comme on s’approfondit en s’éloignant
de notre jeunesse car bientôt aussi nous serons des gens comme ça qui se
temporalisent. Je pense à vous et alors tout s’éclaire et tout s’obscurcit. Et
reste la fidélité à quelque chose. »
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