Claude Autant-Lara, un cinéaste dérangeant
Plus retentissant encore que La Symphonie pastorale, l’événement de l’après-guerre fut Le Diable au corps de Claude Autant-Lara, tourné fin 1946 et sorti l’année suivante. Le roman autobiographique de Raymond Radiguet, écrivain prodige découvert par Cocteau, mort à 20 ans en 1923, l’année de la parution de son livre, narrait en un style concis, d’une lucidité cruelle, les amours d’un adolescent et d’une femme de combattant, pendant la guerre de 14. Aurenche et Bost, qui avaient signé le livret et déjà travaillé avec Autant-Lara pour Douce (1943), chef-d’œuvre noir d’après un roman d’une femme de lettres, qui signait d’un pseudonyme masculin, Michel Davet, construisirent le scénario du Diable au corps avec une suite de play-back à partir de l’enterrement de Marthe, l’héroïne, faisant ainsi revivre les souvenirs de François, son amant, et permettant de rendre au film l’équivalence du roman écrit à la première personne par Radiguet. Gérard Philipe, qui avait l’âge du héros, acteur romantique par excellence, parvint à rendre dans toute sa complexité le personnage de ce jeune garçon cruel par inconscience, cynique sans le savoir, comme peuvent l’être de nombreux jeunes gens de 17 ans dans les circonstances éprouvantes de la guerre. Ce fut l’un de ses grands rôles et l’acteur reste à jamais François Jaubert, cet adolescent de l’arrière qui veut jouer l’homme sans se soucier du conflit et des règles morales. De même que Micheline Presle fut une Marthe Grangier magnifique, emportée par sa passion et vivant cette liaison jusqu’à la mort.
Le Diable au corps a été un grand succès populaire et la jeunesse de 1947 y contribua grandement, trouvant dans cette histoire une correspondance avec ses propres problèmes. Le film n’avait pas pour sujet le désespoir, mais l’amour, et se voulait un plaidoyer virulent contre la guerre. Sa résonance s’accrut encore lorsque commencèrent à se faire sensibles les premières menaces de la guerre froide. Le film valut à son réalisateur le prix de la critique internationale et à Gérard Philipe celui du meilleur acteur au Festival de Bruxelles 1947. Mais le scandale ne fut pas évité pour autant, car au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on n’admettait pas davantage qu’au temps de la Première la révolte adolescente qui s’exprimait, non par le courage et l’engagement, mais par l’égoïsme et la sexualité. L’atteinte à l’institution du mariage et à la fidélité des femmes de combattants choquait également. S’attaquant à la bourgeoisie et aux entraves mises à la liberté individuelle, Claude Autant-Lara se révélait, avec ce film, un cinéaste dérangeant et... fier de l’être.
Il continua sur le même ton avec un film comme Le Bon Dieu sans confession (1953), d’après un roman de Paul Vialar et causa un nouveau scandale lorsqu’il adapta pour l’écran en 1954 Le Blé en herbe, d’après le roman de Colette, où un adolescent est initié à l’amour par une femme mûre (Edwige Feuillère), film très fidèle au livre et remarquablement mis en scène.
Comme Christian-Jaque, Claude Autant-Lara sera ensuite tenté par l’œuvre de Stendhal et en 1954 s’attaquera au Rouge et le Noir, film en couleurs en deux parties, avec de très beaux décors stylisés et, de nouveau, Gérard Philipe en héros stendhalien. Après s’être glissé dans la peau de Fabrice del Dongo, il sera un très convaincant Julien Sorel aux côtés de deux femmes : Danielle Darrieux en Mme de Rénal et la ravissante Antonella Lualdi en Mathilde de la Mole. Oeuvre de prestige, dont on peut dire qu’elle est l’un des sommets de cette conception du cinéma de qualité à la française inspiré par la littérature.
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Les critiques littéraires ne se privèrent pas, une fois encore, de marquer leur désapprobation pour un exercice qui, selon eux, dévalorisait l’œuvre d’un de nos grands romanciers, mais les critiques cinématographiques ne leur emboîtèrent pas tous le pas, à l’exception de Truffaut, dont on sait que sa position intransigeante causa des ravages. Néanmoins, dès le prologue, le romantisme jacobin de Stendhal se manifestait, tandis que la couleur et les sobres décors de Max Douy apportaient beaucoup à la puissance expressive du film.
En 1955, le cinéaste réalise un vieux rêve : porter au cinéma Marguerite de la nuit, de Pierre Mac Orlan, où le mythe de Faust est transposé dans le Paris de l’entre-deux-guerres, avec Yves Montand, diable au pied bot, Palauen vieux Faust, Jean-François Calvé en Faust jeune et Michèle Morgan en émouvante Marguerite. Décorateur et créateur de costumes pour Marcel L’Herbier dans sa jeunesse, Autant-Lara retrouvait avec ce film les enthousiasmes de l’avant-garde et se lançait dans une expérience esthétique "Art déco", trop esthétisante d’ailleurs, au point que ce film fut un véritable bide et resta quasiment méconnu.
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Par contre La Traversée de Paris, en 1956, d’après une nouvelle de Marcel Aymé avec Gabin et Bourvil, sera un immense succès et une chronique au vitriol du Paris occupé de 1943 avec ses profiteurs et ses gagne-petit. Ce film, étonnant par sa verve et sa noirceur, reste encore de nos jours un des longs métrages que la télévision se plaît à nous passer régulièrement. Il faut dire que, dans ce film, Autant-Lara donne la pleine mesure de son talent et qu’il hausse jusqu’à l’épique la truculence, l’exagération, la hargne, l’outrance, voire la vulgarité. Et puis il est servi par deux têtes d’affiche époustouflantes : Bourvil et Gabin, dont le duo est un régal de cocasserie et auquel se joint un Louis de Funès dont les qualités d’acteur pointent le nez avec gourmandise. On sait ce que fut la suite de sa carrière...
En 1958, alors que la Nouvelle Vague s’apprête à déferler écrasant tout sur son passage et reconduisant sans ménagement la vieille garde dans les coulisses, Claude Autant-Lara réalise une fidèle adaptation d’un roman de Georges Simenon (toujours avec Aurenche et Bost), En cas de malheur, où Gabin, encore lui, aura pour partenaire Brigitte Bardot en femme fatale, pour laquelle un grand avocat parisien perd la tête. Autant-Lara parviendra à tirer le maximum d’une vedette plus réputée pour sa plastique irréprochable que pour ses dons de comédienne ; mais il faut reconnaître à Bardot d’être entrée, autant que faire se peut, dans son personnage avec beaucoup de bonne volonté et d’avoir affronté Gabin avec courage. Ce film sera la dernière grande réalisation d’Autant-Lara et ne dévalorise nullement l’ensemble de sa production. Ce film fut d’ailleurs bien accueilli, les deux vedettes jouissant d’une renommée suffisamment considérable pour attirer dans les salles un public nombreux.
La stabilité relative du cinéma français, durant la période 1948-1960, avait permis à divers créateurs consacrés d’épanouir leur talent. Mais cela aboutissait, au fil des années, à une inévitable sclérose, car l’art - contrairement à l’industrie - ne saurait fabriquer en série des prototypes ; or le danger d’un cinéma, menacé par les stéréotypes, allait faire le succès incroyable de la Nouvelle Vague. Autant-Lara, comme Christian-Jaque et tous les grands auteurs de cette décennie, se retirerait, convaincu qu’il était victime d’une réelle injustice, après avoir signé une cinquantaine de films et marqué de son empreinte, de sa verve, de son insolence, de son talent, ce cinéma de l’après-guerre. Il mourut à Antibes le 5 février 2000.
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