Comment pensait Cro Magnon ?
- Grotte de Chauvet - Grande fresque de la salle du fond
Bien avant l’affirmation du « Je » par l’être humain et, a fortiori, bien avant l’énoncé du « je pense », l’être humain était sans conscience singulière, il errait dans l’imaginaire. Cro-Magnon avait pour voisins des animaux, ses frères qui lui ressemblaient et qu’il représentait sur les parois de sa grotte. Il ne se sentait pas distinct complètement de l’âme animale ni de l’âme du vivant de façon générale. Par là même, il ne présentait aucune aptitude à construire une identité propre, même s’il avait conscience de son propre corps comme étant bien séparé de ceux de ses congénères.
Incapable aussi d’établir une quelconque hiérarchie, pas même entre adultes et enfants. Dans les grottes tapissées d’empreintes de mains, on voit se mêler des mains d’hommes, de femmes et d’enfants, comme l’expression d’une démocratie universelle sans distinction aucune.
Dès lors, on peut se demander comment est née la conscience humaine.
Pour tuer une part du suspense, nous annonçons d’emblée que les facultés humaines sont probablement apparues dans l’ordre suivant :
1 - La perception, 2 - l’imagination, 3 - la conscience (au sens cartésien), 4 - l’entendement, 5 - le jugement, 6 - la raison.
Rien d’original, j’ai repris les classifications kantiennes (imagination, entendement, faculté de juger et raison). Les facultés proches de l’animalité, indépendantes de la raison, sont les premières (sauf l'imagination qui est une faculté spécifiquement humaine). Les facultés les plus abstraites et indépendantes de la condition animale apparaissant en dernier. La mémoire mentale n’est pas considérée comme une fonction pensante de premier plann (elle sert surtout des stockage). Elle ne figure donc pas dans la liste, son apparition se situerait très tôt : entre la perception et l’imagination.
Mais la question cruciale reste : comment est née la première fonction de l'intelligence qui a entraîné la formation de toutes les autres ? Comment est apparue l’imagination ? Pour le comprendre, nous allons devoir nous mettre dans la tête d’un homme de Cro-Magnon. Je précise que je dis Cro Magnon par faciliter la démonstration et pour désigner l’homme préhistorique ayant habité les grottes. Puisque je vais m’efforcer de raconter son histoire, autant de le désigner par son petit nom.
Les trois buts dans la vie de Cro Magnon
Il faut écarter de façon résolue tout regard rétrospectif de l’homme moderne sur son très lointain ancêtre. La « théorie de l'art pour l'art » est tombée en désuétude après qu’on a constaté que la grande majorité de l'art pariétal est située dans des grottes, souvent hors des regards et de toute lumière naturelle.
Cette théorie née de l’esprit de l’homme moderne fut donc rejetée mais sitôt remplacée par une autre, la théorie du tableau de chasse et de la magie de la chasse. Mais là encore, ce ne sont que des projections de fantasmes qui firent long feu au vu des observations montrant que les scènes de chasse étaient inexistantes et les reproductions d’animaux blessés rares. De plus, les vestiges d’animaux chassés mis au jour lors des fouilles d’habitats ne cadraient pas beaucoup avec les représentations animales. Les échantillons culinaires des hommes du Paléolithique montrent que les rares animaux blessés représentés ne correspondent pas à ce qui était réellement consommé. Pour plus de détails sur ces points, voir ce site. Claude Lévi-Strauss distingua les animaux « bons à manger » des autres, « bons à penser ». Mais là aussi, l’objection se présente : rien ne démontre que l’homme des cavernes avait accès à l’abstraction mentale permettant de "penser".
Nous déciderons donc de faire table rase de toute interprétation contemporaine, de tous préjugés, pour nous focaliser sur la vie très primaire de l’homme originel. En appliquant cette méthode cartésienne, nous pouvons au minimum déclarer que l’homme primitif avait deux préoccupations vitales, les mêmes que celles des autres mammifères, et des animaux en général, à savoir : sa survie (alimentation, santé), et la survie de son groupe (la procréation). Nous savons également que beaucoup de bêtes ont l’instinct du territoire. On peut l’ajouter aux instincts de l’homme et en déduire sans trop de risque que l’ornement des parois des grottes est une forme de marquage de son territoire.
Nous allons prendre le risque de l’hypothèse d’une fonction supplémentaire, celle de l’éducation des petits humains. Chez les mammifères, dont les petits ne sortent pas de l’œuf tout finis et autonomes, contrairement à d’autres espèces (les tortues, par exemple), une période de maternage s’avère indispensable ainsi que des notions d’apprentissage. Prenons le cas du chat. Ce félin enseigne l’art de la chasse à ses petits de manière progressive. Il leur apporte d’abord une petite proie morte, généralement une souris. Puis, il apportera une proie vivante mais sans la laisser à l’entière disposition des petits, en gardant le contrôle sur elle. Imaginons à présent les premiers hommes. Cro-Magnon doit enseigner la chasse aux petits d’homme. Il lui est possible de se rendre sans danger avec leurs enfants, à l’heure où sommeillent les grands prédateurs (fauves), sur le coup de midi, sur les lieux de chasses de ces derniers pour récupérer des morceaux de dépouilles d’animaux. Cro Magnon rapporte de la nourriture et du même coup offre aux enfants les plus grands du groupe un terrain d'apprentissage pratique.
Cette théorie de la transmission utile du savoir peut expliquer les ornements rupestres. En effet, tout groupe avait dû certainement connaître des événements semant la mort parmi ses membres et il s’est trouvé alors confronté à la question suivante : comment perpétuer la vie quand les adultes chasseurs sont décimés et que les membres restants sont dans l’incapacité de chasser et de se défendre contre les dangers extérieurs ? C’est ici qu’intervient l’hypothèse que les hommes ont ét contraints de représenter la plupart des animaux sur les murs de la grotte pour en faire des supports pédagogiques (même si ce ne devait pas être l’unique fonction des peintures), afin de montrer aux jeunes les animaux tels qu’ils sont, sans être obligés de sortir au milieu des dangers, de leur apprendre à distinguer quels sont les animaux dangereux, lesquels sont utiles, lesquels sont leurs voisins et leurs quasi pareils.
Seulement voilà, pour passer le cap de la représentation des choses sur un support, il faut que la conscience ait franchi le seuil de la représentation mentale. Cela va faire l’objet du point deux.
L’éveil de la conscience imagée chez Cro Magnon
1ère étape : l'impression rétinienne
La représentation mentale des animaux s'est imposée chez des chasseurs qui pratiquaient, de génération en génération, la chasse à l'épuisement. Ce type de chasse oblige à suivre les animaux de près pendant de longues heures jusqu'à ce qu'ils faiblissent ou relâchent leur attention. Les hommes n'avaient pas d'arc, seulement des sagaies. Faute de portée suffisante de leurs armes, ils devaient s'approcher au plus près des bêtes pour donner le maximum de force à leurs coups. Ces deux conditions - grande proximité et fixité du regard sur l'animal - , ont créé une impression rétinienne de l'image de l'animal. L'impression de la rétine a donné naissance à la première forme de conscience humaine : la représentation différée : l'animal absent, l'image perdure encore - en décalé dans le temps- dans l'esprit. Nous avons tous fait cette expérience qui consiste à fermer les yeux après avoir regardé fixement un objet. Les paupières closes, l'objet subsiste très nettement et cela sans aucun effort de notre part.
2ème étape : la première représentation animale
Dans sa grotte, Cro Magnon voit l'image d'un animal apparaître soudainement sur la paroi autour des fissures et de tâches. En caressant instinctivement les contours de la forme qu'il voit, ses doigts sales imprègnent la paroi et marquent davantage le contour. Cro Magnon prend alors de la matière sur le sol et continue le tracé dans un acte cette fois délibéré. La première peinture est née ! Nous avons, là encore, vécu ce genre d'expérience : nous voyons se dessiner des formes familières dans les nuages ou sur les les murs. L'auteur de cet article, après s'être documenté sur Internet sur l'art pariétal, a vu tout-à-coup sur le mur de son balcon un ours complet tourné vers la gauche avec son oeil, son museau et son corps à quatre pattes. Pourtant, il n'avait vu aucune représentation d'ours lors de ces recherches. Mieux encore, après quinze années d'occupation du logement, c'est la première fois qu'une vision s'offrait à lui sur ce mur jusqu'ici resté muet et anodin. Peut-être cet animal est-il niché dans la conscience la plus profonde de l'homme ? Nous allons voir que cette hypothèse est loin d'être absurde.
3ème étape : une organisation thématique des représentations au milieu des esprits des animaux
L'ours, ancêtre mythique de l'homme
Dans la grotte Chauvet, l'ours est représenté isolé des autres animaux, dans les zones latérales reculées. Au fond de la grotte, un crâne d’ours repose sur un bloc, les scientifiques disent qu'il s’agit manifestement d’une mise en scène. Or, on sait que l'ours était le premier occupant de la grotte. Les occupants primitifs le savaient aussi grâce aux traces de griffes sur les parois du fond de la grotte, des restes de l'animal éventuellement, voire même des odeurs retenues dans ce milieu humide (Cro Magnon avait un odorat bien meilleur que le nôtre). Ce crâne posé là comme sur l'autel donne l'impression que l'ours était vénéré dans une zone de sanctuaire qui lui était dédié. Premier occupant des lieux, il était encore présent dans l'esprit des hommes, du moins c'est ce que ces derniers croyaient. Cela se tient ; si l'on y réfléchit, toutes les grandes civilisations ont vénéré les ancêtres qui ont peuplé avant eux et leurs parents leur territoire, des milliers d'années (voire des millions) avant eux et ces ancêtres n'avaient pas leur apparence humaine. Les Grecs croyaient aux géants, aux titans, aux cyclopes...Bien souvent les lointains ancêtres étaient en partie humain et en partie animaux.
J'insiste sur la place de l'ours. L'image de cet animal ancré aux fins fonds de notre mémoire ancestrale de notre cerveau fait qu'on l'a utilisée pour regrouper les étoiles en Grande Ourse et Petite Ourse dans le ciel nocturne. Autre image projeté dans le ciel et dans le zodiaque : celle de cervidés : bélier, capricorne. Le taureau, très présent dans les grottes, est aussi un signe zodiacal.
Les fauves sont aussi peints dans le fond de la caverne, ce qui laisse imaginer un regroupement des animaux les plus puissants. Cette puissance était recherchée par les chasseurs qui se paraient de colliers de dents de carnivores ou de griffes d'ours pour accroître leur puissance et leur courage.
Une forme de chamanisme
Partant de cette hypothèse que l'ours serait le génie de la force, et les fauves les génies de la chasse, quel serait le rôle des cervidés abondamment représentés dans une galerie plus proche de la sortie ? Pour le comprendre, il faut savoir que l'on observe encore de nos jours des combats chez les cervidés pendant leur période de rut. Ces luttes impressionnantes se concluent par la victoire du mâle dominant, lequel s'adjuge d'autorité la plupart des femelles. Or, une peinture de la grotte du Roc-aux-sorciers montre deux bouquetins en rut qui s’affrontent (voir). Et, juste à côté, un bouquetin femelle avec son petit. L'allusion peut être prise au pied de la lettre : le vainqueur a enfanté le petit cabri avec la femelle qu'il s'est choisie. Et donc, le cervidé pouvait être le génie de la fertilité. On peut aller plus loin et imaginer (mais attention ! On n'en a aucune preuve) que les hommes se battaient entre eux de la même façon pour que les plus forts d'entre eux, les meilleurs reproducteurs, assurent le renouvellement des générations, des jeunes gens forts et ayant donc un maximum de chances de survie. En effet, le groupe humain était démographiquement très minoritaire sur la terre, perdu au milieu d'espèces d'animaux qui pullulaient. Le groupe pouvait sentir peser sur sa destinée un risque permanent de danger de disparition.
Tout se passe comme si la grotte représentait, pour les humains, l'intérieur d'un crâne où cohabitent tous les esprits, ceux des animaux - dont les hommes voulaient partager les qualités saillantes - et les esprits des hommes. Il n'y pas encore de cloisonnement suffisant pour faire émerger chez l'homme la conscience de sa spécificité. Partant, il n'y a pas non plus d'identités individuelles au sens où nous l'entendons de nos jours. La grotte, avece son bestiaire, est une sorte de lieu symbolisant une conscience universelle !
Si tel était le cas, on pourrait établir un parallèle avec le chamanisme où des rituels de formation des petits s'accompagnnt de litanies nombreuses et répétées. Ces litanies auraient eu pour fonction ici de mémoriser les noms des animaux représentés ainsi que leurs différents rôles et pouvoirs - réels ou magiques - , perpétuant ainsi la cohésion du groupe pour sa survie.
4ème étape : l'apparition des premiers signes
Ce sont les signes qui un jour donneront naissance au langage articulé et abstrait. Pour le moment, nous ne trouvons que peu de signes décodables : le triangle dessine la vulve féminine sur le corps des femmes représentées voire à part (voir un exemple) du corps de la femme. Il est abondamment reproduit dans la grotte de Bernifal (Dordogne), ce qui pourrait accréditer l'idée du tri des femmes les plus fertiles par le mâle dominant et l'usage d'une gamme étendue de ces vulves comme support pédagogique pour les jeunes mâles. Autre signe dont la signification fait l'unanimité auprès des chercheurs : la croix comme représentation de la forme humaine. Les signes en "phi" ayant la même fonction.
Peu à peu, la gamme de ces formes simplifiées va s'étendre et donner naissance aux idéogrammes : la voie était tracée vers le langage qui allait bouleverser la vie de la communauté ! Le langage articulé servira un jour à consolider le pouvoir des dominants. Le langage, on le sait bien aujourd'hui est une arme, un pouvoir politique.
Conclusion
Avec la cosncience du temps (l'image différée) et la généralisation des signes abstraits, Cro Magnon développe sa pensée. Dès lors, on peut dire qu'il dispose de trois formes de conscience : 1 - la conscience directe 2 - la conscience par impression 3 - la conscience par représentation mentale de la chose : imagée puis symbolique. La conscience par impression peut se voir associée à la peinture des mains dites positives (mains enduites de matières et appliquées fortement sur la paroi), la conscience formelle (représentations et symboles) étant, elle, associée aux mains négatives (peintes au pochoir). L'avenir de la pensée qui viendra après Cro Magnon est aux formes et aux contours des notions, des idées, des concepts. Mais, c'est l'imagination qui régnera longtemps. Faculté propre de l'homme, elle va générer les croyances, les mythes et les récits. Et c'est pourquoi, je reste convaincu que l'intelligence s'est formée dans l'ordre indiqué en début de cet article, à savoir : 1 - La perception, 2 - l’imagination, 3 - la conscience du Moi, 4 - l’entendement, 5 - le jugement, 6 - la raison.
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