Dans la peña de Juan Badia
A l’occasion des vingt ans du festival de flamenco de Nîmes, qui programme Antonio Moya et ses amis en une fin de fiesta qui s’annonce mémorable, nous nous aventurons jusqu’à la peña de Juan Badia, haut-lieu sévillan du flamenco traditionnel. C’est là qu’Antonio le sorcier fait chanter les tables.
Le propriétaire est à l’étage, grand homme plutôt mince pour un roi de l’Iberico, attraction paradoxalement discrète de la salle de restaurant. Qui est aussi, c’est marqué sur le mur, sa "tertulia", lieu de débat et de passion. Une autre inscription donne le ton : "aqui los artistas no trabajan, solo se divierten". Sur les murs striés de bandes verticales et interrompus par de grands miroirs dorés, on voit des photos de fiestas, chanteurs et danseuses, on reconnait le dieu des chanteurs sévillans, le regretté et légendaire dégarni Antonio Mairena. Et la Tana et ceux de son clan, et Mari Pena des Pinini et Antonio Moya étrangement déguisé.
Il est à peine seize heures, un jour de semaine en novembre et le lieu est plein à craquer de Sévillans assis à des tables bien garnies de cerveza et de charcuteries, de soupes, de plats fumants et de rouge de la Rioja. A notre table, Moya jette des regards inquiets, comme toujours. Ventripotent, le "directeur artistique" du lieu mais c’est lui qui mène la danse. Le gosse de Nîmes venu en Andalousie pour faire à l’envers le chemin familial, tombé sur Pedro Bacán, qu’il vénère toujours 13 ans après sa mort, pas vraiment reparti depuis. Même jeu de guitare exceptionnel, même sensibilité malgré une technique monstre, et un lyrisme rentré, comme si jouer de la guitare revenait à décrire un paysage intérieur. Et pourtant, tous deux fabuleux accompagnateurs… Des musiciens généreux, rien d’étonnant dans l’affinité avec Juan Badia.
Moya disparaît, parti "chauffer la guitare" dans la grande salle de bal vide de l’autre côté de l’escalier, au-dessus des rayons de pata negra. Les serveurs poussent les tables, installent les chaises pour les artistes, dégagent l’espace pour les pas de danse. L’ambiance est familiale, c’est un peu la place du village, comme l’écrit une journaliste parisienne dans son carnet, on discute des naissances et des décès. Un bar, gratuit et fort en alcool, s’ouvre près de la porte des cuisines, la pièce s’emplit de fumée. On peut boire et fumer, pas d’interdits, certainement pas retenir ses émotions.
On se frotte les paumes des mains, il y a là plusieurs des artistes qui accompagneront Moya à Nîmes, pour tenter de récréer la peña de Juan Badia : Mari Pena, femme de Moya et cantaora, Rubio de Pruna, jeune chanteur venu d’un petit village de la province, la Fabiola, grande fille droite comme la espalda du torero. Et d’autres, comme le "marquis" qui chante en premier, une chanson d’amour et d’oubli bien sûr. Chanteuse sur la dernière tournée de Paco de Lucia, la Tana est restée à la maison pour soigner sa grippe.
Tous les quinze jours, Juan Badia invite des artistes, des professionnels et des amateurs mais que des "bons" comme il dit. Il invite par pure générosité. Il paie les cachets et pour, tout le monde, à manger et à boire sans limites. C’est peut-être cela qu’il aurait aimé vivre dans son enfance misérable, lui qui était né dans une famille nombreuse qui crevait souvent la dalle. Sa légende personnelle raconte l’histoire d’un petit gars qui se bat pour s’en sortir et qui débouche sur l’altruisme. Le "mécène romantique" de Séville comme le surnomme Moya et on sent une affection forte entre les deux hommes.
Pour Badia, ce lieu est celui des artistes, là où ils s’amusent. C’est pourquoi il a tant de mal à dire "non" à un prétendant, lui qui sacrifie ses marges pour que les plus pauvres puissent acheter du jambon dans ses boutiques. "Dans la vie, il faut manger, pas être millionnaire." Son mot-clé est la transmission et apparaissent, après une ou deux heures de chants et de guitares, deux gamins extraordinaires, de cette race de gosses qui gagnent les concours : Beatriz Romero, venue de Huelva pour chanter de déchirantes soleas et un fandango rare, ancien, au compás difficile. Puis un petit gars, même pas adolescent, à la queue de cheval, accompagné par son père originaire de Malaga, Sebastian Soler, lui aussi cantaor.
Des yeux, devenus humides, reflètent les lumières qui se sont allumées avec la tombée de la nuit. Parfois une larme tombe sur un poing serré qui frappe la table de l’index, au rythme des siguiriyas et des bulerías qui s’enchaînent. Mais aussi comme la main qui frappe à cette porte, celle qui ne s’ouvre pas si facilement, celle du duende, l’âme mystérieuse du flamenco. L’afición n’est pas que mélancolie, elle est aussi le moteur du jaleo, l’encouragement, le "olé" de reconnaissance.
Saluts, mains ouvertes tendues vers la tête des autres, hochements de connivence et de respect. Tout s’arrête, on croit que c’est la vraie fin de la fiesta, mais bientôt, un cercle se reforme dans le couloir, sur le palier en haut de l’escalier, seulement limité par un divan et des plantes en pot. Comme un feu qu’on démarre, qui demande quelques minutes pour réchauffer… C’est là que la Fabiola s’illustre, n’en finit pas de chanter et de danser, se donne avec bonheur. La guitare sonne différemment, rendue métallique par l’écho du couloir.
Puis un autre foyer se rallume dans la salle, près de la fenêtre par où pénètrent les néons des enseignes voisines. La nuit est noire depuis longtemps, ça ne va jamais finir. Juan Badia s’enquiert de l’appétit de chacun, que rien ne manque. A la guitare, Paco Fernandez, fils de Curro Fernandez et frère d’Esperanza Fernandez, enchante par son enthousiasme. Mari Pena chante sa famille d’Utrera avec tout son cœur. Rubio de Pruna, qui a débuté dans ce lieu il y a six ou sept ans, pousse lui aussi sa voix dans ses retranchements. Ici, me souffle Moya, on ne paie pas avec de l’argent, on paie avec sa personne, on vient pour aimer l’art du flamenco.
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