Défense de la langue française

Toute une polémique nait d’une proposition (belge) de modifier une règle d’accord orthographique. On voit réapparaître les mêmes discours alarmistes, pas du tout conjoncturés, qui décrivent toute évolution de l’orthographe comme un désastre civilisationnel. Et de débattre immédiatement comme si la proposition en jeu était l’abandon de toute règle. Logique binaire : ou on ne change rien (bon) ou au premier changement, tout va disparaitre (mauvais, abominable). Le Monde publie un article de Romain Vignest qui se pose en redresseur moral : « on invite aujourd’hui au renoncement et à la facilité. » Rien de moins.
Il faudrait noter le caractère délirant de cet attachement au passé orthographique. C’est une forme d’intégrisme qui considère que la vérité est dans l’acquis, ne voyant pas souvent, que cet acquis sort d’une réforme et que cette réforme a eu aussi ses intégristes. C’est aussi un attachement à l’institutionnel, perçu comme législatif. Des évolutions orthographiques, pour lesquelles l’Académie française n’est pas sollicitées, comme le « e » qui ferait voir les femmes, et que pratique Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat auprès du premier ministre, sans aucun débat, aucune convention nulle part, n’entrent pas dans les observations de Romain Vignest. Pourtant là aussi il pourrait dire : « ce n’est pas à une futilité orthographique, à un accent circonflexe ou à une double consonne qu’on s’attaque, c’est au logiciel même du français : la grammaire. »
Nombre d’atteintes à la langue française sont invisibles aux contemporains, alors qu’elles entachent la compréhension, la poésie, la création littéraire bien plus fortement qu’une règle de grammaire qui ne s’emploie que de temps en temps.
Par exemple, nous remplaçons des mots français par des mots anglais. Remplacement parfait sans aucun apport : bashing pour dénigrement, draft pour brouillon… l’expression « tolérance zéro » est juste inacceptable ! En français, on dit « aucune tolérance ». Ce mot « aucun » va disparaître. On ne voit pas contre ce phénomène tellement de réactions.
Nous employons des acronymes comme SMS fondés sur la langue anglaise (short message sent) alors que nous avons « texto », mot latin entré tel quel dans le français, qui a déjà un sens précis (exactement le texte cité) et peut, sans dommage, en prendre un nouveau (un deuxième). Ceux qui défendent mordicus le maintien de l’accord du participe passé peuvent employer sans ne rien voir, SMS ou bashing.
Nombre de mots étrangers entrent dans la langue française et gardent leur orthographe originale. Des mots qui deviennent français devraient prendre une orthographe française. Le foot, par exemple, devrait s’écrire fout ou foute. Les défenseurs de la langue française pourraient discuter du « e » final : en général, on ne prononce pas les lettres finales mais c’est un fait, il y a des exceptions (un fait). On devrait écrire Quatar… rolleur… etc. Ce serait utile et respectueux de la langue française. Personne n’en parle. L’enseignement en serait facilité, ce qui n’est pas un mal, bien qu’il soit abondamment dit que simplifier est horrible.
Côté prononciation, les amoureux de la langue française ont pu noter la quasi-disparition du « o » fermé. Le français a deux son « o », celui de « casserole » et celui de « rôle ». Paul « o » ouvert. Paule, rare, « o » fermé. Automne (le premier fermé le deuxième ouvert). Dans le midi, on ouvre les « o ». Coloration (deux « o » fermés) régionale (« o » fermé), qui a son charme folklorique (l’exception n’entache pas la règle), comparé à l’emploi de deux sons « o » en général en France. La langue française se prononce avec 36 sons. Il nous en restera 35. On peut se débrouiller. La même tendance se produit, elle est moins avancée, pour le « eu ». On va vers 34 sons. Si les sons fermés disparaissent, les sons « o » et « eu » ouverts vont avoir tendance à devenir des « e », ils perdront leur attache aux sons fermés… on va vers 32 sons. C’est comme la biodiversité, on est gagnant à posséder de multiples recours, passerelles… Les ordinateurs arrivent à tout ce qu’ils font avec deux éléments : 0 et 1. Nous ne le pourrions pas. Nous avons intérêt à ne pas perdre nos abattis.
Bien d’autres évolutions nous font perdre la capacité de penser (il parait que c’est la tragédie que porte cette réforme de l’orthographe). On n’a plus de mal à détacher la qualité de l’objet qui porte la qualité. C’est un peu délicat à expliquer. On dit :
Une langue n’est pas qu’un patrimoine. C’est ainsi qu’elle semble pensée et « défendue ». Dans l’idée d’une langue exclusivement patrimoniale, toute réforme est lèse-majesté. Mais une langue est un moteur aussi. Une langue porte en son être même la création de nouveaux mots. En français, on crée des mots par préfixation, suffixation, et composition de mots (tire-fesses, tire-bouchon…). Nous avons depuis peu, la concaténation (un des deux mots est cassé) : Brexit (Britain exit), courriel (courrier-mail) très peu employé malgré cette croyance que l’orthographe est un gage de bonnes méthodes pour penser et que les réformes proviennent de gens qui méprisent la langue, la tiennent pour véhicule, communication.
Les élèves ne veulent pas de l’orthographe et la qualité orthographique diminue partout. Les élèves savent que l’orthographe est inutile, l’orthographe des texto en atteste. D’une part, on pourrait admettre plusieurs orthographes, et d’autre part, se rendre compte du peu de valeur que l’orthographe a dans la beauté de la langue, être indulgent, pour le dire autrement. On récupérerait des centaines de milliers d’heures perdues dans les écoles pour apprendre des matières utiles et formatrices, de la science par exemple.
Bref, l’attachement au formalisme de l’orthographe cache un désintérêt profond pour la langue et la pensée. Cet attachement n’utilise pas la pensée pour s’exprimer : vous trouverez, dans les contestations de ces évolutions, les mêmes formulations sous toute sorte de plumes et à plusieurs époques de réticence à modifier des mots ou des règles. Ce qu’on appelle parfois : une langue de bois.
- Un petit livre indispensable
- Voir ma chronique : http://www.cahiers-pedagogiques.com/L-orthographe-en-crise-a-l-ecole-Et-si-l-histoire-montrait-le-chemin
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