Delacroix et la bannière de la liberté
"La Liberté guidant le peuple" est un tableau que le monde entier connaît. Repris partout, il a aussi illustré le billet de cent francs. Sur Agoravox, l'oeuvre vient souvent accompagner un article. Mais deux idées fausses circulent sur cette toile. Selon la première : elle évoquerait la Révolution de 1789. La seconde est plus largement répandue : elle exalterait la liberté totale, sans entraves. Or, ce sont les journées de révolution de juillet 1830 qui ont inspiré à Delacroix ce tableau et le peintre a pour le moins fait preuve d'ambiguité en réalisant une scène qui aujourd'hui encore fait débat. Delacroix n'était-il pas lui-même ambiguë ? Quand on sait qu'une théorie sérieuse lui attribue comme géniteur un certain Talleyrand !
Delacroix n'était pas un révolutionnaire et les exactions populaires l'effrayaient. Sans doute avait-il aussi en tête les excès de la Révolution de 1789 et de la Terreur. Il a été témoin, au milieu de la foule, des "Trois Glorieuses" qui n'ont de glorieuses que le nom qu'on a donné à ces trois jourénes sanglantes. Certains sont allés jusqu'à traiter le peintre de réactionnaire, mais c'est là pure exagération. Il a, en effet embrassé la cause des philhellènes qui défendaient chèrement la liberté des Grecs opprimés.
Delacroix, ennemi du peuple ?
C'était l'opinion d'Alexandre Dumas qui railla le peintre pour son non engagement et sa peur des évènements. Pour dissiper un peu du mystère qui entoure la siginifaction de La Liberté guidant le peuple, il faut se référer à deux oeuvres antérieures de Delacroix et au Radeau de la Méduse de Géricault. Delacroix a fait très tôt la connaissance de Géricault. Ils furent tous deux les élèves de Pierre-Narcisse Guérin. Delacroix emprunta à Géricault sa manière de peindre. Et, si l'on compare Le Radeau de la Méduse et La Liberté guidant le peuple, on ne peut qu'être frappé par les ressemblances.
Par exemple, on peut voir sur les deux tableaux des cadavres dénudés dans des postures analogues, un personnage dressé au-dessus des autres et hissant un drapeau, un élément lointain représentant l'espoir : la voile sur l'horizon pour les naufragés, le drapeau flottant sur Notre-Dame pour les révolutionnaires. Mieux encore, Delacroix pose en naufragé : c'est le personnage aux cheveux bruns penché au sol la tête en avant.
Puisque Delacroix s'est aussi manifestement inspiré de l'oeuvre de son ami qu'il admirait, on est enclin à penser qu'il a pu emprunter à l'oeuvre l'idée de naufrage. Cette hypothèse se tient quand on sait qu'il a aussi peint "Dante et Virgile aux Enfers" et la barque maudite. Ainsi, l'allégorie de la liberté serait un avertissement sur les excès populaires qui conduisent au chaos, à l'enfer .
Il appuie volontiers, dans son tableau, sur les aspects de férocité et de bestialité des protagonistes : visages méchants, regards exhorbités. Les rebelles sont des pilleurs : Ils ont volé les armes aux soldats morts et marchent sur les cadavres auquels ils ont retiré toute dignité, leur ayant dérobé leur pantalon. Il dépeint aussi une vélléité suicidaire. En effet, comment imaginer que ce petit groupe ignorant de l'usage des armes va s'en sortir vivant ?
La muse de la liberté serait ici donc dénoncée comme complice d'une horde déchaînée sans foi ni loi. Pour appuyer cet aspect, Delacroix la représente en femme virile, sale et même poilue sous les aisselles. On est loin des muses pures et idéales représentant la liberté dans l'imagerie révolutionnaire Ainsi, ce groupe de révoltés pourrait être vu comme une assemblée de canailles, de voleurs et de fous, sans rapport avec l'idée noble de Révolution que se faisait Delacroix.
Delacroix témoin engagé de son temps ?
Mais une autre interprétation, plus optimiste, est possible. Au XIXème siècle se développe quelque chose de nouveau : l'opinion publique. Grâce à la liberté de la presse notamment. Or, qu'est-ce qui a provoqué les Trois Glorieuses ? La suspension de la liberté de la presse. En réalisant cette scène romantique, le peintre a pu se poser en défenseur de la liberté et interpeller l'opinion publique sur les dangers qui menacent la démocratie et la libre expression. A l'appui de cette théorie, on peut rappeler que Delacroix a pris position pour les résistants grecs face aux assiégeants ottomans : "Les massacres de Scio" (1), "La Grèce sur les ruines de Missolonghi" (2).
(1) Le massacre de Chios fut perpétré par les Ottomans contre la population grecque de l’île de Chios en avril 1822. Il constitue un des épisodes les plus célèbres de la guerre d'indépendance grecque.
(2) Le siège de Missolonghi est un autre épisode clé de la guerre d'indépendance grecque. Il contribua largement à faire basculer l’opinion européenne en faveur de l’Indépendance grecque. La défense héroïque et le sacrifice de la population de la ville lors du dernier siège poussa l’Occident à une intervention. Les défenseurs de la ville avaient été rejoints, financés et entraînés par Lord Byron en 1824.
Delacroix ne fut pas le seul artiste à en appeler à l'opinion publique pour faire fléchir le gouvernement en faveur de la Grèce. Ainsi Hector Berlioz écrivit une Scène héroïque (La Révolution grecque), Chateaubriand dans sa « Note sur la Grèce » appelait à aider la Grèce insurgée. Victor Hugo écrivait dans ses Orientales (« Les Têtes du Sérail ») en 1826 :
"Frères, Missolonghi fumante nous réclame,
Les Turcs ont investi ses remparts généreux.
Renvoyons leurs vaisseaux à leurs villes lointaines.
(...)
Missolonghi ! - Les Turcs ! - Chassons ô camarades,
Leurs canons de ses forts, leur flotte de ses rades."
"La Libeté guidant le peuple" est aujourd'hui admise comme un des symboles de la République. Elle figurait sur le billet de cent francs et la muse est devenue la Marianne de la République. Le jeune garçon a aussi inspiré Victor Hugo pour son personnage de Gavroche des Misérables. Il y a donc à notre époque consensus sur sa signification. Il n'en demeure pas moins qu'elle incarne probablement l'ambiguité de la liberté et de la démocratie. En véritables synthèse des bons et de mauvais côtés de ces deux valeurs que nous révérons par-dessus tout ; l'oeuvre appelle notre attention et notre vigilance sur les excès dangereux et les limites parfois fragiles entre l'insurrection démocrque et la barbarie.
En fait, ce que Delacroix a surtout défendu par cette toile, c'est la bannière bleu-blanc-rouge, drapeau de la Révolution de 1789 et qui n''avait plus cours à l'époque où il peignit ce chef-d'oeuvre.
Post Scriptum :
La vidéo ci-dessous consacrée aux oeuvres de Delacroix est accompagnée d'une musique de Mozart. Il faut savoir, en effet, que Delacroix, tout comme son rival Ingres, jouait de la musique. C'est par suite d'une vocation contrariée de musicien qu'il devint peintre. Et son maître de musique adorait Mozart...
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