Dernier maquis de Rabah Ameur-Zaïmeche : la rencontre du marxisme et de l’islam
Un très beau film sur les rapports de la religion et du monde du travail dans un univers ouvrier étrange et asphyxiant.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH400/dernier_maquis-ee899.jpg)
Rabah Ameur-Zaïmeche est le réalisateur de l’excellent Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? (prix Louis Delluc du meilleur premier film en 2001) et de Bled number one. Avec ce très beau Dernier maquis, il poursuit dans la veine naturaliste en situant cette fois son récit dans un entrepôt, avec ses ouvriers, tous immigrés, et son patron, immigré lui aussi. Ce dernier fait construire une mosquée pour ses employés, mais beaucoup d’entre eux n’en oublient pas pour autant les heures supplémentaires non payées et les conditions de travail difficiles.
Le film aborde la question de la religion et son rapport au travail et à la société en général, avec un point de vue fort subtil : l’islam est un recours, un refuge (un dernier maquis, donc) pour des travailleurs en grande difficulté, mais aussi un instrument de manipulation de la part du représentant du pouvoir, ici le patron (la religion comme opium du peuple, en somme). Cette analyse quasi marxiste est d’autant plus stupéfiante quand on sait qu’Ameur-Zaïmeche est lui-même croyant. On sent du respect pour la religion musulmane, mais jamais de complaisance (ainsi la longue scène de prière à la mosquée n’est-elle pas embarrassante, mais au contraire très belle, même pour une athée convaincue comme moi). Les protagonistes sont conscients de ce double rapport à leur religion et sont capables de s’en insurger. Il ne s’agit pas de dénoncer avec simplisme une forme d’exploitation, mais de montrer ses manifestations protéiformes, ambiguës.
Rabah Ameur-Zaïmeche s’est attribué un rôle extrêmement complexe, celui du patron qui devient très vite antipathique, manipulateur, paternaliste (une figure de réalisateur, quoi !), mais jamais le mal incarné : lui aussi est poussé par des difficultés financières Ou comment la misère entraîne en son sein même des rapports de domination, de perversité et de violence implicite. Dernier maquis montre aussi avec beaucoup de subtilité les rapports qui se tissent entre les ouvriers : on voit bien que ce sont les mécaniciens maghrébins, les plus intégrés, qui luttent contre la manipulation et cherchent à se révolter, tandis que les manœuvres africains, encore plus précarisés qu’eux, s’avèrent par là même plus manipulables car n’ayant pas le choix de s’insurger contre les agissements du patron.
Mais au-delà de ses enjeux sociaux et politiques d’une profondeur éblouissante, le film de Rabah Ameur-Zaïmeche est avant tout un film de cinéma, un vrai. La mise en scène est de toute beauté - jeu sur les couleurs et les formes, mouvements soudains qui font émerger la vie, déplacement des comédiens, usage du hors champ... Le décor des palettes rouges que manipulent les ouvriers est particulièrement bien utilisé. Ce sont des murs que l’on construit et que l’on déconstruit, qui cachent et qui montrent, à la fois beaux et laids, vivants et morts. Cet entrepôt étrange où les ouvriers passent leur temps à déplacer des palettes est un univers ô combien asphyxiant, fermé, mortifère (on remarquera d’ailleurs l’absence totale de toute figure féminine).
Mais la vie peut parfois s’y faire jour, comme lors de la belle digression où un ragondin venu du canal à proximité des lieux se retrouve coincé dans le garage : la nature, sa beauté, sa liberté sont juste derrière, là, à portée de main. L’humour est donc également présent pour pallier l’aridité du propos, comme dans cette conversation qui ouvre le film, sur les différents moyens d’accéder au paradis, ou encore lorsqu’un employé voudrait faire passer un auto-circoncision pour un accident du travail ! Le final est étrange, abrupte, poétique soudain, révolté tout en restant critique, c’est quasiment un autre film qui commence. Les protagonistes vont enfin faire un usage personnel, un usage presque révolutionnaire (un dernier maquis, là aussi), de ces fameuses palettes rouges. Pour quel résultat, c’est ce que le film ne dit pas...
Sans aucune lourdeur ni aucun misérabilisme, avec beaucoup d’humour et peu de moyens, Rabah Ameur-Zaïmeche signe un vrai film de cinéma (à mille lieu, donc, du reportage télé) important et bouleversant.
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