Des hommes et des dieux et un grand film ?

En Algérie, dans les années 90, huit moines chrétiens français vivent dans un monastère, en harmonie avec leurs frères musulmans. Alors que les massacres des extrémistes islamistes créent une menace de plus en plus grandissante, ils refusent d’abandonner leur monastère, quitte à mettre en péril leur existence.
Auréolé de prix prestigieux (Grand Prix du Festival de Cannes 2010, Prix du jury œcuménique, Prix de l’Education nationale) et d’une presse louangeuse (« Acteurs éblouissants » (20 Minutes), « Un choc » (Le Figaroscope), « Pas de doute, Xavier Beauvois a été touché par la grâce » (Le Journal du Dimanche), « le film de Xavier Beauvois monte au ciel des chefs-d’œuvre » (Le Parisien), « une oeuvre bouleversante » (Paris Match), « Couronné par un final à faire pleurer Tarkovski de reconnaissance posthume » (Première), « Un film splendide » (Télérama), « Inoubliable » (Elle), « Bouleversant » (TéléCinéObs)), le film Des hommes et des dieux a tout pour intimider et faire qu’on plie les genoux pour adhérer, tel un seul homme, à ce mouvement dithyrambique de masse. N’en jetez plus, la coupe est pleine, la messe est dite ! C’est un peu le problème de ces films qui bénéficient d’une fortune critique avant ou dès leur sortie, c’est-à-dire qu’on attend énormément d’eux au moment de les voir puisque tout le monde s’accorde à dire qu’ils sont très bons, du coup l’effet de surprise disparaît et on risque alors d’être déçu. Des hommes et des dieux, sans chercher à tomber dans le cliché de l’esprit de contradiction de celui qui voudrait à tout prix se détacher de l’effet de groupe pour affirmer sa singularité, m’a donné un peu cette impression.
Certes, c’est dans l’ensemble un bon film, mais il lui manque un je-ne-sais-quoi (un supplément d’âme ?) qui ferait, pour reprendre une expression-poncif précédente, qu’on « monte au ciel des chefs-d’œuvre ». Pourtant, le film de Beauvois, tiré d’une histoire vraie (la vie et la mort des moines cisterciens de Tibhirine en Algérie), a des qualités indéniables. Il s’agit d’un vrai film de cinéma, je veux dire par là qu’on y sent un auteur s’évertuant à faire des plans qui durent, qui captent les lumières rasantes, qui scrutent les visages, et non pas de simples images avalées par un montage télévisuel tous azimuts qui fait qu’on ne retient rien au final, si ce n’est une bouillie visuelle. Le dernier plan du film est d’ailleurs magnifique : on voit les moines, encadrés par des hommes armés, gravir une montagne enneigée de l’Atlas. Peu à peu, les silhouettes se fondent dans le manteau de neige, puis elles disparaissent de l’image, comme si elles étaient recouvertes d’un linceul blanc comme neige. On a bel et bien affaire au travail subtil d’un cinéaste faisant coïncider son art avec un parfum de mystère. Ces zones d’ombre, ici et là (on ne voit pas leur massacre mais il y a aussi le plan très fort des moines inquiétés par le bruit assourdissant des hélicoptères de l’armée), permettent, sans le marteler, de nous rappeler que leur assassinat a été, et l’est encore, sujet à polémique : la thèse la plus plausible étant qu’il s’agit d’un massacre perpétré par le groupe extrémiste du GIA (Groupe Islamique Armé), mais d’autres thèses soutiennent qu’il s’agirait d’une manipulation des services secrets algériens visant à nuire aux islamistes ou bien d’une bavure de l’armée algérienne : les moines auraient été abattus depuis un hélicoptère parce que confondus avec les terroristes. Bref, on est bien entre les mains d’un cinéaste qui ne dit pas tout, nous laissant la possibilité de combler certains blancs par notre propre perception des choses.
En plus d’une bonne maîtrise du cadre, Des hommes et des dieux bénéficie d’une belle photographie naturaliste évitant, toutefois, de tomber dans l’imagerie mordorée style Chaussée aux Moines, d’un casting idoine (on sait que Michael Lonsdale est un acteur habité par la foi* et on se souvient encore de Lambert Wilson jouant le rôle de l’abbé Pierre dans Hiver 54) et d’une trame narrative accrocheuse, prenant peu à peu aux tripes. C’est à la frontière entre fiction et documentaire que Beauvois est à son meilleur. Habile pour décrire un milieu (que ce soit par exemple le monde du travail dans Selon Mathieu ou l’enfer de la police dans Le Petit Lieutenant), avec son dernier film, il nous décrit précisément la vie quotidienne des moines trappistes perchés, entre 1993 et 1996, dans les montagnes du Maghreb. Sachant que les rites religieux s’apparentent déjà à une mise en scène, il n’en rajoute pas dans une réalisation cinématographique sophistiquée qui viendrait redoubler inutilement, parce que de manière redondante, le dispositif scénographique ; aussi, il filme simplement, et frontalement, ce qui se joue devant la caméra. On découvre leur vie monastique, partagée entre la prière, les tâches manuelles et le travail intellectuel. Que l’on soit laïque ou croyant, c’est beau à voir, car ces cisterciens de Tibhirine évitent de verser dans le prosélytisme. Eloignés de toute propagande religieuse ainsi que de toute idéologie consumériste, ces gens de bien privilégient l’être sur l’avoir. Les voir habiller ou soigner autrui, quelle que soit son origine sociale ou son identité, est une belle leçon de vie, surtout à notre époque où l’on tend à alimenter les tensions communautaristes. Pendant un temps, ces moines, hommes et dieux à la fois, c’est-à-dire rattachés aux joies terrestres tout en visant un absolu par l’élévation divine, transforment ce petit coin d’Algérie en une Arcadie où l’humanisme et la fraternité tiennent à distance les antagonismes idéologiques et le fracas des armes. On ne se lasse pas d’entendre la douce voix posée de Lonsdale, qui semble murmurer en permanence le célèbre « N’ayez pas peur » de Jean-Paul II, et, dans cette idée de solidarité partagée, très belle est la scène où l’on voit des musulmanes aider, au bord d’une route, deux moines chrétiens qui n’arrivent pas à faire démarrer leur voiture. La roue tourne, chacun est appelé un jour ou l’autre à aider son prochain.
Dans la description du cas de conscience des moines (faut-il partir ? Rester ?), le film marque également des points. Frère Christian, prieur du monastère, fait le choix de rester. Frère Luc également (« Partir c’est mourir, je reste. »). Mais frère Christophe (joué par Olivier Rabourdin, très bon) s’interroge : « Et qu’est-ce qu’on fait s’ils viennent au monastère, on se laisse tuer gentiment ? » Leur débat démocratique vient alors nous questionner : que ferions-nous à leur place ? Ce questionnement philosophique, renvoyant au libre-arbitre, à l’héroïsme et à la confrontation du religieux au politique, est l’une des autres richesses de ce film. Pour autant, tout en étant prenant, le film n’est pas pleinement convaincant. Si l’on savoure les longs plans contemplatifs qui montrent ces moines en harmonie avec la nature (les paysages sont superbes, les travellings, caressants), on n’arrive pas vraiment à spirituellement décoller. Comment dire ? Il y a une volonté de lyrisme, d’ineffable, mais qui ne prend jamais comme chez un Tarkovski. Et, personnellement, je ne comprends pas bien le décrochage, par rapport au reste, du filmage en plans très serrés du dernier repas lorsque les moines, façon
* http://www.reforme.net/archive2/article.php?num=3242&ref=2602
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