Deux artistes à découvrir sur Paris : Harriet Backer (Orsay) et Josephsohn (MAM)
Bien sûr, quand c’est abordé avec un point de vue personnel (une nouvelle lecture, via un angle inédit, sur une œuvre archi connue), c’est fort agréable, ainsi qu’intéressant, de fréquenter des expos-blockbusters consacrées à des figures illustres de l’histoire de l’art, tels Van Gogh (794 000 visiteurs, rien que ça, pour l’expo Vincent à Auvers-sur-Oise, les derniers mois du musée d’Orsay durant l’hiver 2023, il s’agit, ni plus ni moins, de la meilleure fréquentation d’exposition depuis l’ouverture de cette institution !), Rodin, Picasso ou Matisse, mais il est souvent, à dire vrai, en musée, encore plus passionnant, en allant outre les sentiers battus et les vents coulis à la mode, de découvrir des artistes dont, jusqu’à présent, on ignorait tout de leur travail, voire de leur existence. Aussi, après les avoir parcourues avec appétence, malgré quelques bémols, j’ai envie, via cet article divisé en deux parties, de vous faire (re)découvrir les expositions personnelles – et premières rétrospectives en France - de deux créateurs, au féminin (la Norvégienne Harriet Backer/Orsay) et au masculin (le Suisse Josephsohn/ Musée d’Art Moderne de Paris), encore de trop méconnus dans l’Hexagone et qui gagnent pourtant, de par leur singularité même et leur parcours de vie atypique, à être davantage (re)connus.
- « Intérieur d’Øvre, Nanset », 1885, huile sur toile (Oslo, Ministère des affaires étrangères), Harriet Backer (1845-1932)
Back to Backer !
Who’s That Girl ? chantait Madonna dans les années 1980. Certes, et Orsay le confirme en ce moment, Caillebotte (le voisin d’expo, cf. Peindre les hommes, jusqu’au 19 janvier prochain, événement qui a un succès fou, déjà 461 213 visiteurs comptabilisés, chiffre arrêté au 31 décembre 2024) est un monument, d’autant plus qu’il garde son opacité. Il n'est pas impossible qu’il soit, d’ailleurs, le plus mystérieux des impressionnistes. En vrac, ce cher Gustave (qu’il est attachant !), c’est L’homme qui aimait les hommes, et les femmes aussi : peintre de l’homme moderne, entre force et fragilité, avec, en permanence, une identité masculine en crise. L’homme qui peignait les hommes doutait, et ce peintre saisissait, au bout de son pinceau et à travers sa rétine « réaliste », la condition masculine, entre joie de vivre et dérive (cf. le portrait « double », en pied, de son frère René à la fenêtre d’un immeuble haussmannien (Jeune homme à sa fenêtre, 1876), à la fois tout-puissant et comme attiré par un gouffre).
- « Intérieur », 1880, huile sur toile, Gustave Caillebotte (1848-1894), collection particulière
Pour autant, ce peintre passionné et mécène visionnaire des impressionnistes (on doit à Monsieur Caillebotte beaucoup de tableaux-phares du mouvement pleinairiste aujourd’hui conservés dans les collections publiques du musée d’Orsay, merci à lui) ne doit pas faire d’ombre à une femme peintre exposant en même temps que lui, dans cette institution parisienne de prestige consacrée à l’art du XIXe siècle : elle nous vient du froid, peignant admirablement les ombres portées et la nature qui, avec ses palmes végétales aventureuses, semble s’émanciper dans des intérieurs tout en clair-obscur. Elle s’appelle Harriet Backer (1845–1932), créatrice, souvent inspirée, qui cartonne également en termes d’affluence (excusez du peu, déjà, au 31 décembre 2024, 365 713 visiteurs pour sa musique de chambre à Orsay, en passe de devenir une véritable symphonie tant elle attire du monde, dont de nombreuses visiteuses !), c’était une « Mamie Galette » (femme d’intérieur à l’ouvrage), en quelque sorte, doublée d’une artiste féministe, à la peinture chevillée au corps (elle choisit, à une époque où pour une femme il fallait trancher donc renoncer, sa carrière d’artiste au détriment d’une vie de famille de rigueur, promue par la société en vigueur), bataillant pour affirmer, en son temps, encore très « viril », dans les milieux autorisés (de pouvoir), la place des femmes au sein du « patriarcat artistique » de l'époque (ou club pour hommes tenant à distance la femme... créatrice, tout juste bonne, paraît-il, à rester aux fourneaux et à enfanter – elles n’étaient pas hélas encore, bouh !, considérées comme des citoyennes pleines et entières). Ce qu’il faut savoir, en termes d’aura et de force de frappe, c’est que cette Harriet Backer, à la formation multiculturelle, qui étudia notamment à Paris (en 1878, elle s’inscrivit à l’académie de Mme Trélat de Vigny, une école réservée aux femmes, très appréciée par les artistes nordiques où enseignent Léon Bonnat, Jean-Léon Gérôme et Jules Bastien-Lepage), aux Beaux-Arts de Munich ou encore en Italie, parvint même à devenir membre du conseil d’administration et du comité d’acquisition de la Galerie Nationale de Norvège, et ce pendant deux décennies.
- Harriet Backer (1845-1932), « Autoportrait (inachevé) », 1910, huile sur toile, collection particulière
Sans nul doute, certains de ses tableaux, par leur facture puissante et leurs coups de pinceau libres, vibrants et superposés, annoncent discrètement l’art moderne et l’abstraction : j'ai pensé, par endroits, devant certaines compositions, finies ou inachevées, à Nicolas de Staël (les pans colorés accolés), à Vieira da Silva (les structures architectoniques stellaires, comme son Intérieur (1900) de Strålsjøhaugen au toit en lattes de bois, « Peu importe, dira Harriet, que j’aie promis d’arrêter de peindre des intérieurs, de me tourmenter avec des lignes de perspective et de me battre avec des pieds de chaise »), à Cézanne (notamment avec sa Nature morte (inachevée) de 1914-1916, aux teintes orangées subtiles, dont la représentation de vases, de pommes et de plis évanescents et dansants dans la nappe rappellent fortement « l’Ermite d’Aix », « père de l’art moderne », selon Picasso) ou encore à Jacques Truphémus (1922-2017), via une touche vibratile éthérée et des « trouées » de blanc admirables.
- Harriet Backer (1845-1932), « Intérieur, Strålsjøhaugen », 1900, huile sur toile, Trondheim, Trondheim Kunstmuseum
Un parcours de 88 peintures – plus modeste que celui proposé en parallèle pour Gustave Caillebotte (pourquoi ? Parce que c’est une femme ?) – s’offre à nous, et c’est vraiment une chance : cela permet de découvrir cette Norvégienne, encore inconnue en France jusqu’à récemment. Le charme discret du féminin y est à l’œuvre.
- Harriet Backer (1845-1932), « Nature morte (inachevée) », 1914-1916, huile sur toile, collection particulière
Pêle-mêle, ce « Back to Backer », ça ferait un bon titre de chanson, non ? (regard éclairé dans le rétroviseur pour réévaluer son œuvre à la hausse), nous présente l’impressionniste scandinave, sans oublier en Europe d'autres femmes peintres qui se défendaient bien, au même moment (des artistes femmes scandinaves, exposées dans le circuit, sont aussi de la partie, ce qui est chouette, autrement dit Backer n’était pas hors-sol), avec une touche enlevée et personnelle (de Berthe Morisot à Mary Cassatt, en passant par Eva Gonzalès, hélas disparue bien trop tôt), qui peignait et défendait les femmes alors guère estimées.
- Boîte de peinture et tabouret de l’artiste Harriet Backer, Oslo, National Trust of Norway
Miss Backer, non pas Joséphine mais Harriet, se faisait, de toute évidence, et sans risquer l’anachronisme, féministe avant l’heure. Comment ? En peignant des figures féminines qui existent pour elles-mêmes, même si Harriet Backer voulait « peindre une personne qui se fond dans l'atmosphère de son environnement » (la discrétion étant de mise), dans des espaces où elles peuvent être pleinement elles-mêmes. Qu’y font-elles ? Cette peintre féministe est l’une des rares à ne pas réduire ses sujets féminins à des potiches ou à de simples rôles décoratifs : ses peintures figuratives dévoilent des femmes dans des moments de calme et de réflexion, puis dans des scènes où elles apparaissent comme des individus autonomes, sans homme à l’horizon (l’homme est souvent hors-champ, ou bien, s'il est présent, il semble bercé par l’atmosphère, tout doux le bougre : il lit, joue de la musique, en écoute, tout simplement, ou pose pour une peinture réalisée par… une femme. Bref, il n’a pas l’air d’un bourrin masculiniste ni d’une figure autoritaire, il ne fait pas peur, c'es un ami cultivé agréable !). Le message est clair, tel un viatique : les femmes ont une vie intellectuelle et spirituelle au même titre que les hommes (sinon plus !).
- Sofie Werenskiold (1849-1926), « Pensive » [Thoughtful], 1881, huile sur toile, Oslo, National Museum
En fait, Harriet a su s’imposer dans un milieu largement dominé par la gent masculine. Elle eut, pour compagne, une certaine Kitty (Lange) Kielland (1843-1914), artiste féministe, qui partagea sa vie à partir de 1875, on pense à Rosa Bonheur (1822-1899), peintre-lionne, exposée il n’y a pas très longtemps au musée d’Orsay (été 2022), appréciant fortement la compagnie (amicale, intime) des femmes. C’est à Munich que Backer se lia d’amitié avec Kitty Kielland, paysagiste militante pour le droit des femmes, avec qui elle partagea toute sa vie son logement-atelier. Comme le précise la brochure gratuite de l’expo, leur compagnonnage bouscule alors les normes de genre établies. Neanmoins, à l’époque, à savoir au tournant du XIXe siècle, une union aussi étroite entre deux femmes peintres n’était pas si rare, sachant que la majorité d’entre elles restaient célibataires afin de garder leur indépendance personnelle et professionnelle ; on peut en quelque sorte, sur fond d’union (sacrée) faisant la force, parler d’un gentlewomen’s agreement (accord entre dames).
- Harriet Backer (1845-1932), « L’artiste Kitty Kielland », 1883, huile sur toile, Oslo, National Museum
Dans la revue L’objet d’art hors-série consacrée à Harriet Backer, La musique des couleurs, en page 7 (#177, sept. 2024, in entretien avec les commissaires, Harriet Backer en pleine lumière, propos recueillis par Myriam Escard-Bugat), Estelle Bégué, chargée d’études documentaires au musée d’Orsay et co-commissaire de l’événement, ajoute : « Le fait qu’elle ait vécu avec Kitty Kielland a donné lieu à bien des interrogations, mais l’on ignore la nature de leur relation, il n’était pas rare à cette époque que des femmes choisissent de vivre ensemble pour des questions de bonnes mœurs et pour se soutenir financièrement. En revanche, Backer n’a pas eu immédiatement d’engagement féministe, contrairement à Kielland, qui a fait partie du groupe à l’origine de l’association pour les droits des femmes en Norvège. » De son côté, non sans humour, au sujet de sa relation au long cours avec Harriet, apparaissant alors comme une association « indivisible » aux yeux de la haute société, Kielland précisa, dans une lettre adressée dans les années 1890 à l’écrivain Jonas Lie : « Nous sommes encore inséparables bien que nous ne vivions pas ensemble, mais pour les autres [dans la vie culturelle norvégienne] nous avons grandi comme une seule personne, alors ils ont l’habitude de nous confondre. Ils nous voient comme le grand magasin Steen og Strøm ; on connaît l’entreprise mais on ne peut pas dire qui est Steen et qui est Strøm. » Bref, brouillage bienvenu des genres et des pistes, ou en avant la liberté faite femme.
- Harriet Backer (1845-1932), « Intérieur, le soir », 1896, huile sur toile, Oslo, National Museum
Backer, assurément, fut non seulement la peintre des femmes de son temps, mais aussi des paysages verdoyants et des intérieurs rustiques de Norvège, de la vie paisible et silencieuse des campagnes, en imaginant tout un imaginaire pastoral riche en couleurs profondes et en nombreux détails se faisant les témoins, souvent par l’objet représenté qui fait sens (elle peignait la vie secrète des choses), de leur époque, ainsi que des lumières d’églises - les édifices religieux qu’elle représentait sont pour la plupart luthériens. Pour rappel, le luthéranisme est le plus ancien courant protestant du christianisme et il est toujours la religion majoritaire en Norvège.
- Vue d’ensemble d’une salle de l’expo-rétrospective « Harriet Backer (1845-1932). La musique des couleurs » au musée d’Orsay, Paris (du 24 septembre 2024 au 12 janvier 2025), avec, à gauche de l’image, un atelier dessin & peinture pour enfants, ©photo VD, janvier 2025
Il est bon aussi de préciser, me semble-t-il, qu’à côté de son activité de peintre célébrant la magie de son pays (on peut dire qu’à sa façon, en parallèle du travail conjoint de Kitty Kielland et Eilif Peterssen, elle favorisa l’éclosion d’un néoromantisme national exaltant la puissance intrinsèque, solidement charpentée, des paysages et des identités nordiques), Harriet Backer était aussi enseignante. Cela semble presque anecdotique mais, bon sang, comme c’est triste qu’on oublie trop souvent cette mission de pédagogie, hautement digne, quand on retrace les parcours des artistes reconnus. Cet enseignement complétait en fait ses revenus car elle peignait si lentement qu’elle ne pouvait vivre de la seule vente de ses peintures. En tant que professeure (praticienne), son souhait n’était point de « fabriquer » des suiveurs, incitant a contrario chacun(e), expérimentant son apprentissage, à développer son style propre. Backer ouvrit un atelier à Oslo en 1892, qu’elle dirigea jusqu’en 1910, formant plusieurs générations d’artistes (qui deviendront des piliers de la peinture en train de se faire à venir), aussi bien des femmes que des hommes (ce mélange assumé étant un fait exceptionnel pour l’époque), comme Borghild Arnesen, Nikolai Astrup, Halfdan Egedius, Harald Oskar Sohlberg et Helga Marie Ring Reusch, tout en recueillant le soutien du collectionneur Rasmus Meyer (1858-1916), grand mécène d’Edvard Munch (1863-1944), à qui, tout de même, elle a piqué deux ou trois trucs ; cela est frappant, comme dans le tableau « atmosphérique » nimbé de mystères et de formes flottantes, au fort parfum de suggestion, Musique, Intérieur de Paris, petite huile sur toile brossée, fort habilement, en 1887.
- Harriet Backer (1845-1932), « Musique. Intérieur à Paris », 1887, huile sur toile, Oslo, National Museum
Harriet Backer, la femme peintre la plus renommée en Norvège à la fin du XIXe siècle, « femme d’intérieur » peignant inlassablement des femmes pensives à leur fenêtre, assises au piano, penchées sur un livre (attention, les femmes qui lisent sont dangereuses !) ou sur leur ouvrage de couture, aurait dit : « Je pense que je sers le mieux la cause des femmes en me concentrant comme un homme. » Comme un homme, tout est dit. Même si elle savait rester Femme(s)… je vous aime - c’est clair.
La rétrospective Harriet Backer (1845-1932), intitulée subtilement, telle une synesthésie proposée, « La musique des couleurs » [elle avait la musique pour absolu : ne pas oublier que sa sœur, Agathe Backer Grøndahl (1847-1907), pianiste compositrice, fut l’une des compositrices les plus en vue de Norvège et il est à préciser que davantage qu’un thème, la musique est pour Harriet un modèle, souhaitant que le tableau « soit une musique pour l’œil » ; dans le parcours de l’expo, scénographié par Maud Martinot (c’est décidément une affaire de femmes !), même si mon titre d’article est un clin d’œil, musical et amical, au fameux Back to Black (2006) d'Amy Winehouse, l’on retrouve avec bonheur des plages sonores, de musique classique, qui ne sont autres que des enregistrements des pièces de sa petite frangine Agathe, d’une durée de 16 mn (diffusés en boucle), avec au piano Christian Grøvlen], se déroule à Paris au musée d’Orsay, jusqu’au 11 janvier prochain, sous la houlette de Leïla Jarbouai, conservatrice en chef des arts graphiques et de la peinture à Orsay, secondée par Estelle Bégué. Cette Harriet, nom d’une pipe, est à voir. Mazette, il n’y a pas que Caillebotte superstar, quoi : on se lève aussi pour les filles !
Exposition « Harriet Backer (1845-1932). La musique des couleurs » - Première rétrospective française consacrée à l’artiste peintre norvégienne, Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur (7e). Tél. : 01 40 49 48 14. Métro Solférino. Tjj (sf lun), 9h30-18h, noct. Jeu jsq 21h45 ; Fermet. caisses 45 mn avt. Ent. 16€, TR 13€, noct. 12€, -18 ans, -26 ans UE, 1er dim du mois gratuit. ©Photos in situ VD. Jusqu’au 12 janvier 2025.
Matière morte vivante : Josephsohn, totalement inédit en France !
À côté de l'expo-événement collective sur « L’âge atomique » au Musée d'Art Moderne de Paris (« Les artistes à l’épreuve de l’histoire », jusqu’au 9 février 2025), qui atomise bien nos cerveaux (un gros chantier de réflexions proposé, via de nombreuses pistes réflexives développées, avec pour possible horizon le chaos total, il faut dire que le temps présent n’est pas très réjouissant), se trouve cette exposition personnelle de Josephsohn, « curatée » - pour reprendre un terme à la mode, mais « présentée », moins pompeux, suffirait largement - par Albert Oehlen (né en 1954 à Krefeld, Allemagne), un artiste contemporain bien plus connu en France, considéré, à juste titre, comme un plasticien ayant participé au renouvellement de la peinture germanique dans les années 1980, même s’il se répète un peu trop depuis, formellement parlant ; le Musée d’Art Moderne de Paris lui a d’ailleurs consacré une exposition en 2009, il faut savoir, qu’actuellement, le Suisse Ugo Rondinone (60 ans) apprécie aussi beaucoup (cet incontournable) Josephsohn : on peut citer, par exemple, ses grandes sculptures de bonshommes lacunaires exposées en ce moment - Still, Paris 6, jusqu'au 18 janvier prochain - chez le galeriste Kamel Mennour, où il utilise des couleurs pop et flashy, déposées, en à-plats, sur des formes sculptées, comme empilées, considérablement simplifiées, à la manière des dessins d’enfants, qui seraient ici tout bonnement déclinés en volume, histoire de faire simple et de revenir à l'essentiel.
Mais, en termes d’échos contemporains, de manière tangible dans le parcours estampillé Josephsohn, en fin de circuit, se trouve une sculpture « totémique », infiniment giacomettienne (un peu trop, même !), signée par la plasticienne britannique Rebecca Warren (née en 1965), pièce élancée « tremblante », issue de la collection du peintre Oehlen, qui se joue de correspondances évidentes, tel un dialogue fructueux, avec l’œuvre du sculpteur Josephsohn, notamment à travers le traitement « brut » du corps et les affinités formelles, entre ellipse et point-virgule.
- Le Christ ? Que nenni. Une figure féminine : « Untitled (Mirjam) », 1950, brass (laiton), Josephsohn, Kesselhaus Museum de Saint-Gall (Suisse)
Retour à l’artiste fêté : il s’agit de la première rétrospective en France consacrée au sculpteur suisse Hans Josephsohn (1920-2012), mort à 92 ans à Zurich. Alors, quid de ce Josephsohn ? Qui est-il ? Est-il le fils de Joseph, comme l’indique son nom (en anglais, étymologiquement) ? Jésus en personne ? On croise d’ailleurs, à un moment donné, dans le parcours de l’exposition, comme une présence christique, en buste. Qu’en est-il de son identité précise ? Pour rappel, en matière de nom(s), à ses débuts, et pour se donner un air américain, le cinéaste italien Sergio Leone (1929-1989) avait pris le pseudonyme de Bob Robertson, fils de Robert, car son père, travaillant dans le cinéma (sans le même génie à venir que son rejeton), s’appelait Roberto Roberti (alors que son vrai nom était Vincenzo Leone). Josephsohn (1920-2012), lui, est un « sculpteur suisse » (d’adoption), comme le précise le dépliant gratuit du musée, ajoutant : « Hans Josephsohn grandit dans l’Allemagne nazie des années 30 au sein d’une famille juive (…) » et « en 1938, la promulgation des lois raciales par le régime fasciste [le force alors] à fuir précipitamment l’Italie. Arrivé en Suisse, il s’installe à Zurich où il réside jusqu’à sa mort, en 2012. » Josephsohn fera donc un art de migrant, un art d'exilé, restant toute sa vie, lui, l’Allemand d’origine (il est né en 1920 à Königsberg, actuelle Kaliningrad russe, qui était alors la province allemande de Prusse orientale), dans des terres helvétiques dites « neutres ». Pour autant, artiste universel, on peut dire que la sculpture est son continent, sa « vraie patrie », et ce sans frontières imposées, à la Imagine de John Lennon (pour l’Anglais de Liverpool aux lunettes rondes cultes, son eldorado, c’était la musique), l’artiste ne manquant pas de préciser : « La sculpture est devenue mon pays d’origine. Les sculpteurs à travers l’histoire étaient ma vraie famille. » C’est joliment dit, et pénétrant.
- Vue de l’expo solo « Josephsohn vu par Albert Oehlen », au Musée d’Art Moderne 5MAM), de Paris, du 11 octobre 2024 au 16 février 2025, à gauche du visuel : « Untitled (Mirjam) », plâtre, par Josephsohn, Kesselhaus Josephsohn, St Gallen
Josephsohn, habité tant par la richesse de la sculpture romane que par l’art étrusque, en passant par l’Égypte des pharaons (en 1945, cet artiste effectua son premier voyage à l’étranger pour visiter la National Gallery et le British Museum de Londres où il admira les salles Assyriennes et Égyptiennes), focusse principalement sur la figure humaine, et plus particulièrement féminine (on peut d’ailleurs dire qu’il partage avec Harriet Backer ce goût fort prononcé pour un nombre resserré de sujets), déclinant celle-ci, entre abstraction et figuration, en têtes, bustes et autres figures debout, assises et allongées, souvent de grand format. À ces figures seules, il ajoute en parallèle, dans son corpus, des reliefs modelés dans des échelles différentes, s’avérant, de par leur rapprochement invitant à bien des conversations, secrètes ou non, nettement plus narratifs : deux parfois trois personnages engendrent, au sein d’une architecture à peine ébauchée, des espèces de saynètes. Cet artiste « minimaliste », façon Less is more (simplicité et clarté doivent primer, exit le bavardage insignifiant), a le plâtre pour matière de prédilection, coulé en laiton (brass) et parfois en bronze, sa malléabilité lui permettant d’élaborer les formes, par touches, par ajout et par retrait de matière, jusqu’au point d’équilibre.
- Au premier plan, face à nous : Hans Josephsohn, « Sans titre », 1962, laiton, Kesselhaus Josephsohn Saint-Gall, Suisse
De toute évidence, dans l’œuvre sculpté de Josephsohn, il y a une forte présence de la terre, c’est très terreux (une quête d’enracinement, malgré la fuite ?), une économie du peu. Je n'avais rien lu auparavant sur lui avant de m'aventurer dans cette expo perso. L’usage du plâtre humidifié, avec ses couches amoncelées, m’a rappelé les joies de l’enfance et de l’adolescence, quand on fabriquait toutes sortes de choses en papier mâché ou avec des bandes plâtrées accumulées, chez soi ou à l’école. Sauf qu’ici, il y a une enfance meurtrie. Tout semble calciné, comme habité par une profonde solitude. Pressé par les surveillants de salles (il était déjà tard, et le musée ferme bien trop tôt, hélas), j’ai dû faire cette exposition à la vitesse d’un Bande à part (1964) de Godard au Louvre, n'ayant que le temps de prendre quelques photos, rapidoso.
- Hans Josephsohn dans son atelier, 2004, ©photo [détail] Katalin Deér, Kesselhaus Josephsohn
Affirmation de la verticalité : j’ai immédiatement pensé, devant, à Giacometti (est-ce formellement trop proche ? À première vue, il y a effectivement un air de ressemblance. Fâcheux ?). Ensuite, avec toutes ces formes massives, isolées ou en groupe (comme une famille de fortune, ou recomposée), entre la stèle, la silhouette simplifiée et le totem, d'autres noms m’ont traversé l’esprit : Gauguin (le primitivisme brut), Germaine Richier (l’humain « chiffonné », les silhouettes existentielles massives), Matisse (la simplification des formes et ses bas-reliefs splendides, bosselés tout en gardant la planéité de la peinture, notamment ceux du musée du Cateau-Cambrésis, qui porte son nom), Zoran Mušič (c’est sombre, mortifère, avec un parfum de cendres), Ousmane Sow (le papier mâché terreux, terrien), Louise Nevelson (ses tableaux-reliefs ocres ou charbonneux), et même Baselitz (les grosses têtes mal dégrossies, aux limites de l’abstraction).
Disons que ça fonctionne, il y a une belle présence, mais je n'étais pas immédiatement emballé. Trop de réminiscences d'autres sculpteurs. Mais soudain, une sculpture s’impose à moi. C’est un geste de sculpteur, c’est terriblement partageur, elle détonne, son horizontalité la sort du lot, elle nous fait signe (telle une pierre d’achoppement faisant aimant), efficacement, ou plutôt en loucedé : par les « bas-fonds » (ou Helvète Underground !) remontant à la surface. C’est un nu couché. Comme cramé, carbonisé. Soudain, cela me rappelle les corps horriblement brûlés, ou soufflés, par les destructions nucléaires à Hiroshima et Nagasaki en août 1945, entre Totem et Tabou, évoquant, telle une réminiscence, ou une rémanence, l'exposition voisine troublante (le jeune Yves Klein, pour créer, via l’empreinte de ses fameuses Anthropométries à venir, s’en souviendra). Autrement dit, cette sculpture, bien que ressemblant à un tombeau, sort de son « lit », elle irradie et s'invite dans « L’âge atomique » tout proche. Elle « joue », malgré son côté tragique et mortifère, sur des confluences multiples, elle est puissante, poétique, intemporelle (pouvant rappeler aussi bien la statuaire égyptienne qu’un gisant du Moyen Âge, ou encore un Fautrier matiériste devenu soudain ronde-bosse), souveraine, comme habitée, cabossée par la vie mais toujours là, dans son affirmation d’être-là, minérale et silencieuse. Bref, un chef-d’œuvre ! Et je vous le garantis : cette exposition solo pourrait être vue rien que pour cette pièce inoubliable, hautement authentique.
- Hans Josephsohn (1920-2012), « Sans titre » [Untitled], 2006, laiton, Kesselhaus Josephsohn, Saint-Gall
Elle s’appelle « Sans titre », 2006, laiton. Le cartel précise : « L’artiste reprend le motif de la figure couchée au milieu des années 1990 après une interruption de près de 20 ans, suite à sa rupture avec Ruth Jacob [qui était devenue, à partir de 1956, le modèle puis la compagne du sculpteur, à Zurich, jusqu’en 1976]. (…) Alors que le sculpteur se concentre sur les proportions, le rapport des volumes, l’équilibre ou le déséquilibre des masses, et que la matière prend l’ascendant sur le sujet, certains auteurs perçoivent une puissance minérale et évoquent des sommets montagneux. » Oui. Et pas seulement. C’est une « Woman » de De Kooning (1904-1997) couchée – il y a le "M" du "W" de Willem retourné – et bien plus encore. En la découvrant, j’ai immédiatement pensé que c’était une pièce absolument unique et son histoire (ou « pedigree ») vient de le confirmer. C'est une épiphanie, entre ténèbres et lumière, Éros et Thanatos, mère nourricière et entropie. Alléluia !
Mais maintenant, je me tais, en laissant juste un mot du plasticien, une évidence encore, cette fois-ci par le biais du verbal et non plus par la « matérialité édifiante » : « Un sculpteur ne devrait pas parler de ce qu’il fait. Il a fait le travail, et c’est tout. » Le silence est d’or, comme on le sait, et de cendres, pour ce talentueux Josephsohn, un artiste, aux maux nous parlant à voix basse, qui mérite amplement d’être connu et célébré dans l'Hexagone.
Exposition « Josephsohn vu par Albert Oehlen » - Première rétrospective en France consacrée au sculpteur suisse. Musée d'Art Moderne de Paris (cet événement a été réalisé en collaboration avec le Kesselhaus Josephsohn de Saint-Gall, Suisse), 11 av. du Président Wilson (16e). Tél. : 01 53 67 40 00. Métro Iéna. Du mar au dim 10h-18h, noct. Jeudi jsq 21h30. Ent. 12€, TR 10€, -18 ans gratuit. Jusqu’au 16 février 2025, ©photos in situ VD.
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