Il pourrait sembler inconvenant d'opposer deux personnages ayant a priori si peu de rapports l'un avec l'autre.
Pourtant Freud s'est livré à une interprétation des Frères Karamazov, dans un texte court intitulé Dostoïevski et le parricide, publié en 1923 en introduction du volume Die Urgestalt der Brüder Karamasoff, qui réunissait les premières versions, les ébauches et les sources du roman. Cet essai fut choisi pour figurer en préface de l'édition de poche de l'édition française (cf. Illustration de l'article).
Notre propos sera de démontrer - outre le manque totale d'efficience de sa méthode interprétative - que, sous couvert d'une lecture neutre et scientiste, Freud défendait d'une manière parfaitement sournoise une idéologie et une croyance, la sienne. Si bien que son texte, loin d'éclairer l’œuvre ou le lecteur, sert en réalité à décrédibiliser Fiodor Dostoïevski, mais plus encore, à combattre, de façon détournée, ses opinions religieuses et politiques, à l'exact opposé de celles professées discrètement par le médecin viennois.
Auparavant, Sigmund Freud s’était très souvent appuyé sur des œuvres littéraires majeures afin d'offrir une assise aux présupposés de sa théorie psychanalytique ; la récupération de la figure d'« œdipe » n'en est jamais que l'exemple le plus connu.
Non content de détourner les mythes grecs de leur signification véritable en les réduisant à sa compréhension purement mécaniste, le docteur Freud aimait à se livrer à des analyses littéraires douteuses, parfois avec la complicité des écrivains eux-mêmes (et notamment sur des textes de Stefan Sweig comme nous aurons le loisir de le voir). Lorsqu'il ne recherchait pas des justifications dans les textes fondateurs, il se livrait à un exercice singulier consistant à déceler les pathologies psychiques des grands auteurs au travers de leurs œuvres. Les frères Karamazov, récit romancé de la mort du père écrite par un homme à la personnalité complexe et torturée, semblait se prêter merveilleusement à cet exercice.
Il va sans dire que ces critiques « psychanalytiques », auxquelles se sont plus tard également adonnées les disciples de Freud
1, avec les mêmes funestes résultats, sont depuis bien longtemps déconsidérées, d'abord parce que l'outil utilisé est parfaitement impropre, mais aussi parce que leurs conclusions censément définitives, parfaitement rocambolesques et simplement scabreuses seraient probablement risibles si et seulement si elles n'étaient pas prises au sérieux par un certain nombre de lecteurs impressionnables. Les dires de Freud sur la question de la critique psychanalytique ne se singularisent d'ailleurs guère par leur objectivité :
« …
il semble que la psychanalyse soit en mesure, dans toutes les questions concernant la vie fantasmatique humaine , de prononcer le mot décisif »
2.
Il ne s'agira pas pour nous d'aller plus avant concernant l'affirmation selon laquelle le freudisme aurait réponse à tout, et serait à même de percer à jour la signification ultime de toutes les religions, de tous les mythes et de toutes les productions artistiques toutes époque confondues, ce que d'autres ont très bien fait avant nous
3, mais de nous concentrer sur la méthode et les arguments utilisés pour confisquer à Dostoïevski les conclusions de ses travaux, et s’approprier ses mérites.
Commençons par affirmer une lapalissade : Dostoïevski est un génie à l'état pur, pas de celui que quelques adeptes seulement sont en mesure de percevoir au prix de concaténations rhétoriques dignes d'un contorsionniste, mais d'un génie évident, qui éclabousse, qui irradie, et que personne ne lui conteste. Il est en effet bien moins controversé dans son domaine que Freud ne l'est dans l'univers des thérapies cognitives. Dostoïevski est à nos yeux l'un des maîtres absolu du roman, et ce pour deux raisons en particulier : d'un point de vu technique, ses intrigues sont des bijoux de construction. Sa capacité à revenir sans cesse aux passages précédents de ses œuvres, mais en les analysant d'une manière totalement différente par le prisme d'un autre personnage, ne s'explique probablement que par une sorte d'autisme, appelé syndrome d'Asperger, dont il était très certainement atteint
4, et qui donne à ses romans une impression de virtuosité si particulière
5. Nous laissons aux spécialistes de la littérature et du style, dont nous ne faisons pas partie, le soin de valider ou non cette affirmation. D'un point de vu intellectuel cette fois, le choix des thèmes, de par leur multitude et leur profondeur, donne le vertige. Pour n'en citer que quelques-uns, et parce que nous ne pouvons prétendre à les maîtriser ni à les connaître tous, nous évoquerons les réflexions métaphysiques, la culpabilité, la subversion, la politique, la Russie, la pensée moderne, le doute... La liste est interminable.
D'ailleurs, ce n'est pas la puissance littéraire que Freud conteste. Il écrit au début de son opuscule que « Les Frères Karamazov sont le roman le plus imposant qui ait sûrement jamais été écrit », ce en quoi il a déjà tort car nous ne voyons pas, pour notre part, en quoi ce roman est-il plus important que Les possédés, Crime et châtiment, ou L'idiot, pour ne citer qu'eux, ni en quoi d'autres auteurs n'en auraient pas écrit de plus imposant encore. Non, le reproche de Freud, le principal, est que selon lui Dostoïevski est un « moraliste » et il poursuit avec cette hallucinante assertion qui est à notre avis la clef de voûte de la haine qu'il lui porte (seule la haine peut expliquer un tel acharnement) :
« ...il (Dostoïevski) aboutit à une solution de repli, faite de soumission à l'autorité temporelle aussi bien que spirituelle, de respect craintif envers le Tsar et le Dieu des chrétiens, d'un nationalisme russe étroit, position que des esprits de moindre valeur ont rejointe à moindres frais. C'est là le point faible de cette grande personnalité, Dostoïevski n'a pas su être un éducateur et un libérateur des hommes, il s'est associé à ses geôliers, l'avenir culturel de l'humanité lui devra peu de chose. Qu'il ait été condamné à un tel échec du fait de sa névrose, voilà qui paraît vraisemblable. ».
Un génie russe croyant et tsariste, voilà qui est insupportable pour un esprit « progressiste ».
Le propos est sans détour, et la démarche de destruction de Dostoïevski, l'homme, par l'exaltation feinte de son œuvre est d'une perversité époustouflante. Freud va s'efforcer de démontrer, pendant une vingtaine de pages bâclées et particulièrement éprouvantes, que, si Dostoïevski est le plus grand romancier de tous les temps, ce n'est pas en raison de ses réflexions profondes sur la société russe de son temps, ni de ses incroyables questionnements sur la nécessité de la spiritualité alliés à la difficulté de croire, mais parce qu'il serait en réalité un exemplaire cas clinique de psychanalyse et que son œuvre serait, malgré lui et sans qu'il en ait eu conscience, la démonstration probante de la véracité des élucubrations freudienne. Pour faire plus court, Dostoïevski est un génie car il validerait inconsciemment les conclusions de Freud. Nous n'avons jamais vu de démonstration si tordue et narcissique à la fois.
Pour arriver à son inavouable fin, Freud ne va reculer devant rien et nous nous voyons dans l'obligation de ne pas relayer toutes les pseudos-vérités noyées dans un océan de mensonges, de psychologie de comptoir, de pseudo-scientisme, de raisonnements alambiqués et de mauvaise foi qu'il déploya à cet effet. Un ouvrage entier n'y suffirait pas et nécessiterait un travail aussi laborieux qu'ennuyeux ; mais nous pouvons tout de même en relever certains qui nous semblent particulièrement abjects.
Sur la mort du père tout d'abord, car il s'agit selon Freud de notre désir le plus primordial : il affirme que chez Dostoïevski, ce désir étant plus développé que la normale (il en est sûr), celui-ci devait être plus encore refoulé que chez les autres, et qu'il aurait à ce dessein (afin de contrer la peur de la castration) cultiver une bisexualité latente afin de devenir objet d'amour pour son père. Plus loin il affirme, que dans sa vie d'adulte, cette bisexualité latente se traduisait par une homosexualité refoulée qui se devine par l'importance des amitiés masculines au cours de sa vie. Entre deux réflexions sur le sadomasochisme supposé de l'écrivain, Freud en profite pour y voir la preuve de la validité de « la horde primitive » (dont vous pouvez trouver tout le détail dans Totem et tabou), selon laquelle les premiers hommes auraient tué, puis dévoré leur père dans le but de s'approprier les femelles du groupe.
Plus loin, Freud n'hésite pas à affirmer que cette « culpabilité filiale », présente en chaque être humain, est la base de tout « sentiment religieux ». Que dès lors, cette culpabilité étant insurmontable car très développée chez l'écrivain, celui-ci ne pouvait combattre ses propres « sentiments religieux », et ce « malgré sa grande intelligence ». Pour résumer, la religion est au mieux une lubie d'imbécile, au pire, le signe d'une immense névrose. L'aspect idéologique et anti-traditionnel du discours freudien est ici très net. Je renvoie le lecteur à ses analyses sur l'importance de la libido dans les phénomènes de foule qu'il relie à la figure de Jésus dans l'ouvrage « Psychologie et analyse du Moi », et en comparaison duquel Piss-Christ n'est qu'un pis-aller, afin d'avoir une idée plus exacte encore de la manière dont Freud faisait peu de cas de toute la religiosité et prenait un plaisir très inquiétant à en donner des définitions profondément humiliantes et réductrices.
Puis il affirme que Dostoïevski a pour le criminel «
une sympathie sans limite », qu'il y voit un «
rédempteur » et que par conséquent il serait lui-même un criminel en puissance. Mais tout le propos de Dostoïevski, et tout ce pour quoi ses personnages basculent vers le crime, c'est justement parce qu'ils se laissent séduire par une vision athée et moderne du monde. Les crimes de Raskalnikov ou de Dmitri
6, et plus encore les gesticulations des protagonistes des
Possédés sont parfaitement raisonnables et matérialistes, de cette raison et de ce matérialisme si chers à Freud. Et c'est aussi pourquoi le génie littéraire conclu par la nécessite d'une morale transcendante et supra-humaine qu'il identifie, dans le cadre de la Russie de son temps, au christianisme orthodoxe et à son pendant temporel, le tsarisme. Le « médecin » ignore sciemment toute la logique de l’œuvre de l'artiste. Ce faisant il commet un acte gravissime, celui de déposséder l'auteur de son travail, tout en ayant l'air d'en faire l'apologie.
Plus ahurissant encore, Freud, dans la dernière partie de sa critique, s'appuie sur une analyse d'un texte de Stefan Sweig intitulé la confusion des sentiments et pour laquelle il se glorifie d'avoir eu l'admiration de Sweig grâce à ses critiques, d'avoir su révéler à l'auteur la signification profonde de son histoire, justifiant par la-même, toujours par un moyen douteux et détourné (nous avons compris que cela constitue sa signature, son modus operandi) la pertinence de sa présente analyse sur l'auteur des Frères Karamazov. En l’espèce, le thème abordé par Sweig était celui du jeu et il se trouve que Dostoïevski était un joueur compulsif ; un rapide coup d’œil sur sa biographie suffit à comprendre qu'il a perdu des fortunes en s'adonnant à cette passion dévorante. Notons que dans ses romans, les passages dans lesquels le jeu est présent sont tous profondément malsains car associés à des situations tragiques liées à l'abandon de soi (comme l'arrestation de Dmitri pour ne citer qu'elle), et qu'il n'en a jamais fait l'apologie (nous invitons le lecteur à ne pas nous croire sur parole et à se plonger dans les romans de cet auteur hors-normes) . Or il se trouve que pour Freud, par un jeu d'analogie (il semble que lui aussi soit très joueur), le jeu symbolise l'onanisme (du fait des mouvements des doigts sur les cartes...) et que l'écrivain aurait eu comme fantasme (refoulé toujours, ce qui est bien pratique) d'être initié par sa propre mère aux plaisirs du sexe afin de se préserver des dangers de la masturbation. Le jeux obsessionnel devenant ainsi la preuve et la manifestation d'un ressentiment/sentiment profond envers l'entité maternelle qu'il tiendrait pour responsable de son impuissance et de sa frustration sexuelle.
Nous arrêtons ici l'énumération des immondices dont regorge cette honteuse préface, le lecteur curieux pourra sans peine la consulter. D'ailleurs elle pourrait donner lieu à une glose et à des discussions stériles infinies que nous n'avons ni la patience, ni l'envie, d'endurer. Nous ne nous livrerons pas non plus à une critique interminable de ces affirmations fumeuses, érigées en science, et que même des auteurs de formation universitaire, plutôt moyens, ne se sont pas privés de démonter point par point en démontrant, dans des livres aussi volumineux qu'inutiles, que Freud n'a fait qu'universaliser ses propres perversions
7, ce qui nous semble une évidence. Dans la même logique orgueilleuse, il a tenté d' « oedipianiser la littérature »
8 et, comme aimait à le dire Proust : « chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même »
9.
René Guénon, contemporain de Freud, est un de ceux qui a su percevoir le plus rapidement et le plus radicalement toute la malhonnêteté de ce qu'il appelait ces « méthodes nouvelles » et qu'il n'hésitait pas à qualifier d' « infernales », et nous ne pouvons faire l'impasse sur ses extraordinaires réflexions d'une profondeur rare sur le sujet :
« Si ce dont il s'agit était réellement « inconscient », nous ne voyons même pas bien comment il serait possible d'en parler, et surtout en termes psychologiques, (…) et d'ailleurs, en vertu de quoi (…) faudrait-il admettre qu'il existe réellement quelque chose d' »inconscient » ? (…) D'autre part, le domaine de la psychologie ne s'étant point étendu vers le haut, le « superconscient », naturellement, lui demeure aussi complètement étranger et fermé que jamais. (…) ...les explications de ce genre, tout comme les explications « sociologiques » des mêmes choses sont, au fond, d'une naïveté simpliste qui va parfois jusqu'à la niaiserie ; en tous cas, cela est incomparablement moins grave, quant à ses conséquences effectives, que le côté véritablement « satanique » que nous allons avoir à envisager maintenant. (...)
Les psychanalystes peuvent, dans la plupart des cas, être tout aussi inconscient que les spirites de ce qu'il y a réellement sous tout cela10 (…).
Ceux qui pratiquent ces méthodes sont, n'en doutons pas, bien persuadés au contraire de la bienfaisance de leurs résultats ; mais c'est justement grâce à cette illusion que leur diffusion est rendue possible, et c'est là toute la différence qui existe entre les intentions de ces « praticiens » et la volonté qui préside à l’œuvre dont il ne sont que des collaborateurs aveugles.
La psychanalyse ne peut avoir pour effet que d'amener à la surface, en le rendant clairement conscient, tout le contenu de ces bas-fonds de l'être qui forment ce qu'on appelle proprement le « subconscient » ; cet être d'ailleurs, est déjà psychiquement faible par hypothèse, puisque, s'il en était autrement, il n'éprouverait aucunement le besoin de recourir à un traitement de cette sorte ; il est donc d'autant moins capable de résister à cette subversion, et il risque fort de sombrer irrémédiablement dans ce chaos de forces ténébreuses imprudemment déchaînées ; si cependant il parvient malgré tout à y échapper, il en gardera du moins, pendant toute sa vie, une emprunte qui sera en lui comme une souillure ineffaçable »11.
A l'instar de Guénon, nous affirmons que la psychanalyse, par ses présupposés et ses méthodes, est incapable de comprendre dans sa totalité, et encore moins de « soigner » (contre rémunération) le psychisme humain. Mais ce à quoi elle se révèle encore plus inapte, c'est à percer le mystère de l'art véritable (et dont le roman moderne n'est qu'une des manifestations les plus grandioses, comme aimait à le rappeler Léon Bloy
12), car celui-ci est justement le moyen, pour l'homme, de décrypter les vérités les plus hautes, de manière instinctive, sans avoir recours à la réflexion ou à l’érudition ; l'art est le langage du cœur
13 ; ce qui est tout l'inverse de la « thérapie » freudienne qui consiste, par un travail d'introspection douloureux, à libérer nos pensées les plus inférieures afin de les faire rentrer dans un schéma aussi simpliste que nauséabond, prétendant tout expliquer (et qui a en plus le mauvais goût d'être faux et obscène).
Cette préface, cette vomissure, délivrée en prémisse d'une œuvre si grandiose, sans que n'y soit apportée une quelconque contradiction, est une abjection gigantesque
14. Le grand Dostoïevski est décidément hors de portée des manœuvres de l' « infernal » Sigmund. Les deux ne boxaient pas dans la même catégorie. L'un courrait après l'Absolu, l'autre après la reconnaissance et la fortune.
Raphaël M.