Entendu dans les manifestations : « Le Chiffon Rouge »
Comme souvent, lorsqu’un conflit social majeur fait descendre nos compatriotes en nombre dans les rues, aux parodies de circonstance et aux slogans revendicatifs viennent s’ajouter des chansons du répertoire social, voire des chants révolutionnaires. Parmi ces œuvres, Le Chiffon Rouge, un magnifique texte de lutte servi par une très belle musique...
C’est dans la ville du Havre qu’est né Le Chiffon Rouge, longtemps avant qu’Édouard Philippe, chantre du néolibéralisme décomplexé*, en devienne le maire. À l’époque, la ville était administrée par un élu communiste, également député de Seine-Maritime : André Duroméa, un ancien ouvrier ajusteur qui s’était illustré durant la guerre comme officier dans les rangs des FTP** avant d’être pris par les Allemands, puis torturé et déporté au camp de Neuengamme près de Hambourg.
Au début des années 70 l’action culturelle joue un rôle important dans la gestion de la ville du Havre. À cette époque des Comités Locaux d’Échanges Culturels (les CLEC) sont créés sous l’impulsion des élus communistes. De nombreux habitants (on en comptera jusqu’à 10 %) y adhèrent et, pour une partie d’entre eux, participent aux animations organisées par les CLEC dans les 7 quartiers de la ville, parfois en relation avec la Maison de la Culture pour la tenue de spectacles.
En 1977 le sommet de ces animations doit se tenir dans le cadre d’un festival supervisé par la municipalité : Juin dans la rue, mois de la Jeunesse. Cette année-là, chaque quartier hérite d’une couleur de l’arc-en-ciel et doit illustrer un thème sous la forme choisie par ses habitants. Ce peut être un objet artistique, un sketch, un poème, une chanson. Peu importe, pourvu que l’œuvre soit symbolique de la lutte contre le capital, contre le racisme, contre la discrimination ou bien contre la guerre.
Le 18 juin, un spectacle baptisé Fête de la Paix vient couronner cet évènement tout à la fois festif et revendicatif. Le point d’orgue en est un grand concert. Le maire et son équipe ont fait appel au très populaire Michel Fugain et à son Big Bazar pour coordonner les festivités. Ce choix ne doit rien au hasard : le chanteur est le fils de Pierre Fugain, un médecin savoyard auquel André Duroméa voue un grand respect pour le rôle qu’il a joué au sein de la Résistance dans le domaine du Renseignement.
En charge d’illustrer le rouge, le CLEC du quartier de Soquence remet une ébauche de texte à Maurice Vidalin. Le parolier crée la version aboutie de la chanson Le Chiffon Rouge dont Michel Fugain signe la musique. La première publique est donnée en ce 18 juin au Havre sur une scène géante. 40 000 spectateurs entendent le chanteur entonner « Accroche à ton cœur un morceau de chiffon rouge / Une fleur couleur de sang / Si tu veux vraiment que ça change et que ça bouge / Lève-toi car il est temps... » Près de 800 havrais de tous âges se succèderont sur scène pour la chanter avec le Big Bazar.
En ce temps-là, la France est gouvernée par le très libéral Valéry Giscard d’Estaing. Impossible pour des oreilles giscardiennes d’entendre de telles paroles se propager sur les ondes : la chanson est interdite d’antenne. Peu importe : les militants de la CGT la répandent sur le territoire en saisissant toutes les luttes sociales pour la faire connaître. Partie de Normandie en 1977, c’est en Lorraine en 1979 qu’elle va devenir un chant emblématique de la lutte sociale ouvrière...
Une Lorraine en ébullition dans les bassins sidérurgiques. À Denain et à Longwy notamment, des affrontements violents opposent les ouvriers d’Usinor aux forces de l’ordre. Des cadres de l’entreprise sont séquestrés. Le 17 mars à 16 h 30, une antenne pirate, installée par la CGT au sommet du clocher de Longwy – elle sera ensuite hissée au sommet d’un crassier –, commence à émettre sur le bassin pour défendre la cause des ouvriers des hauts-fourneaux confrontés à la mort programmée de la sidérurgie et au chômage de 22 000 des leurs. Ainsi naît Lorraine Cœur d’Acier dont Le Chiffon Rouge devient, durant 16 mois, le chant emblématique.
Des décennies plus tard, la chanson de Maurice Vidalin et Michel Fugain est toujours présente dans les combats de la CGT. Et c’est avec un pincement d’émotion au cœur que les manifestants en lutte contre la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron et les lobbies néolibéraux de Bruxelles pour servir les intérêts du grand patronat ont pu l’entendre lors des nombreux défilés organisés dans les villes de France. « Le chiffon rouge (...) a toujours accompagné des hommes qui se sont battus pour leurs droits et [pour] le droit à une vie meilleure », a dit un jour Michel Fugain.
L’artiste considère même, à juste titre, ce chant de lutte comme sa « Légion d’Honneur ». En écoutant cette musique et ces paroles, nous partageons sa fierté : Le Chiffon rouge.
* L’ex-Premier ministre préconisait un report de l’âge de départ à la retraite entre 65 et 67 ans !
** Francs-Tireurs et Partisans
Autres articles consacrés à la chanson :
Du « Chant des déportés » allemands à l’« Hymne des femmes » (janvier 2023)
Il y a 50 ans nous quittait Boby Lapointe, le « chanteur sous-titré » (juin 2022)
Les corons : un superbe hommage de Pierre Bachelet aux « gueules noires » (juin 2022)
Un groupe breton champion du monde de blues (mai 2022)
Quand Paco Ibañez chantait Georges Brassens (octobre 2021)
Il y a 50 ans : « And The Band Played Waltzing Matilda » (avril 2021)
« Trashman shoes » : un déchirant cri d’amour (mai 2020)
« Donna Donna » : Joan Baez, le veau et l’hirondelle (novembre 2019)
Il y a 20 ans décédait Amalia Rodrigues, la « Reine du fado » (octobre 2019)
« Kiko and the Lavender Moon » (septembre 2019)
Le jardin des Plantes aquatiques (novembre 2018)
Lady d’Arbanville, la belle endormie (juillet 2018)
Inoubliable et envoûtante Lili Marlène (décembre 2017)
1966 : un goût de sucettes (novembre 2016)
« Sixteen tons » : 70 ans déjà ! (août 2016)
Ils ont changé sa chanson (mai 2016)
Mary Bolduc, ou la vie quotidienne turlutée (février 2016)
Il y a 40 ans : « A vava inouva » (janvier 2016)
Loreena McKennitt la flamboyante (avril 2014)
Raoul de Godewarsvelde, canteux et capenoule (mars 2014)
Chanson française 1930-1939, ou l’insouciance aveugle (septembre 2013)
Chanson française : de la Grande guerre aux Années folles (novembre 2012)
La chanson française à la Belle Époque (juin 2012)
Musique : balade africaine (janvier 2012)
Véronique Autret vs Carla Bruni (décembre 2011)
Des roses blanches pour Berthe Sylva (mai 2011)
Splendeur et déchéance : Fréhel, 60 ans déjà ! (février 2011)
Amazing Grace : plus qu’un chant ou une mélodie, un hymne ! (septembre 2011)
47 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON