Envoyez tout valser, et venez au musée Camille Claudel pour voir Sakountala !
À l’occasion des 160 ans de la naissance de Camille Claudel (morte à 78 ans, 8 décembre 1864, Fère-en-Tardenois – 19 octobre 1943 Montfavet), le musée de Nogent-sur-Seine met à l’honneur cette sculptrice française de génie à travers l’une de ses œuvres majeures, SAKOUNTALA, inspirée d’un chef-d’œuvre éponyme de la littérature indienne.
Pourquoi à Nogent-sur-Seine ? Il faut savoir que Camille Claudel vivait dans cette ville de la région de l’Aube avec sa famille lorsque, encore adolescente, elle affirma sa vocation d’artiste (1876-1879) et, si son père la soutint d’office, et ce constamment, ce n’était pas du tout le cas de sa mère, s’opposant farouchement à la sculpture, au sujet de laquelle elle nourrissait même une profonde aversion, art, physiquement éprouvant, du volume qui passionna pourtant sa fille aînée ; la jeune Camille y rencontra le sculpteur Alfred Boucher (1850-1934), son premier maître avant Rodin (on le sait, elle exercera sur ce dernier une certaine influence, « Mademoiselle Claudel est devenue mon praticien le plus extraordinaire, je la consulte en toute chose »), qui comprit rapidement ses dispositions exceptionnelles, l’encouragea et sut la conseiller dans son apprentissage à Nogent-sur-Seine puis à Paname.
- « Sakountala », Camille Claudel (1864-1943), 1888, plâtre patiné, Châteauroux, musée Bertrand, don de l’artiste
Le parcours de l’expo, distribué en trois chapitres distincts dialoguant néanmoins finement entre eux (Dans l’atelier de Camille Claudel, Le Salon des Artistes français, Les avatars de Sakountala), aux cimaises respectivement rouge passion, vert olive et violine, nous invite à nous plonger au cœur de la création, comme immergés dans un laboratoire, de cette œuvre de tout premier plan, à l’histoire des plus mouvementées : en effet, Sakountala, à la croisée du réalisme et de l’expressionnisme, a connu à la fois le succès et la polémique avant de tomber dans l’oubli, à la manière de sa créatrice Camille d’ailleurs, l’arc narratif scénographique déployé, tel un ruban-raconteur d’histoires, mâtinant petite et grande, allant de l’élaboration de cette puissante pièce en 3D à sa réhabilitation posthume, via les controverses qu’elle a nourries et son invisibilité, en milieu muséal, pendant fort longtemps.
- « Psaume », Camille Claudel, 1889, bronze, fonte de Gruet vers 1893, on reconnaît dans cette pièce les traits de Jasmina, modèle qui posa pour la figure féminine de « Sakountala »
Collaboratrice du sculpteur Auguste Rodin (1840-1917), sœur du poète Paul Claudel (1868-1955), écrivain et diplomate, la carrière météorique de Camille fut brisée par un internement psychiatrique forcé, au sein de l’asile de Montdevergues (Vaucluse), et une mort quasi anonyme. Réunissant près de cent objets, cette expo-somme, bénéficiant de prêts exceptionnels du musée Rodin, de la Bibliothèque nationale de France et du musée d’Orsay (elle a reçu le label « Exposition d’intérêt national » du ministère de la Culture), revient sur le processus créatif de Sakountala, l’histoire de sa réception, mais également sur sa source d’inspiration littéraire ainsi que sur les nombreuses variations que Camille Claudel en a proposées à la fin de sa carrière.
Par ailleurs, et c’est me semble-t-il bon à savoir ce « show Sakountala », au musée Camille Claudel (ouvert en 2017 et comptant, dans son fonds permanent, pas moins de 45 sculptures de l’artiste permettant de découvrir toutes les étapes et les facettes de son authentique trajectoire), est le dernier « happy hour » de la saison, avant fermeture pour cause de travaux, du 13 janvier au 5 avril 2025, des rénovations concernant les sols de la salle numéro 3 du musée Camille Claudel doivent être réalisées.
Dans les coulisses de la sibylline Sakountala
- « Portrait de femme », Alfred Albert (1814 ? - 1879), costume pour le ballet « Sacountala », 1858, crayon et aquarelle sur papier et papier calque, Paris, Bibliothèque nationale de France (bibliothèque-musée de l’Opéra)
Tout d’abord, dans sa première section, cette expo, à voir assurément, focusse sur sa genèse : Sakuntala, signée Camille Claudel, est directement inspirée, par La Reconnaissance de Sacountala, un drame ancien du poète hindou Kālidāsa, racontant l’histoire du roi Dushyanta qui, pendant une partie de chasse, rencontre une jeune fille dans la forêt : Sakountala. Après l’avoir épousée, Dushyanta est victime d’une malédiction le conduisant à oublier sa bien-aimée. Ce n’est qu’au tout dernier acte qu’il recouvre la mémoire et que les époux se retrouvent.
En Occident, notamment en France, et ce dans les divers cercles artistiques (peinture et statuaire, littérature et théâtre), la vogue est alors à l’orientalisme, les spectacles vivants, tels ballets et opéras, misant outrageusement sur la surenchère décorative, à tendance exotique, afin d’éblouir, au maximum, les spectateurs avec un nombre impressionnant de danseurs, la splendeur des décors, des tableaux reconstitués sur scène et des costumes orientalisants évoquant, dans un esprit imprégné de colonialisme, l’exotisme d’une Inde imaginaire ; ce tropisme d’un Ailleurs fantasmé est notamment à l’œuvre dans un ballet de Lucien Petipa, Sacountala, ballet de l’Opéra de Paris chorégraphié d’après un livret de Théophile Gautier qui connaît sa première représentation publique en 1858 - un certain Alfred Albert conçoit, pour l’occasion, des costumes chatoyants rehaussés de couleurs, où voiles, bijoux de tête, colliers et bracelets rivalisent de magnificence orientalisante. Mais, prenant manifestement le contrepied de cette surcharge exotique, Camille Claudel mise au contraire sur la sobriété de sa statuaire, « dépouillée et hors du temps », précise la commissaire de l’exposition Cécile Bertran : en 1886, en pleine passion avec Rodin (leur relation dura dix ans, de 1882, date de leur première rencontre, à 1892, date de la rupture), Camille Claudel, jeune fille tout juste âgée de 21 ans, commence la sculpture d’un couple pétri de (chaste) désir, Sakountala, fortement inspirée donc de ce mythe hindou des temps anciens, sur laquelle elle travaille, sans relâche, durant deux ans.
- Détail d’une maquette du décor de l’acte I du ballet « Sakountala », 1858, carton, Hugues Martin (actif entre 1845 et 1876), Paris, Bibliothèque nationale de France (bibliothèque-musée de l’Opéra)
La fortune critique de Sakountala
- Camille Claudel modelant « Sakountala », photographie William Elborne, vers 1887, ©Paris, musée Rodin
Cette sculpture, exposée l’année 1888, connaît assez rapidement un certain succès, tant public que critique, parvenant même à obtenir – ce qui n’est pas rien pour une femme à l’époque (il était alors très difficile d’être femme et sculpteur, par exemple l’École des Beaux-Arts à Paris était interdite aux femmes) - une mention honorable, décernée, ni plus ni moins, par la grand-messe artistique de la capitale, dont certains plumes masculines, en les relisant (leurs propos sont judicieusement affichés sur les murs de l’expo), sont encore marquées, vous le constaterez ci-après, par le sceau du paternalisme, voire du machisme claironné, associant tout bonnement qualité sculpturale et vigueur toute… virile (au passage le titre exotique Sakountala bénéficie d’orthographes variées !), lorsqu’elles se mettent à décrire ce plâtre, de dimension imposante, après l'avoir découvert au Salon des Artistes français, s’étant déroulé du 1er mai au 30 juin 1888 au palais des Champs-Élysées.
Camille Claudel l’ignore encore mais cette Sakountala sera, en quelque sorte, de son vivant, son seul coup d’éclat, en termes de visibilité, tant publique que critique, puisqu’il s’agit de sa première et unique distinction obtenue, au sein d’un parcours artistique et existentiel émaillé, comme on le sait, de nombreux drames (c’est désormais légendaire, d’autant plus que le septième art, à l’impact spectaculaire redoutable, s’est penché régulièrement sur son cas poignant et terriblement romanesque, entre gloire éphémère et effacement de longue durée hyper douloureux pour elle) ; d’ailleurs, il faut bien le dire, sa réussite momentanée, si ce n’est fugace, n’est pas totale puisque, à son grand désarroi, la sculptrice en devenir, brièvement fêtée, n’obtiendra pas la commande de l’État qui lui aurait permis de tailler un monumental marbre, matériau passant pour éminemment noble.
- Pierre Claudel et Jacques Cassar lors d’une visite amicale de Pierre Claudel à Boulogne-sur-Mer en 1976, ©photo reproduite (collection privée) dans le catalogue « Sakountala », page 33
Il est à noter que Camille Claudel offrira en 1895 le modèle du plâtre de Sakountala au musée de Châteauroux, mais la bourgeoisie locale le rejette alors, le trouvant bien trop érotique !, la pièce sera ensuite remisée dans les réserves du musée, finissant par se dégrader irrémédiablement. Il faudra attendre le travail de l’historien Jacques Cassar, né en 1923, pour que Sakountala soit mise à l’abri et de nouveau présentée au public, youpi !, sans oublier, par la même occasion, la redécouverte de Claudel, à la fin des seventies et à l’orée des années 1980. Pour rappel, un livre (Une femme, Camille Claudel, 1982, d’Anne Delbée (née en 1946, roman qui a reçu le Grand Prix des lectrices de Elle en 1983), puis un film (Camille Claudel, sorti en 1988, signé Bruno Nuytten, porté par la star Isabelle Adjani, y jouant fiévreusement la géniale sculptrice tourmentée (en proie à un délire de persécution), la feront définitivement sortir, auprès du grand public, de l’oubli, sans omettre, par la suite, d’autres conteurs et figures fascinés par l’histoire personnelle, au destin ô combien tragique, de cette loseuse magnifique, puisque suivront, pour l’interpréter au plus près de l’ogre ombrageux Auguste Rodin (Gérard Depardieu, Vincent Lindon) et de sa « folie » difficile à diagnostiquer en ce temps-là (elle développa un discours paranoïaque notamment envers le craint, et très respecté, Rodin), Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 (2013) de Bruno Dumont et, plus récemment, Izïa Higelin, dans Rodin (2017, Jacques Doillon).
Il n’empêche, malgré ce bémol de taille (aucune commande étatique officielle), d’aucuns (parmi des contemporains de Camille) s’enthousiasment, à l’instar d’un certain Léon Gauchez qui, au printemps 1888 dans les colonnes de L’Art, ne tarit pas d’éloges devant ce plâtre estampillé Sakountala, à l’exécution enlevée, signée d’une inconnue, la considérant carrément – quel flair ! L’avenir lui donnera raison – comme « l’œuvre la plus extraordinaire », présentée au Salon cette année-là, ne manquant pas, à raison, de vanter les « délicatesses de Mlle Claudel », louant ainsi « l’exquis mouvement d’abandon inconscient de tout l’être de la jeune aimée ».
Quant aux autres chroniqueurs de l’art du temps présent, ils ne sont pas en reste non plus, jugez-en plutôt : « Çacountala est une œuvre passionnée et vivante, d’une grande poésie, exprimée fortement dans une langue sobre, claire, sans artifices, une œuvre d’une émotion communicative qui vous prend et vous retient », écrit, toujours à l’époque, Émile Cardon du Moniteur des Arts. Paul Leroi, dans L’Art, lui emboîte aussitôt le pas, « L’œuvre nouvelle la plus extraordinaire du Salon est cette Çacountala, groupe chastement passionné dû à une jeune fille, Mlle Camille Claudel, qui, merveilleusement douée, a de son art le sentiment le plus fier, qu’elle traduit virilement. Son faire est, en effet, de la plus surprenante sûreté et il est vraiment prodigieux qu’une femme aussi jeune ait pu concevoir et exécuter avec un tel succès un groupe de cette importance. »
De son côté André Michel, de la Gazette des Beaux-Arts, écrit : « Une jeune fille, Mlle Camille Claudel, a su mettre dans un groupe d’exécution inégale, mais d’inspiration puissante, Sacountala, un sentiment profond de tendresse chaste et passionnée, je ne sais quel frémissement et quelle ardeur contenue, quelle aspiration et quelle plainte étouffée », bientôt suivi, last but not least, par Edmond Jacques, de L’Intransigeant, notant : « Mlle Claudel, dans sa Çacountala, montre une vigueur toute virile. Le corps de la jeune femme s’abandonnant, le geste du jeune homme agenouillé et la retenant, sont modelés d’un pouce ferme et volontaire, et si les membres s’allongent un peu, il n’est est pas moins vrai qu’ils trahissent une étude très poussée déjà de l’anatomie et de la physiologie. »
- La sublimissime salle des « Valses », faisant tourner la tête, au musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine (10400)
Fort habilement, cette expo-dossier nous replonge totalement, via la deuxième section du parcours, fonctionnant tel un centre névralgique choral pour l’ensemble du dispositif, dont Camille Claudel en serait manifestement la force cardinale parce que son expression plastique est toute particulière tout en étant la fondatrice d’un langage universel (ouvrant des ponts manifestes entre le naturalisme et le symbolisme, le courant néo-florentin et l’Art nouveau, de par notamment, son utilisation savante massive des courbes, contre-courbes et des méandres, cf. La Vague), dans le contexte culturel de l’époque.
Cette contextualisation historique profitable permet ainsi de donner efficacement, aux visiteurs que nous sommes, de 7 à 77 ans et bien après (c’est pédagogiquement une expo-événement solide), un aperçu de l’éclectisme qui régnait alors en termes de statuaire, cette année-là (1888). Sakountala, fait partie des 1059 sculptures exposées et, avec sa mention honorifique, des 41 sculptures obtenant une récompense pouvant déboucher sur des commandes : cela va du buste en marbre de Madame Moria Vicuñia d’Auguste Rodin à La Muse d’André Chénier de Denys Puech (1854-1942) en passant par le Sculpteur florentin d’Alfred Boucher. On revisite ainsi, tel un cours d’Histoire de l’art accéléré, la sculpture au temps de Camille Claudel, c’est très plaisant à suivre, que de beautés sculpturales rassemblées, classiques ou modernes, tout en étant fort instructif.
- La salle très pédagogique, au sein de l’expo temporaire « Sakountala », consacrée au Salon des Artistes français de 1888 à Paris
Les déclinaisons audacieuses de Sakountala
- « Sakountala », avec la compagnie Triwat, samedi 30 novembre 2024 à 20h45 (durée : 1h), à l’Agora Michel Baroin, Nogent-sur-Seine
Le dernier chapitre du circuit proposé s’attarde habilement sur les dérivés possibles inspirés, sans aucun doute, par cette centrifugeuse qu’est Sakountala, sa sculptrice-née essaimant, sans fioritures ni tralalas, ses motifs et lignes dansantes accrocheurs bien au-delà du « spectacle Bollywood », lui ayant servi de moteur originel pour créer encore et encore : en marbre ou en bronze, Camille Claudel élabore patiemment - comme s’il elle reprenait sans cesse sa matricielle Sakountala pour en saisir, sans filtre, la substantifique moelle serpentine, l’exploitant jusqu’à l’os - un corpus en sculpture obsessionnel et tourbillonnant, qui revisite sans cesse son « hit » incontournable, à travers des variantes du groupe, sous différents titres, en en modifiant l’échelle, mais également des détails de l’iconographie et parfois la composition.
Ce couple sculptural à jamais enlacé, comme en fusion, peut, de par son sujet éminemment romantique, rappeler (voire annoncer) son chef-d’œuvre de La Valse, qui compte aussi plusieurs versions, ronde-bosse majeure, aux circonvolutions très Art nouveau, réalisée entre 1883 et 1901 et éditée en 1905 en plusieurs exemplaires en plâtre, en grès flammé, mais aussi en bronze, sachant que cette œuvre, des plus autobiographiques, traite le sujet personnel du « point de rupture de son amour et de sa folle passion pour son maître et amant Auguste Rodin. »
Sous ses doigts, Camille Claudel amorce alors assurément, avec cette valse à mille temps (donc hors du temps), en représentant avec brio ces deux corps nus torsadés ne faisant plus qu’un, comme lovés dans des drapés à l’expressivité passionnée toute baroque, une nouvelle voie pour sa statuaire, visant à saisir sur le vif, tel un temps suspendu façon Fugit Amor [1886, « Fuyez mon amour », ou encore Amour fugitif et autres l’amour fuit, titre programmatique, quand on connaît leur histoire chaotique d’amour avorté, d’une sculpture de Rodin, dont un magnifique bronze est conservé au musée d’Orsay, dévoilant un duo homme/femme formant deux corps accrochés l’un à l’autre comme s’ils étaient entraînés par des flux contraires invisibles], l’expérience d’un geste simple, comme si la sculptrice, déjà nostalgique d’un ça a été conjugal joyeux, s’attardait, une dernière fois, en le fixant pour l’éternité et un jour, sur le moment d’un petit bonheur vécu qui s’échappe, comme pour mieux le garder en mémoire, tout en faisant ressentir au regardeur toute la densité tragique, entre pesanteur et légèreté (afin de dire au mieux la finitude de l’être humain, tout entier tendu vers le ciel, notamment via les puissances de l’amour, mais implacablement cloué au sol), d’une union électrique.
C’est hélas un feu sacré, à deux (ou amour fou), qui s’éteindra très prochainement ; cf. la fin inévitable de la relation Camille/Auguste, condamnée à ne jamais partager le repos et la stabilité, sachant que les histoires d’amour finissent toujours mal, celui-ci se refusant à quitter sa femme pour elle, bien qu’elle l’aimanta fortement, elle fut, pour lui, non seulement, son élève, mais également son inspiratrice et sa maîtresse.
- « La valse a mis le temps (Fugit Amor) », dessin ©par VD (crayon, stylo-bille, Typex, pastel et acrylique), automne 2024, d’après l’Édition en grès flammé Émile Muller, n°14, avant 1895, conservée au musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine
Si La Valse, à laquelle on pense beaucoup face à Sakountala, n’est pas présente dans le circuit de l’exposition temporaire – rassurez-vous, vous la retrouverez un peu plus loin, à l’étage, dans une salle enthousiasmante des collections permanentes, regroupant, à la manière d’une ronde à la Max Ophüls (ce n’est pas pour rien que le musicien Debussy collectionnait Claudel, d’autant plus qu’elle fut peut-être son amante), quatre éditions (plâtres, grès flammé, une véritable splendeur !, et bronze), on ne peut plus remarquables, de cette sculpture iconique stupéfiante de la fin du XIXe siècle, d’autres œuvres, réalisés entre 1895 et 1907, de toute beauté (fonctionnant, à n’en pas douter, comme autant d’avatars de la séduisante Sakountala), au nombre de trois dans l’expo temporaire, reprenant des couples entremêlés, comme tressés, ou, a contrario, pour l’une, montrant une femme seule penchée (souffrant d’une rupture amoureuse ?) qui s’affiche possiblement, dans tout son dénuement, tel un Christ au féminin, s’offrent, pour notre plus grand plaisir, à notre regard, au sein de cimaises au ton violet créant aussitôt une intimité, tout en clair-obscur, ô combien bienvenue (et apaisante), comme si l’on se retrouvait dans un écrin précieux, servant au mieux l’art romantico-naturaliste bouleversant, si sensible et si évocateur, de Camille Claudel.
De 1903 à 1905, grâce au mécénat de la comtesse de Maigret, Camille Claudel sculpte, dans un bloc de marbre, un sublime Vertumne et Pomone (ce chef-d’œuvre absolu, alors présenté au Salon des Artistes français, témoignant indéniablement de sa maestria : elle y atteint un degré de perfection impressionnant - pour la petite histoire, la sculptrice s’enorgueillissait d’avoir taillé entièrement ce bloc marmoréen sans recourir à un praticien, elle était effectivement virtuose dans la taille du marbre), qui rejoue, tel un dérivé, la composition du groupe d’origine de Sakountala tout en citant, avec la couronne de pommes, les ceps de vigne et le drapé, la mythologie romaine. La sculptrice, désormais aguerrie, évoque, à travers ce tandem fougueux, l’histoire d’amour tumultueux entre la nymphe des fruits et le dieu des jardins.
Quelques mois après, Claudel présente au Salon d’automne de 1905 un bronze magistral, L’Abandon, moins mythologique qu’allégorique, édité par le marchand et fidèle soutien de l’artiste, Eugène Biot - Louis Vauxcelles (1870-1943), critique d’art bien connu (il aurait donné son nom au mouvement cubiste en parlant de « petits cubes »), s’enthousiasme fissa pour cette sculpture minimale de l’imploration amoureuse : « Nos pauvres mots ne peuvent dire l’émotion sacrée de ce groupe. La femme vaincue qui cède au lamento d’amour de l’homme, à la prière montant vers elle. »
- Forme minimale des plus suggestives, oscillant entre le tronc d’arbre noueux et le totem, le masculin et le féminin, Eros et Thanatos : « L’Abandon », Camille Claudel, 1905, bronze, édition Eugène Biot, Nogent-sur-Seine, musée Camille Claudel, ©photo Marco Illuminati
- Détail de « Niobide blessée », Camille Claudel, bronze, fonte Eugène Biot, 1907, Centre national des arts plastiques, déposé au musée Sainte-Croix de Poitiers
L’année suivante, à savoir en 1906, l’État passe - enfin - une commande à Camille Claudel : ce sera une Niobide blessée, qui n’est autre qu’une statue de femme découlant de Sakountala, celle-ci étant désormais seule, ainsi que mortifiée, la jeune femme est représentée en fille de Niobé succombant à une flèche décochée par Apollon ou Artémis. C’est une splendeur, sachant, afin de souligner son importance, qu’on fait alors face à la dernière œuvre de sa carrière, désormais empêchée par la maladie : Camille Claudel, faute de la véritable reconnaissance à laquelle elle aspirait, s’est isolée peu à peu de la scène artistique, allant jusqu’à détruire ses œuvres : elle finira internée les trente dernières années de sa vie.
Anecdote révélatrice, cette unique fonte en bronze a connu l’oubli, à l’image de son auteure « maudite », avant de ressusciter, à la façon d’une épiphanie au parfum providentiel, dans les eighties : cette spectrale Niobide blessée, telle une ondine aux longs cheveux sauvée des eaux, fut retrouvée par Anne Rivière, née le 14 juin 1945, historienne de l’art française portant décidément bien son nom !, au milieu d’un bassin : endommagée lors du retrait de la gangue de calcaire qui l’enserrait, elle a pu être restaurée et transférée au musée Sainte-Croix de Poitiers en 1984. Ce vestige « mouvant », de par son histoire rocambolesque, s’avère vraiment, par-delà sa puissante présence sculpturale, des plus émouvants.
- La commissaire de l’exposition Cécile Bertran, posant près de « Vertumne et Pomone » (marbre, 1905, Camille Claudel), dans le parcours de l’expo-événement « Sakountala » (14 septembre 2024 - 12 janvier 2025), ©photo VD, sept. 2024
Enfin, en termes d’émotion, ce n’est pas forcément dans le monumental (l’expo démarrant par un grand bronze (unique de sauvetage, Fonte Delval, 1987, d’après le plâtre original endommagé) spectaculaire, tout luisant, de Sakountala de 1888, que cette expo monographique, globalement réussie [s’accompagnant, pour l’occasion, d’un catalogue pertinent croisant intelligemment essais inédits (La réception du mythe de Sakountala par Simran Saini, Les archives de Jacques Cassar, par Jean-Philippe Cassar, Sakountala face au Baiser, par Cholé Ariot) et notices d’œuvres claires proposant un regard renouvelé sur cette œuvre-carrefour majeure qu’est la mystérieuse Sakountala], marque le plus de points.
Selon moi, c’est davantage dans les « petits riens », relevant d’une grande économie de moyens, que l’art d’écorchée vive de Camille Claudel s’avère des plus pénétrants, et fondamentaux.
- « Sakountala », Camille Claudel, 1888, fusain sur papier, d’après le groupe en plâtre récompensé au Salon pour mention honorable, collection particulière
Ainsi, à mi-parcours, une simple feuille (1888, fusain sur papier issu d’une collection particulière, récemment redécouvert, signé Camille Claudel, réalisé afin de diffuser largement dans la presse – les sculptures étaient souvent reproduites par la gravure d’un dessin demandé à l’artiste - sa sculpture vedette Sakountala exposée au Salon, dessin qui sera reproduit dans L’Art pour illustrer un article de Paul Leroi), témoigne, via son subtil art de la réserve déployé (les lumières des deux silhouettes du groupe sont obtenues, alors que les ombres sont définies par des hachures serrées, par le papier que la blancheur défend), de son (grand) talent de dessinatrice, pendant qu’à l’entame du parcours, et ce comme si l’on était soudain plongés, comme par magie, dans l’atelier-labo (périodisation 1886-1888) de Camille Claudel, rythmé tant par une poignée de pièces sculpturales triées sur le volet, allant de la terre au plâtre via le bronze, que par des correspondances, esquisses, documents et autres photos d’archives), l’on découvre, fort étonnés, trois esquisses en terre cuite de Sakountala, modelées modestement par l’artiste vers 1886.
- Deux des trois études, en terre cuite (circa 1886), de Camille Claudel consacrées à « Sakountala », conservées respectivement au musée d’Orsay et au musée Rodin, Paris
- Camille Claudel (1864-1943), quelle sculptrice rare, chapeau !
Ces études préparatoires touchantes, à la grande économie de moyens, qui m’ont rappelé par d’infimes ou, à l’inverse, radicales variations sur le même thème, la puissance créative d’un Pablo Picasso (1881-1973) à l’œuvre quand on le voit multiplier à l’écran, tel un chercheur d’or qui trouve le Graal, des compositions différentes pour un même tableau dans Le Mystère Picasso (1956) de Clouzot, nous invitent à suivre, au plus près, comme si l’on était penchés sur son épaule en train de l’observer travailler, le geste créateur d’une artiste libre, à la fois classique et avant-gardiste, véritablement hors normes, n'ayant, par ailleurs, aucunement à rougir, tant leur dialogue est passionné, de sa confrontation, ou plutôt accointance, avec le monstre Rodin, as des as, entre autres, de l’esthétique du fragment.
Devant ce jeu formel vertigineux, engendrant une sculpture évolutive aventureuse recherchant obstinément, dans les essais proposés, la position finale idéale des deux amants, désunis puis unis, Dushyanta & Sakountala, on a vraiment l’impression étrange et pénétrante d’être face à des instantanés d’argile visant à capter, en agissant comme autant de pauses suspendues débouchant sur des moments de grâce fugitifs portés par la vocation inextinguible de Camille Claudel (SCULPTER), l’éternité de l’absoluité du sentiment amoureux en Inde, en France (à Nogent-sur-Seine par exemple) et partout ailleurs, quand celui-ci s’avère des plus actifs et galvanisants. À propos, au lieu de dire tomber amoureux, ne pourrait-on pas dire monter amoureux ? En même temps, oui c’est vrai, plus dure sera la chute…
Exposition « Sakountala, Camille Claudel à l’œuvre », jusqu’au 12 janvier 2025, commissariat : Cécile Bertran, directrice de l’institution, ©photos in situ VD, Musée Camile Claudel, 10, rue Gustave Flaubert, 10 400 Nogent-sur-Seine, info : www.museecamilleclaudel.fr, tél : 03 25 24 76 34, horaires, jusqu’au 31 octobre, du mardi au dimanche, de 10h à 18h, fermé le lundi, du 2 novembre au 12 janvier, du mercredi au dimanche, de 10h à 17h, fermé le lundi et le mardi, ainsi que le 25 décembre et le 1er janvier. Plein tarif : 10€ (incluant les collections permanentes et l’exposition), tarif réduit : 6€ (incluant les collections permanentes et l’exposition). Gratuité : jeunes moins de 26 ans et étudiants, Nogentais, personnel scientifique des musées, titulaires du Pass Éducation, demandeurs d’emploi, mutilés de guerre et leur accompagnateur, visiteurs en situation de handicap et leur accompagnateur, etc. Le 1er dimanche du mois pour tous les individuels. Se rendre au musée depuis Paris. En train, depuis la gare de l’Est : trajet d’une heure puis 10 minutes à pied jusqu’au musée. En voiture : trajet d’environ 1h20 par la nationale 4 ou par l’A5 (sortie 18) et la départementale 231. Catalogue de l’exposition Sakountala, ouvrage édité par Silvana, 112 pages, prix public : 20€.
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