« Et pour quelques dollars de plus », et minutes, avec Leone
Revu avec grand plaisir Et pour quelques dollars de plus (1965) de Sergio Leone en reprise (version restaurée) au cinéma Grand Action de Paris. Cultivant les thèmes de la vengeance, de l’humour noir et de l’immoralité, ce film de genre, avec son générique très Pop (rouge sang flamboyant), commence par la fameuse épitaphe : « Là où la vie n’avait pas de valeur, la mort, parfois, avait son prix. C’est ainsi que les chasseurs de primes firent leur apparition. » L’Indien (Gian Maria Volonté), tueur fou et sadique, s’est évadé de prison et sème la terreur dans l’Ouest. Alors qu’il se destine, avec ses hommes de main, à cambrioler la banque d’El Paso, réputée inattaquable, deux chasseurs de primes américains concurrents, le Manchot (Eastwood) et le colonel Mortimer (Van cleef), choisissent de s’unir pour pénétrer, de l’intérieur, la bande de desperados sanguinaires et tendre un piège à El Indio mais, au final, leurs motivations vont-elles rester à l’identique ?
La stylisation extrême de Leone trouve peut-être sa quintessence avec Et pour quelques dollars de plus, tourné en Technicolor pour 600 000 $ en Espagne (Almeria), entre avril et juillet 1965. C’est certainement son film à l’écriture la plus BD, et aux effets de cadrages les plus tonitruants. Boosté par le succès phénoménal, et international, de son premier western spaghetti, le cinéaste, avec Et pour…, prend le temps d’installer son récit et de revenir au personnage qui a fait sa gloire, l’Homme sans nom (Eastwood), on passe au début une douzaine de minutes avec un nouveau personnage, l’homme en noir qu’est le colonel Mortimer, avant de renouer, tranquillement, avec l’Homme sans nom. Cette assurance que Leone prend par rapport à ce qu’on attend de lui (un western spaghetti pétaradant) fait glisser ce 2e volet du film de genre attendu au film puissamment personnel, manifestant la signature d’un auteur-star, à cheval entre le western classique et ce qu’on pourrait appeler le méta-western, à savoir un western réflexif, s’interrogeant sur lui-même et jouant avec brio, via un temps filmique tiré comme un élastique, la connivence avec un spectateur contemporain à qui on ne la fait pas.
C’est un film racé, sombre (superbe photo clair-obscur de Massimo Dallamano), et qui ne s’embarrasse pas de bons sentiments, il cultive la chanson de geste des bandits à l’extrême et ses seuls moments de pose sont peut-être à rechercher dans l’amitié virile et ironique qui s’instaure, sur fond de relation père/fils ou maître/élève, entre le Manchot au poncho et le colonel, l’homme en noir. A l’exception de ces quelques moments de répit, le reste montre un Ouest sauvage et mortifère, peuplé de pistoleros mutiques et de mercenaires crades, limite psychopathes. L’Indien, parce qu’il a provoqué la mort de la sœur du colonel Mortimer, est activement recherché par ce bounty killer. Volonté y campe un méchant détonant, très réussi. Ce métisse fume de l’herbe, est victime de troubles hallucinogènes et tue au son d’un carillon - plus bizarre, tu meurs. Les Américains, de leur côté, ne sont pas en reste. Le colonel Mortimer, avec sa gueule en lame de couteau, son arsenal guerrier implacable et sa panoplie noire, a des allures de croquemort - « il est la démonstration de la manière de vivre dans ce pays : il faut tuer pour exister. » (Leone*). Et le Manchot, le gentil de l’histoire ?, est un taiseux dont la pilosité négligée et le cigare entre les dents n’inspirent guère confiance. Pour l’anecdote, précisons qu’Eastwood voulait bien reprendre son personnage de l’Homme sans nom dans cette suite donnée à Pour une poignée de dollars à condition de ne pas avoir constamment le cigare au bec, il déclara à la production : « je vais lire le scénario et je ferai le film, mais par pitié, ne me remettez pas ce cigare dans la bouche ! », mais Leone s’entêta, déclarant : « C’est lui [le cigare] qui tient le rôle principal ! »
C’est la mort aussi, dans ce pays des macchabées, des églises désaffectées, des cimetières et des charrettes fantômes, qui tient, pourrait-on dire, l’autre rôle principal du film. C’est un Far West à feu et à sang. Les armes, outils pour la mort, sont filmées, via un goût du vérisme et du fétichisme, avec fascination, tout y passe : une Winchester calibre 30-30 personnalisée pour son porteur, un fusil à canons superposés sciés, un Buntline Spécial canon 30 cm, un Colt 45 avec étui en corne de cerf - le tueur professionnel qu’est Mortimer est, avec sa tenue d’expert, un être-pour-la-mort, un véritable arsenal ambulant qui dégaine, vise et tue sa proie ; la mort s’exécute selon une mise en scène opératique mortuaire : Volonté, que ce soit dans une église fantôme ou dans l’arène d’un triel, enclenche le carillon d’une montre gousset avant de tuer, « Quand la musique s’arrêtera, ramasse ton pistolet et essaie de me tuer, essaie. » ; le ressort du film repose sur une morte qui ne cesse de hanter les vivants (la sœur violée et suicidée de Mortimer) ; et toutes les répliques cultes du film tournent autour de Thanatos : au cours d’une partie de poker dans un saloon, un hors-la-loi battu par le Manchot lui demande : « Qu’est-ce qu’on jouait ? » et Eastwood de répondre, placidement, « Ta peau. » Le bandit baroque qu’est l’Indien pratique lui aussi un humour macabre, cf. lorsqu’il parle des deux Américains, « Ces deux-là, il vaut mieux les avoir devant soi, horizontaux et froids de préférence plutôt que derrière. » Ce film, où ça ne cesse de flinguer tous azimuts, peut être vu comme la chronique de morts annoncées.
Deuxième volet de la « trilogie des dollars » entamée avec Pour une poignée de dollars (1964) et achevée avec Le Bon, la brute, le truand (1966), Et pour quelques dollars de plus, qu’on a vu et revu à la télé et qui a été réalisé il y a déjà 44 ans, n’a rien perdu de sa modernité cinématographique. A la revoyure sur grand écran, ce qui saute aux yeux c’est l’aisance avec laquelle le maestro installe son style imparable (temps dilaté, ralenti, dialogues malicieux, musique comme composante intégrante de l’histoire, gros plans sur des trognes impayables, alternance dans un même plan entre des visages en amorce et, en arrière-plan, une action en fond d’écran et surtout, pour ce 2e volet, l’apparition du flash-back qui, dans sa façon de fonctionner tel un trauma qui va engendrer un récit déroulé en tiroirs, est vraiment la marque de fabrique de Leone, sa signature formelle, voire formaliste, car Leone demeure un styliste hors pair, un maniériste qui s’assume comme tel et qui conçoit le cinéma tel un champ d’expérimentations).
« Le cinéma dans le cinéma » à l’œuvre dans les films de Sergio Leone entraînera le philosophe Baudrillard à écrire, à l’époque de la sortie des westerns spaghettis, que Leone est « le premier cinéaste postmoderne », ce qui est tout à fait vrai (enfin n’oublions pas au passage des Godard et Fellini) et c’est vraiment ce qui fait la singularité de ce cinéaste maniériste dans le 7e art, d’un côté ses films sont des succès populaires, dont l’aspect outrageusement stylisé les fait tendre vers une BD en images animées facilement lisible et, de l’autre, leur construction alambiquée (de par notamment les flashbacks qui déconstruisent le récit classique jusqu’à tendre vers une réflexion sur le temps, cf. Il était une fois en Amérique) en fait aussi des espèces de bandes filmiques expérimentales, quasiment des films art et essai. De même, et l’expression de Moravia (« l’italianisation du western ») pour qualifier la planète Leone est fort judicieuse, les films de Leone brouillent les pistes quant à leurs sources d’inspiration : d’un côté ils cultivent une Amérique de légendes et de l’autre, en fusionnant Hollywood et Cinecittà, mythes américains et histoires à l’italienne, ils lorgnent constamment vers les récits picaresques européens et vers la commedia dell’arte. C’est cette ambiguïté permanente qui fait la force de Leone, et son génie, car on ne sait jamais trop sur quel pied danser avec lui. Concernant ses « contes pour adultes », le maestro déclarait : « Je veux faire des films qui font l’effet que je ressentais, gamin, mais pour le public sophistiqué des années 60 ». On peut dire que, pour le public sophistiqué de 2009 (au vu des spectateurs à la mine réjouie à la fin du film au Grand Action), son cinéma épique n’a en rien perdu de son efficacité graphique et, en prime, la patine du temps donne à sa poignée de films (sept seulement) un parfum de légende et de lyrisme mélancolique qui force l’admiration. Viva Leone !
* In Sergio Leone. Le Jeu de l’Ouest, Oreste de Fornari, édition Gremese, 1997, Leone par lui-même, page 16.
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