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Everyday heroes et créativité sociale dans les nouvelles séries américaines

Certains soirs, quand un trop-plein de pensées risque de m’expédier tout droit au pays des dépressions les plus aiguës, je me réfugie au paradis des séries télévisées américaines. N’ayant plus la télévision depuis quelque temps, et pas pressé d’en racheter une (avec quel argent d’abord ?), je vais chercher sur Internet les dernières séries diffusées outre-Atlantique.

(Ces diffusions sont illégales, il n’est donc pas souhaitable que les liens vers ces programmes soient connus du plus grand nombre : c’est pourquoi je ne donnerai pas les liens ici).

Il peut sembler un peu provocateur pour un intellectuel, de surcroît psychanalyste, d’avouer son penchant pour les feuilletons télévisés. En France, et ailleurs peut-être, ce sont des choses qui ne se disent pas
- bien que Philonenko aimât la boxe, Wittgenstein les feuilletons policiers, et d’autres le football ou les jeux vidéos. On aura tôt de fait d’interpréter cela comme une provocation (au sens d’un geste "artistique"), ou, si l’on aime les catalogues psychiatriques et les nosographies : comme une addiction. Alors qu’il s’agit là simplement, je crois, de divertissement (et je plains ceux qui n’ont pas la capacité de se divertir ou d’être divertis). Qu’importe. Je sais que je m’attache à ces histoires comme à un récit qui se mêle à ma propre vie, et nourrit même ma propre réflexion, mon imaginaire, mes phantasmes, mes rêves, et je sais aussi combien ces personnages récurrents m’aident à tisser le fil continu de l’existence, contribuent à articuler les signifiants qui m’encombrent - et combien j’aime à les retrouver parfois, comme de bons amis réconfortants par leur caractère répétitif, familier.

J’ai donc découvert (en avant-première, si l’on peut dire, avant la plupart de mes compatriotes) les nouvelles séries américaines, dont certaines seront sans nul doute reprises sur les chaînes de télévision françaises prochainement. Une chose m’a frappé : il semblerait que s’y dessine une nouvelle génération de héros. Dans les années 1970, la plupart des héros étaient des loosers, ou des outsiders, contestataires et victimes. Puis, l’Amérique de Reagan nous a fourni son lot de héros indestructibles, sans faille apparente, sans intériorité. Les années 1990, et jusqu’à la crise du 11 semptembre 2001, et après, furent marquées par un souci extraordinaire de réalisme et d’attachement à une certaine complexité psychologique : l’aridité du quotidien torturé des héros de New York 9.11, avec ce personnage remarquable, Boscorelli, ou de ceux de New York Police Blues, dont Sipowicz est l’improbable emblème, est parfois désespérante, aussi désespérante que notre existence au jour le jour (on pourra ajouter bien des séries à cette liste, à commencer par Urgences). Les héros sont ambigüs, animés par des motifs pluriels et contraires, plongés en permanence dans des controverses morales inextricables. Bref, ils sont fatigués, leurs pouvoirs sont limités, ce ne sont plus à proprement parler des héros, mais avant tout des semblables, comme vous et moi.

Ces derniers mois, si j’en crois mes explorations quelque peu illicites, les scénaristes semblent se tourner vers un nouvel horizon. Alors que les séries des années précédentes assommaient les personnages dans un quotidien sans espoir, chacun devant résoudre avant toute chose les problèmes du jour, les nouvelles séries leur offrent à nouveau la possibilité de changer radicalement le monde. Pour autant, on ne revient pas à l’omnipotence des héros des années 1980 - excepté peut-être Michaël Scoffield, l’évadé de Prison Break (série étrange et extrêmement ambiguë : le héros désigné par ses pairs, qu’on surnomme par dérision "gueule d’ange", esprit d’une créativité démentielle, trouvant son répondant dans le psychopathe sadique Théodore Bagwell). Les héros des nouvelles séries sont encore nos semblables, vous et moi, névrosés et borderline, limités dans leur appréhension de la réalité, coincés dans des soucis quotidiens. Sauf qu’ils ont quelque chose de spécial, un pouvoir, une compétence (skill), une différence : Everyday Heroes me disait Delphine Dori en songeant au livre génial de Gary Alan Fine : Everyday Genius. Ainsi, le héros de la série Day Break se lève chaque matin, au même endroit, près de son amie, mais c’est à chaque fois la même journée qui recommence (on aura reconnu le thème du film Groundhog day, d’Harold Ramis) : vécue d’abord comme une destinée fatale, cette possibilité qui lui est donnée de reprendre à zéro, d’effacer le jour pour le réinventer, le modifier et, éventuellement, le corriger, apparaît bientôt comme un pouvoir positif (bien que dans la durée, la succession des épisodes figure une sorte de mythe de Sisyphe contemporain). Les personnages de Heroes, quant à eux, tiennent leurs pouvoirs de l’évolution génétique de l’espèce humaine, ce qui en soi n’est pas très nouveau, mais n’en deviennent pas pour autant des super-héroes : avant d’envisager de sauver le monde, il leur faudra apprendre à s’assumer d’abord comme everyday heroes, coincés qu’ils sont dans leur minable humanité. Symboliquement, le premier épisode s’achève par l’explosion d’une bombe nucléaire sur la ville de New York - la suite montre justement qu’il est possible d’empêcher cette répétition du drame traumatique de la conscience américaine, à condition que chacun prenne conscience de sa différence, et s’efforce de rencontrer l’autre, de collaborer en vue d’une fin commune, ce qui suppose d’âpres négociations.

C’est là en effet un autre trait de ces "nouvelles" séries : le héros ne saurait demeurer solitaire (alors que les figures emblématiques des années 1970 étaient condamnées à la solitude et à l’incompréhension : je pense notamment au personnage incarné par Robert Redford dans les Trois jours du Condor de Sydney Pollack). La différence, qui peut être vécue comme source d’une discrimination, peut devenir un pouvoir créatif à condition de s’incrire dans une communauté de sujets. C’est vrai des personnages de la série Heroes, mais c’est encore plus net dans Jericho, titre d’un feuilleton pas toujours réussi, mais dont le thème, une petite bourgade du Texas ayant survécu à une attaque nucléaire généralisée sur les États-Unis, est vraiment intéressant. Il s’agit là de renégocier l’existence d’un collectif, et si possible d’une communauté, sur les ruines de l’individualisme contemporain. Dans Jericho, les repères habituels du capitalisme se sont effondrés, à commencer par le marché et la propriété privée. La survie dépend de la capacité de chacun à faire groupe, à recréer une solidarité : on sait que les Américains, tels que les décrivaient Tocqueville, furent particulièrement doués pour ce genre d’entreprise - qu’en est-il aujourd’hui ? C’est ce que Jericho raconte, de manière parfois un peu schématique, certes. On est ici assez proches d’une des perspectives possibles sur l’incroyable série Lost, une des créations les plus originales depuis X-Files. En tant que psychanalyste, j’adore la finesse de la description des personnages de Lost (et la manière dont ils résistent, dans leur singularité, à une certaine psychothérapie expérimentale, dont ils sont en quelque sorte les cobayes - ce n’est pas demain la veille qu’on citera Lost pour illustrer les débats actuels sur les psychothérapies : eh bien, c’est dommage !), et en tant que démocrate, je suis fasciné par le thème général, assez proche finalement de l’argument de Jericho, de la recomposition, forcément délicate, d’une communauté, d’un monde commun viable. Les survivants du fameux vol 815 en provenance de Sydney essaient de bâtir sur leur île apparemment oubliée les fondements d’une société - malgré leurs peines, leurs préoccupations personnelles, deuils, angoisses, folies plus ou moins ordinaires. Le personnage ne se distingue comme héros qu’à la condition paradoxale d’affirmer sa singularité, sa différence, tout en s’articulant aux désirs de l’autre  : la survie dépend du collectif, mais d’un collectif de singularités, de pouvoirs et de compétences personnelles. On navigue à vue entre Hobbes et Rousseau, selon les jours, mais la nécessité du sacrifice et du compromis constitue un horizon indépassable (sauf pour les personnnages pervers).

Voilà donc ces nouveaux Everyday Heroes. Ils nous ressemblent, englués dans les mêmes errances psychiques, les mêmes impasses et les mêmes angoisses, mais les situations radicales, dans lesquelles ils sont plongés avec un certain sadisme par les scénaristes, les obligent à découvrir et assumer leur singularité - sans quoi ils ne servent à rien - tout en tenant compte des singularités de ceux qui partagent leur souci de survie - sans quoi ils sont exclus et meurent.

Je finirai en évoquant une autre série récente, moins dramatique certes, mais assez réjouissante et pas très éloignée de celles dont je viens de parler : Eureka. Comme dans Jericho, le titre emprunte le nom d’un bourg du Nord-Est des États-Unis, où vivent des gens comme vous et moi, à cela près qu’ils possèdent tous une intelligence (scientifique à vrai dire), hors du commun : ce qui permet de décrire un univers assez délirant, voire complètement loufoque (d’autant plus que le personnage principal est un shérif très ordinaire, arrivé là par hasard, par les yeux duquel nous découvrons les moeurs bizarroïdes de ces étranges et néanmoins humains habitants d’Eureka). On est là à mille lieux du réalisme humble et désespéré des séries pré- et post- 11 septembre : l’imaginaire a envahi le quotidien, tout est à nouveau possible, la science n’est pas seulement l’affaire des experts et l’objet d’une paranoïa ordinaire, mais elle peut changer le monde, et la folie de chacun peut contribuer à inventer des communautés nouvelles, plus jouissives, moins ennuyeuses. Il y a, comme dans Lost ou Jericho ou Heroes, et évidemment, Day Break, la possibilité de tout reprendre à zéro. Je me rappelle ce que disait Roger Caillois au sujet du jeu de hasard : on joue quand on n’a plus l’espoir de transformer sa condition actuelle par le biais des activités sociales traditionnelles, le travail, l’acquisition de compétences : ainsi dans ces univers imaginaires est rétablie la possibilité d’un jeu, un espace intermédiaire ou transitionnel, comme dirait Winnicott, à la fois ordinaire et extraordinaire. Un espace créatif - de création sociale en l’occurrence.

[Merci à Delphine Dori pour les idées dont elle m’a fait part. Et à ShinJin, mon sauveur !]


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4 réactions à cet article    


  • ka (---.---.30.12) 23 novembre 2006 12:38

    J’apprécie moi aussi certaines séries américaines dans le genre de « Lost » ou « Prison break » (il semblerait d’ailleurs pour cette dernière qu’il y ait un souci pour M6 au niveau de la diffusion de sa deuxième saison qui pourrait ne pas être diffusée en Prime time car jugée trop violente par le CSA, l’audience risque d’en prendre un coup).

    Souvent dans ces séries il y a trois types de héros. On a le héros qui possède une faculté hors du commun ou des pouvoirs comme c’est le cas des 4400 de la série du même nom ou de Clark Kent dans Smallville (série pour ados), ces personnages se rapprochent des héros de comics américains comme Superman, les X men et les autres.

    Ensuite on a les héros un peu spaces souvent très intuitifs, intelligents, altruistes et un peu solitaires comme Jarod le super génie dans « Le Caméléon », Mickael Scoffield dans « Prison break » ou encore le personnage de Grisom dans « Les Experts ».

    Et enfin on a le héros qui se rappproche le plus de nous, qui est capable de faire de grandes choses car il vit des situations qui le mettent au coeur de l’action, il peut être égoiste, méchant, fragile, parfois compatissant et ayant le sens du sacrifice, parfois instable psychologiquement, ce héros est souvent un héros malgré lui, on retrouve ce type de personnages dans des séries telles que « Urgences », « Lost » ou « New York 911 » et d’ailleurs dans ces séries il n’y a pas un héros mais plusieurs héros qui se retrouvent ensemble, soit parce qu’ils travaillent ensemble soit parce qu’il leur est arrivé quelque chose qui les a réunis, la différence entre « Lost » et « Urgences » c’est le côté un peu mystérieux presque fantastique de « Lost », la raison mystérieuse qui les a réuni sur cette île et les évènements étranges qui s’y déroulent, à part ça les personnages ressemblent beaucoup à ceux d’« Urgences ». Ce dernier type de héros c’est un peu comme le personnage de John McLain dans « Piège de cristal » et les deux autres films de la trilogie, joué par Bruce Willis, c’est le genre qui au départ fait plutôt loser et qui finalement est prêt à se mettre dans la merde pour sauver quelqu’un, c’est un peu une façon de se sauver lui-même, le genre j’ai rien à perdre.


    • mijdrol (---.---.111.244) 27 novembre 2006 17:13

      Votre article est juste et interessant, mais pas besoin d’aller chercher wittgenstein (qui s’abandonnait a d’autres vanités que les romans policiers) pour se convaincre qu’on peut a la fois avoir un gout pour les activités de l’esprit et s’abandonner aux petits plaisirs du monde phénoménal.


      • dana hilliot (---.---.129.229) 27 novembre 2006 21:39

        Oui, vous avez raison : pas besoin d’aller chercher Wittgenstein si j’ai glissé cette remarque c’est parce que j’ai eu à souffrir de certaines incompréhensions du style : "comment peux-tu regarder cette série alors que tu fais tel ou tel métier lettré, comment peux-tu être fan de football alors que tu fais une thèse de philo etc.


      • NAGAL (---.---.33.181) 1er décembre 2006 14:46

        Bonjour Je suis tout à fait d’accord avec vous, sous prétexe d’intelligence on en attend un comportement rationnel et uniquement rationnel. Pourtant la pensée est la chose la plus folle qui soit ! Sinon comment arriverions à trouver l’impensable : la relativité, la transmission d’image par télévision, les fusées.... Sans ses comportements paradoxales l’humanité serait encore dans des cavernes.

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