Exposition « Pierre Bonnard : l’œuvre d’art, un arrêt du temps »
Une rétrospective achronique, ou penser l’art autrement que dans l’histoire.
« L’œuvre d’art, un arrêt du temps », propos du peintre lui-même, repris en sous-titre de l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, voilà un exergue des plus explicites. On aura mis du temps, beaucoup de temps, avant de réintégrer Bonnard parmi les artistes majeurs du siècle dernier (le XXe, je précise).
Mais le temps est précieux, comme nous le prouve chacune de ces toiles, et rien ne vaut tant que de le prendre, ce temps, pour mieux y voir. Car ce n’est certainement pas au premier coup d’œil que se livrent ces œuvres, sinon dans leur magistrale leçon de couleurs. Chacune, figurative rappelons-le, puisque c’est ce qui lui a valu d’être mis à l’écart de la modernité avant-gardiste de ses contemporains, isole un moment sans intérêt aucun, juste avant ou juste après les faits. Le temps de délassement pris dans un bain, le temps quotidien de la toilette, le temps de rêverie qui suit un repas, le temps mystérieux d’après l’amour. Un temps suspendu, donc, par le peintre, non pas par souci de s’en tenir à l’instant saisi (à la grande différence de ses prédécesseurs impressionnistes). Bien loin de là. Chacun de ces temps, isolé, éclipse d’emblée le sujet, l’objet, la narration, bref tout repère narratif et réaliste. Chacun de ces temps est une invitation à en perdre la mesure.
Dans cet interstice qui se dessine entre le sujet prétexte et la peinture tout entière. Impossible de rester serein très longtemps devant cette Nappe à carreaux [1], abandonnée de ses convives qui ont laissé leurs serviettes blanches. Impossible de se contenter de l’harmonie extraordinaire de la Salle à manger à la campagne [2]. Impossible de garder longtemps son quant-à-soi devant l’Autoportrait devant la tablette [3]. Un cadrage en angle, l’absence de toute profondeur spatiale, des détails tronqués en périphérie du cadre, des couleurs incongrues, sans aucun réalisme, Bonnard maîtrise à la perfection l’introduction dans son intimité. Pas question d’y entrer tout à fait. C’est une énigme permanente qu’il nous invite à regarder, oui, à regarder.
Authentique, certes, il l’est d’un bout à l’autre, sans autre quête que de faire « quelque chose de personnel ». Mais pas d’évidence, pas de vérité à la clef. On reste sur sa faim ! Plus on regarde, plus "on n’y voit rien". Plus on s’interroge. Plus on s’émerveille surtout de voir là, vibrer, sous nos yeux, une autre dimension du temps, celle qui ne se décompte pas en heures, en jours, en siècles, celle qui ne se compte pas. Ce temps universel qui est l’abîme de nos profondeurs intimes. Bonnard ne notait pas de rendez-vous sur ses agendas, seulement le temps qu’il faisait : beau, nuageux, pluie...
Qui plus est, le temps ne s’est pas arrêté au pinceau du peintre, il n’en finit pas de nous inviter à nous y perdre. Ces instants perdus sont ceux de chacune de nos mémoires, de nos souvenirs, de nos rêves.
Grande leçon d’humilité devant la course au temps qui est la nôtre, devant l’obsession du temps qui passe et qui s’enfuit. Le temps ne se perd pas, ni ne se fige, chez Bonnard ; il vibre simplement dans une atemporalité absolue, celle de notre imaginaire intime.
Alors, que penser de l’inscription de l’art dans une histoire ? Que penser des œuvres réduites à leur style et à leur époque ? Rien ne se réinvente que la vision du « très banal » dans l’œuvre d’art. C’est bien sa force. Art antique, classique, moderne ou contemporain, qu’en avons-nous donc à faire, tant qu’une œuvre nous saisit et nous transporte au-delà du temps présent ? Vous me voyez venir ? Quelle identité propre y aurait-il à chercher dans l’art dit contemporain ? S’il en est une, est-ce bien un débat crucial ? J’en doute...
Allez, un petit effort, et vous le trouverez, le temps d’aller vivre cette expérience rare par vous-même !
A lire : Bonnard, Jean Clair, Hazan (Jean Clair a également été le commissaire de la merveilleuse exposition du centre Pompidou sur les dernières années de Bonnard, en 1984)
A voir : l’exposition se tient au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (face au Palais de Tokyo), jusqu’au 7 mai 2006.
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