Faisons ensemble « parler les pierres » de Notre-Dame de Paris à Cluny !
« Faire parler les pierres », entre nous, quel joli titre de chanson, en anglais cela donne « Make the stones speak », ça sonne Beatles ou Rolling Stones, non ? Trêve de plaisanterie, le sous-titre de cette expo temporaire (jusqu’au 16 mars prochain) au musée de Cluny (rouvert depuis le 12 mai 2022), en plein cœur du quartier latin et à quelques pas de la cathédrale Notre-Dame de Paris (rouverte quant à elle, après une restauration de taille XXL, le 8 décembre 2024), est : « Sculptures médiévales de Notre-Dame » (©photos in situ VD) : restons donc en terres de France, n’en déplaise à nos chers voisins anglais, même si, bien sûr, la « Miss » liturgique, à l’architecture gothique des plus flamboyantes, qui a retrouvé récemment toute sa « blondeur de pierre » est, comme on le sait tous, au moins depuis Victor Hugo, d’une portée universelle. Chose appréciable, que l’on soit croyant ou laïc, cette expo-enquête, chapeautée par le commissaire Damien Berné, qui n’est autre que le conservateur en chef au musée de Cluny, responsable des sculptures, demeure, dans ses grandes lignes, passionnante pour sa matière historique même, le goût des vieilles pierres, entre douceur et rugosité, ancré profondément en nous, vestiges « fantômes » comme encore habités par moult mystères et reflets d’une grandeur passée, y contribuant beaucoup. Et, pour nous qui sommes mortels, en proie irrésistiblement à l’entropie (ou « naufrage de la vieillesse », dirait De Gaulle), elles sont assurément comme le gage d’une permanence rassurante, défiant le temps qui passe inexorablement.
- Vincent Hantier, vue de la façade occidentale et du parvis de Notre-Dame de Paris, 1699, dessin à la plume et au crayon, 59 x 46 cm, BnF, département des Estampes et de la photographie
Notre-Dame, théâtre mouvementé de l’Histoire de France
- Une bonne BD de vulgarisation en vente à la librairie-boutique de Cluny
Bref, Notre-Dame, cathédrale éternelle, nous survivra ! La preuve, elle a même résisté au terrible incendie du 15 avril 2019, souvenez-vous : c’est par un soir paisible et printanier que le feu commença à faire ses ravages au sein de « la vieille dame », monument de pierres pluriséculaire ; à l’heure actuelle, l’une des hypothèses - qui serait la plus probable (j’avoue ne pas être dans le secret des dieux !) - au sujet de l’origine de cet incendie spectaculaire, qui lui fit perdre, hélas, sa magnifique flèche effilée conçue par l’historiciste et médiéviste Viollet-le-Duc, est toujours, selon les enquêteurs, un court-circuit électrique. Affaire à suivre.
Revenons, si vous le voulez bien, à notre affaire… artistique, puisqu’il s’agit d’une expo-enquête, comme ce musée du monde médiéval, qui fut l'hôtel particulier du XVe siècle des abbés de Cluny, en propose souvent, se penchant précisément, cette fois-ci, sur le patrimoine sculpté de Notre-Dame de Paris. Pour rappel, n’oublions pas que, depuis sa création, à savoir en 1844 (ce musée des plus honorables étant l'un des plus anciens musées parisiens), Cluny est le principal lieu de conservation des sculptures de Notre-Dame de Paris, sa « salle Notre-Dame », pérenne (pour l’occasion, ici, quelque peu ré-agencée), présente les principaux fragments sculptés de la cathédrale découverts en 1977 sous un hôtel particulier parisien, dont les célèbres têtes de rois, jouxtant d’autres pièces provenant du décor de l’édifice déjà conservées dans des musées.
- Neuf têtes de rois de Juda, dans « La galerie des rois » du musée de Cluny, Île de France, vers 1220, calcaire lutétien, traces de polychromie, provenance : façade occidentale de Notre-Dame de Paris, galerie des rois
Ainsi, à l’occasion de la réouverture de Notre-Dame, qui a retrouvé toute sa splendeur, ouf, après cinq années de travaux colossaux lui ayant offert une cure de jouvence… providentielle (même si cela a coûté, on le sait bien, financièrement très cher !), le musée de Cluny a la bonne idée de « faire parler [ses] pierres » en proposant cette expo inédite et pédagogique, mais quelque peu aride (je trouve qu’elle aurait pu être un peu plus, comment dire, divertissante ou « grand public », en proposant, par exemple, un parcours Enfants regrettablement absent ici), consacrée à son décor sculpté, celle-ci, qui se déroule dans les thermes gallo-romains au sous-sol et dans la salle Notre-Dame au rez-de-chaussée, s’accompagnant, comme « en bonus », d’une splendide évocation - on pourrait y rester des heures tant il y a à lire et à regarder ! -, à l’étage, de la cathédrale à travers ses manuscrits médiévaux ; cette mini exposition complémentaire bienvenue, et des plus foisonnantes, porte le titre pertinent de « Feuilleter Notre-Dame : chefs-d’œuvre de la bibliothèque médiévale dans les collections de la BnF ».
- À l’étage du musée de Cluny, Paris (anciennement Lutèce)
Pour autant, attention, cette expo « Faire parler les pierres » (et les morts) au musée de Cluny n’a pas la prétention, alors que des travaux de restauration de certaines de ses pièces sauvegardées, retrouvées et parcellaires, sont encore en cours, de proposer une synthèse complète du décor sculpté de Notre-Dame de Paris, mais davantage de mettre en lumière, en proposant un circuit divisé en plusieurs chapitres [allant grosso modo des destructions révolutionnaires de 1793-1794 à sa restauration toute récente, qui a permis de redécouvrir de manière tangible son fameux jubé (clôture de pierre sculptée) en passant par la réapparition des sculptures vandalisées successivement en 1839 et en 1977, tout en s’ouvrant à une douzaine de sections-dossiers, sans oublier un appendice ("Des fragments qui résistent à l’identification"), tels "Les statues-colonnes du portail Sainte-Anne", "Les linteaux [parties supérieures d’une ouverture] du portail du Jugement dernier", "Les statues du portail du Jugement dernier", "Des chapiteaux et des bases rejetés : sculpture architecturale du premier art gothique", "Le jubé retrouvé", "Nouvelles découvertes sur la clôture du chœur", "Le trumeau du portail Sainte-Anne : Saint Marcel", "Les pérégrinations de l’Adam", "Fragments de corps de la galerie des Rois", "Des mages, des Vertus et des anges : nouvelle répartition des têtes du portail du Cloître" et autres "L’identification des statues du portail Saint-Étienne"], de mettre en lumière certains ensembles ô combien remarquables, comme - on le verra plus précisément après - le portail Sainte-Anne de la façade occidentale de Notre-Dame ou encore son jubé, dont on a beaucoup parlé ces derniers temps, redécouverte (en beauté) oblige.
- La Résurrection des morts : ange sonnant de la trompe et trois ressuscités sortant de leur tombeau, Notre-Dame de Paris, portail du Jugement dernier, extrémité gauche du linteau, vers 1240, calcaire lutétien, traces de polychromie, Paris, musée de Cluny - musée national du Moyen Âge
Pour ma part, avec cette immersion au cœur de l’histoire de Notre-Dame et des mystères l’entourant, ce « Faire parler les pierres » de Cluny (du 19 novembre 2024 au 16 mars 2025), qui nous plonge directement dans l’histoire fascinante et mystérieuse de l’une des plus grandes cathédrales gothiques du monde (Notre-Dame est une superstar attirant tous les regards !), m’a aussitôt fait penser à l’écrivain Victor Hugo (1802-1985), Notre-Dame et lui étant tous deux « la légende d'un siècle » (différent, la genèse de la cathédrale remontant à l'année 1163, pour le début des travaux). Dans l'œuvre océanique de cet écrivain romantique, humaniste et visionnaire, via son fameux roman Notre-Dame de Paris (publié en 1831, sachant que la version définitive du texte, augmenté de trois chapitres, parut en décembre 1832), « Notre-Drame » y occupe une place à part, hautement cardinale (c'est le cas de le dire !), tant ce monument littéraire louant la magnificence claire-obscure d'un monument architectural nous a fait prendre conscience, à nous les Français (mais pas seulement), de l'importance cruciale, à la fois artistique, symbolique et historique, de cet édifice, tout de pierres vêtu, hors pair.
- Couverture de la revue « Archéologia » de juillet 1977. Éditions Faton
Ainsi, en déambulant dans les salles, agréablement plongées dans la pénombre, j'ai aussitôt pensé, non sans émotion, à l'avant-propos du bouquin culte (1831, extrait de l'édition Gallimard, Folio classique), qui nous a appris à savoir regarder au-delà des apparences, souvenons-nous : « Il y a quelques années qu'en visitant, ou, pour mieux dire, en furetant Notre-Dame, l'auteur de ce livre trouva, dans un recoin obscur de l'une des tours, ce mot gravé à la main sur le mur : 'ANÁΓKH [Nécessité]. Ces majuscules grecques, noires de vétusté et assez profondément entaillées dans la pierre, je ne sais quels signes propres à la calligraphie gothique empreints dans leurs formes et dans leurs attitudes, comme pour révéler que c'était une main du Moyen Âge qui les avait écrites là, surtout le sens lugubre et fatal qu'elles renferment, frappèrent vivement l'auteur. [...] Depuis, on a badigeonné ou gratté (je ne sais plus lequel) le mur, et l'inscription a disparu. Car c'est ainsi qu'on agit depuis tantôt deux cents ans avec les merveilleuses églises du Moyen-Âge. Les mutilations leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. Le prêtre les badigeonne, l'architecte les gratte, puis le peuple survient, qui les démolit, Ainsi, hormis le fragile souvenir que lui consacre l'auteur de ce livre, il ne reste plus rien aujourd'hui du mot mystérieux gravé dans la sombre tour de Notre-Dame, rien de la destinée inconnue qu'il résumait si mélancoliquement. [...] C'est sur ce mot qu'on a fait ce livre. » Victor Hugo le prophète, très en verve et en verbe, ajoutait, non sans raison : « Jusqu'à Gutenberg, l'architecture est l'écriture principale, l'écriture universelle. »
- « Le Massacre des Innocents », l’un des cinq feuillets enluminés, acquis en 2023 par le musée de Cluny, deuxième quart du XIVe siècle (vers 1340 ?), parchemin enluminé, issu d’un manuscrit dérivé de la Bible historiale, démembré avant 1834, quand l’un de ses feuillets fut acquis par la Bodleian Library, Oxford
Ainsi, être en compagnie, par la pensée, de cette intuition hugolienne, cela me semble une très bonne idée, à Cluny, avec Faire parler les pierres, pour approcher Notre-Dame, de passer par son langage des pierres, afin de les faire « parler » comme il se doit, avant de déboucher, in fine, au sein, pourrait-on dire de « noces heureuses », sur le langage, le tout en lettrage gothique rappelant les affres du Nom de la rose, tant le bouquin (1980) d'Eco que le film remarquable qu'il en a été tiré en 1986, réalisé de main de maître par Jean-Jacques Annaud, des mots, via la deuxième partie de la visite, « Feuilleter Notre-Dame ».
- Scénographie d’un arc gothique éphémère dans le frigidarium de Cluny, Paris, pour l’expo temporaire « Faire parler les pierres », du 19 novembre 2024 au 16 mars 2025
Chose importante à noter : cette expo-somme n’est pas qu’un simple hommage à l’architecture de Notre-Dame, elle invite les visiteurs, qui parcourent le frigidarium des thermes de Cluny et sa salle « Notre-Dame », à bien plus, autrement dit à une exploration de celle-ci, plus intime, presque feutrée, et feuilletée, à travers les sculptures qui ont orné cette cathédrale pendant des siècles, et ce à travers les fragments de sculptures et objets retrouvés dans les archives et collections, comme le prouve, dans la continuité du parcours proposé, le... chapitre, et c'est le cas de le dire puisque nous sont alors montrés un ensemble de livres rares agrémentés d'enluminures serpentines et dansantes, « Notre-Dame : chefs-d’œuvre de la bibliothèque médiévale », objets précieux issus, pour la plupart, des collections de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Ici (thermes crépusculaires et salle Notre-Dame bénéficiant d'une jolie lumière zénithale et d'une baie vitrée ouvrant idéalement sur la suite du parcours), pas moins de 120 œuvres nous proposent une exploration des décors extérieurs et intérieurs de la cathédrale, éclairés, au sens propre (via des douches de lumière et délicats spots lumineux) et figuré du terme (la symbolique revisitée), à la lumière des découvertes récentes.
Peu à peu, la magie opère, c'est peu dire que les pièces de Notre-Dame finissent pas nous parler : de toute évidence, ces restes « cabossés » - comment les qualifier ? Bouts, morceaux ou fragments - de Notre-Dame deviennent des témoins silencieux du passé, ne se réduisant pas simplement, en fait, à (être) des œuvres d'art, elles se font tant archives en pierre que « protagonistes » de l’histoire de la cathédrale et de la société médiévale qui l’a façonnée, donc, au passage, de la France également. Ces sculptures sont à voir et à lire, sachant qu'au fil des siècles, celles-ci, entre préservation miraculeuse et turbulences de l'Histoire, et entre sacre et révolutions, ont porté sur leurs reliefs les récits religieux, politiques, sociaux et sociétaux de toute une époque, déchirée entre le profane et le sacré (mais notre temps présent, avec le retour en force du religieux, pour le meilleur ou pour le pire, ne l'est-il pas également ?), le tout avec une forte charge symbolique.
- Adam, Notre-Dame de Paris, revers de la façade sud du transept, vers 1260, calcaire lutétien, vestiges de polychromie, Paris, musée de Cluny - musée national du Moyen Âge
Que l'on pense, par exemple, entre autres, aux gargouilles et, tout en se faisant un film, on se dit bientôt que la Belle et la Bête, autrement dit Esmeralda et Quasimodo, sans omettre l'archidiacre Claude Frollo (salut, Hugo !), vont bientôt apparaître au détour d'une salle, ou d'un soubassement (ce musée, dont l'extension contemporaine a été inaugurée en 2018 et signée par l'architecte Bernard Desmoulin, multipliant les dénivellations propices à une déambulation aventureuse). Dans cet ensemble réuni, on peut par exemple retenir les statues de souverains, de saints et d'apôtres provenant des portails Sainte-Anne et du Jugement dernier, puis, en continuant un peu plus loin, on découvre les divers fragments issus de la galerie, à ne pas confondre avec galette (même si la saison s'y prête !), des Rois, et on tombe sur l'une des stars du musée, qui y est ici particulièrement à l'honneur : Adam, sculpture - encore en très bon état, selon moi elle peut, à sa manière (toute délicate), rivaliser avec l'iconique David, au contrapposto si sexy, de Michel-Ange - initialement située dans le revers du portail sud.
Pour l'anecdote (et cette expo, heureusement, n'en manque pas, ce qui permet de dynamiser quelque peu le parcours, un peu trop monotone par moments, avouons-le), cet Adam, ici désespérément seul, était originellement accompagné de sa compagne Ève, chacun(e) niché dans une niche à l'intérieur de Notre-Dame. Mais, au XVIIIe siècle, ce couple amoureux de statues gêna l'installation de tableaux et, peu avant la Révolution française, elles furent toutes deux déposées. En 1797, ce brave et bel Adam, avec la jolie feuille de figuier cachant son intimité, est relégué, pauvre bougre !, dans une tour de la cathédrale puis envoyé au musée des Monuments français par Alexandre Lenoir. Quant à sa promise, Ève, on perd hélas sa trace, elle fut probablement brisée lors de sa dépose.
- Quid de cette tête barbue ? Visage du Christ mort (?), Jubé, après nettoyage et stabilisation de la polychromie du XIIIe siècle (fouilles de la croisée du transept de Notre-Dame de Paris)
On jubile avec le jubé redécouvert, alléluia !
Poursuivons la visite : cette expo millefeuille donne à voir des fragments de statues, certaines pièces étant quasi intactes et d'autres bien amochées, voire lacunaires (tant mieux, le manque, ou absence, nous invitant à laisser libre cours à notre imaginaire !), et des éléments décoratifs qui, aujourd’hui, semblent murmurés, via leurs courbes, contre-courbes, volutes et expressions figées, dans un langage ancien (qui parlerait des récits de la construction de la cathédrale, de la toute-puissance de l'église ainsi que de l'importance d'une structure sociale qui a traversé les âges) tout en provoquant, en nous, des résonances étrangement actuelles, pouvant encore manifestement nous « parler » - c'est le propos même de l'expo, au vu de son titre évocateur.
Pour ma part, face à la beauté elliptique de certaines sculptures ou décors, nous invitant, avec leurs détails pénétrants inscrits dans la matière même, du grain de la pierre aux fossiles pris dans le calcaire en passant par des traces chromatiques spectrales (comme la poétique et évanescente trace de sang sur un buste cassé d'un Jésus doloriste, certes moins sanglant et gore que le Christ de 2004 de Mel Gibson !), invitant inévitablement à se faire des histoires avec, j'ai pensé à des sculpteurs, ou plasticiens, plus proches de nous, utilisant la pierre dans leurs productions, que l'on pense à l'esthétique du fragment à l'œuvre chez le grand Rodin (1840-1917) ou chez Ian Hamilton Finlay (1925-2006), artiste-poète écossais du land art gravant très souvent des mots d'avertissement, façon lanceurs d'alerte, en lettres romaines dans des blocs de pierre sibyllins ou encore aux « images rémanentes » travaillant les moulages et bas-reliefs particulièrement hantés de Pascal Convert et autres « gueules cassées » présentes dans la démarche sociopolitique d'un Kader Attia réparant les vivants, abîmés par la guerre ou par la colonisation carnassière, en reprenant finement le principe de l'art du Kintsugi (la « réparation en or » des bols cassés ou ébréchés au Japon).
- Bloc d’angle avec Aaron et Moïse (acéphales) juxtaposés sur deux faces formant un angle droit, vers 1230, découvert à la croisée du transept en 2022, mis en état pour étude en 2024, Drac Île-de-France, conservé par l’Inrap en raison du droit de garde de l’opérateur
Puis, on jubile, voici le jubé du XIIIe siècle qui se donne à voir, et c'est certainement le clou de cette expo « archéologique » car c'est de l'inédit qui s'offre à nous, via des éléments totalement nouveaux qui sont nous ici révélés, et ce dans le frigidarium du musée. Ces restes ont été retrouvés, in situ (à Notre-Dame réparée), lors des recherches menées en 2022 par l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), alors qu'ils étaient enfouis sous la croisée du transept. En montrant, autour du jubé, le matériel de la fouille afin de révéler au mieux les précieux vestiges, il s'agit de faite comprendre au visiteur combien les moyens d'investigation d'aujourd'hui permettent d'approfondir, de manière poussée, la connaissance du décor sculpté de la cathédrale : on a, face à nous, un précieux, et émouvant (car même si l'on n'est pas croyant, cela parle de l'humain, trop humain, entre souffrance et espérance), témoignage, avec ici une trentaine de pièces qui nous sont dévoilées, dont des éléments narratifs illustrant l'iconographie de la Passion (mains, visages, corps...) et des éléments structurels (linteaux, colonnettes, chapiteaux, frises, microarchitecture, etc.), qui donnent vraiment une idée assez précise de la disposition d'ensemble.
- Buste du Christ en croix (« Crucifixion », 2 fragments jointifs), vers 1230, calcaire lutétien polychromé, découvert à la croisée du transept en 2022, mis en état pour étude en 2024, Drac Île-de-France, conservé par l’Inrap en raison du droit de garde de l’opérateur
Scoop de taille pour Notre-Dame : ses pierres étaient en couleur !
Et, soudain, coup de théâtre, comme pour la statutaire antique qui, à tort, passa longtemps pour être uniformément poudreuse et tristement monochrome, on découvre soudain des fragments de décors et de personnages portant des traces de belle polychromie ! Ainsi, dans le catalogue de l'expo, dans la partie II [L'étude des matériaux et du contexte des sculptures. Décrire et dater la polychromie des sculptures de Notre-Dame], l'auteure Stéphanie Duchêne note : « La polychromie, ou l'art de peindre les sculptures, est un aspect crucial de l'art médiéval, dans ses dimensions de narration sacrée et d'expérience esthétique. Bien que souvent méconnue ou effacée par le temps, la polychromie est consubstantielle à la sculpture : à l'origine, les reliefs des portails et des jubés étaient conçus pour être peints. Structure multicouche appliquée sur un support en pierre, elle suit une mise en œuvre nécessitant une grande maîtrise technique autant qu'une connaissance fine des matériaux de la couleur et de leurs propriétés. La pierre doit en effet recevoir une couche de préparation posée de manière homogène, qui unifie la surface et en réduit la porosité. Cette base uniforme permet d'assurer la bonne tenue dans le temps des couleurs, constituées de pigments mêlés à un liant organique, et appliquées en couches successives pour obtenir les teintes et effets recherchés. »
- Vue d’ensemble de la partie II de l’expo « Faire parler les pierres » : « Feuilleter Notre-Dame », musée de Cluny, Paris
Bien entendu, à l'étage, via « Feuilleter Notre-Dame », les archives de la BnF, ou la cathédrale par ses livres, prolongent avec plaisir, voire gourmandise, notre voyage dans les coulisses de l’Histoire, en passant par la monstration éclairante des manuscrits de Notre-Dame, conservés en majeure partie par la Bibliothèque nationale de France. Nous sont ainsi donnés à voir, parmi un ensemble de documents d'époque, véritable mine d’or pour les passionnés d’histoire et de culture médiévale !, tels codex, livres liturgiques et autres manuscrits enluminés, témoignant du rôle essentiel de Notre-Dame dans la transmission du savoir au Moyen Âge, deux ouvrages liturgiques rarissimes provenant de Notre-Dame de Paris, et comme restés dans leur « jus » : la patine du temps en fait des livres usés et parcheminés comme autant d'inestimables et cryptés grimoires qui auraient redoutablement défié le temps pour parvenir jusqu'à nous.
Passés en vente publique en 2022 et en 2023, ces ouvrages, ici présentés ouverts sur des comptoirs sous vitrine comme s'ils étaient des oiseaux prêts à s'envoler, avec les mots pour ailes plumitives, ont pu être acquis par la BnF grâce à la générosité de deux mécènes, François Pinault et un donateur qui a préféré rester anonyme. De quoi s'agit-il ? L'un est un missel [livre de messe qui contient les prières] datant des environs de 1400 et l'autre est un rituel du second quart du XVIe siècle, tous deux étant d'exceptionnels témoignages des pratiques liturgiques, ainsi que des destinées variables des manuscrits en question, du fait même des aggiornamentos au fil du temps. Ces deux objets rares, souvent ignorés du grand public, couplés à une quarantaine d'autres, offrent une plongée savoureuse dans la vaste bibliothèque de la cathédrale (encore une fois, on pense au dédaléen et retors Nom de la rose, sachant que les actions de l'église catholique ne sont pas toutes roses !), épicentre, façon sanctuaire de la connaissance et du pouvoir religieux, entre bienfaits et coups bas, d'une vie intellectuelle, artistique et religieuse des plus intenses, où évoluaient étudiants en théologie et chanoines. Ici, du sous-sol au premier étage en passant par le rez-de-chaussée de Cluny, le relais, et contraste, entre la pierre des sculptures et la « douceur » des enluminures médiévales, est édifiant, si ce n'est frappant.
- Missel de Gérard de Montaigu, partie d’été, Paris, 1409-1418, parchemin, Paris, BnF, bibliothèque de l’Arsenal
Alors que les pierres nous « disent », en quelque sorte, la dureté de l’époque, sur fond de conflits politiques et de querelles intestines, les manuscrits de la BnF nous rappellent la noblesse de la quête spirituelle, souvent dans le dénuement et l'abnégation, des érudits de l'époque. Par ailleurs, la part « littéraire » se poursuit agréablement au niveau de la librairie-boutique du musée de Cluny proposant, sur ses divers rayonnages, des ouvrages, avouons-le, plus divertissants - c'est d'ailleurs, ce qui manque à cette expo : une part ludique, autrement dit, à force d'être pointue et savante, ce qui est bien en soi, elle finit par quelque peu nous perdre en route, voire nous ennuyer, dommage.
Heureusement, en termes de « plaisirs coupables », la librairie, aux côtés de l'incontournable pavé Notre-Dame de Paris (1831) de « L'homme océan » qu'était Victor Hugo (romancier et dessinateur), propose des publications distrayantes tout en étant éclairantes, tels que bande dessinée Viollet-le-Duc, l’homme qui ressuscita Notre-Dame (2022), aux éditions Delcourt (auteurs : Salva Rubio & Eduardo Ocaña) qui nous invite à redécouvrir l’histoire du célèbre architecte, mais aussi visionnaire, Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) qui, au XIXe siècle, a été chargé de restaurer Notre-Dame après les ravages du temps et de la Révolution française et le livre de Barbara Frale, Les souterrains de Notre-Dame - Complots et malédictions : les Templiers menacent le royaume de France (2020, chez 10/18), nous plongeant dans une autre facette de l’histoire de la cathédrale, en abordant, de son côté, les mystères occultes qui la traversent, sur fond de complot templier, ouvrage « de fiction » mêlant, pour la joie des petits et des grands, rumeurs, complots et tensions politiques, qui offre ainsi au lecteur une vision beaucoup plus sombre de l’édifiante cathédrale. Eh oui, les pierres de Notre-Dame peuvent, comme les lignes, encore bouger et nous faire trembler !
Ainsi, avec cette expo double (« Faire parler les pierres » + « Feuilleter Notre-Dame »), cet événement, cultuel et culturel, Cluny, parvient, malgré quelques écueils (un manque de rythme et un aspect très spécialisé un peu rébarbatif de prime abord), à nous montrer, une Notre-Dame qui, calée entre pierre ancestrale et révélation récente, garde encore bien des secrets, d'autant plus que son histoire au long cours, avec les recherches archéologiques qui se poursuivent toujours de nos jours, est loin d'être terminée. Alors, que vous soyez croyant ou laïc, amateur d’histoire ou féru d'art gothique, passionné de littérature ou tout simplement en quête de secrets bien gardés, cette expo-somme ambitieuse, bien qu'inégale, vous offrira certainement une perspective nouvelle - ce fut par exemple mon cas avec la découverte étonnante de sa polychromie d'origine - sur la vénérable et inestimable cathédrale de Paris. Que la lumière (chromatique, qui n'est pas pop pour autant) soit !
Expo-dossier « Faire parler les pierres. Sculptures médiévales de Notre-Dame », jusqu'au 16 mars 2025, commissaire : Damien Berné, conservateur en chef au musée de Cluny, responsable des sculptures, ©photos in situ VD, catalogue Faire parler les pierres, coéditions musée de Cluny (le monde médiéval) et Faton Édtions, prix public : 39€. Musée de Cluny - musée national du Moyen Âge, 6 place Paul Painlevé, Paris Ve, www.musee-moyenage.fr
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