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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > For Ever Lelouch, « Finalement » ! (Film + Masterclass)

For Ever Lelouch, « Finalement » ! (Film + Masterclass)

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Cinémathèque française, Paris, novembre 2024

Claude Lelouch (87 ans au compteur), par petites touches impressionnistes : tout d’abord un détour par son dernier film, Finalement, toujours en salles (son 51e film ! Vu, pour ma part, en étant invité, en présence de l’équipe du film, à l’occasion d’une avant-première, lundi 11 novembre dernier, à la Cinémathèque française, Paris, dite affectueusement « Tek », ©photos in situ VD, pour la plupart), puis, puisqu’il occupe une place absolument unique dans le cinéma français (51 films en 64 années de carrière, c’est un autodidacte à la base, adepte d’un cinéma d’auteur populaire, ayant signé quelques fleurons du genre, d’Un homme et une femme à Itinéraire d’un enfant gâté en passant par La Bonne Année), retour, je l’espère en fanfare, sur la mémorable Masterclass (place achetée) qu’il nous a offerte, toujours à la Tek (salle Henri Langlois) pour lancer sa rétrospective intégrale (du 11 au 24 novembre 2024), avec générosité, samedi 16 novembre dernier, dans l’après-midi, après avoir revu, tous ensemble, le drolatique L’aventure, c’est l’aventure, tout en m’appuyant sur un livre-somme formidable Le cinéma c’est mieux que la vie (acheté, 65€, nouvellement paru aux éditions des Presses de la Cité, de 631 pages !), revenant, avec gourmandise, sur sa filmographie pléthorique, agissant comme une bande originale filmique de nos propres existences. Viva Lelouch ! 

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Kad est Lino dans « Finalement », 2024, écrit et mis en vie par Claude Lelouch

Finalement, son p’tit dernier, à Claude, il est bien !

Kad Merad, à propos de son rôle dans Finalement (2024, France, couleur, 2h07, de Claude Lelouch, avec Elsa Zylberstein, Françoise Gillard, Michel Boujenah, Sandrine Bonnaire, Barbara Pravi, Dominique Pinon, Marianne Denicourt, François Morel, Bruce Toussaint (Tapie n’étant plus disponible !), Clémentine Célarié, Julie Ferrier, Lionel Abelanski et Raphaël Mezrahi) : « Des rôles comme celui-ci sont rares. Il n’y en a que très peu dans une vie ! C’est une chance pour un comédien de travailler avec Claude. Tous ceux qui ont été dirigés par lui le confirment : c’est une expérience unique, presque comme si l’on redécouvrait le métier d’acteur. »

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Françoise Fabian, jouant la mère de Kad Merad, dans « Finalement »

C’est vrai que, dans ce film, en jouant Lino (qui est le fils des personnages qu'interprétaient Lino Ventura et Françoise Fabian, celle-ci, grande comédienne, reprenant ici, 50 ans après, son rôle emblématique dans La Bonne année, 1973), Kad Merad, tour à tour louche et lumineux, donne tout. Franchement, on ne l’a jamais vu comme ça. Perdu, marchant sans filet, tel un funambule en déroute, il y est étonnamment émouvant. Dans un monde de plus en plus fou, au bord de la dinguerie totale, Lino, un trompettiste amateur atteint d’un mal étrange appelé la « folie des sentiments  » (en fait il s’agit d’une maladie neuro dégénérative lui faisant perdre tout filtre), décide de tout plaquer, famille et métier (c’est un avocat très en vue, spécialiste des affaires de mœurs), pour partir sur les routes, façon On the Road Again : il se laisse bientôt guider par ses envies, acheter une trompette par exemple, mais il va se rendre compte que, finalement, tout ce qui nous arrive, les tuiles comme les étincelles, c’est pour notre bien.

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Kad Merad à la Cinémathèque française, Paris, le 11 novembre 2024, ©photo VD

Pour ce nouveau long-métrage, une comédie dramatique prenant la forme d’une fable musicale « œcuménique » gourmande en micro-récits décalés et en saynètes révélatrices, le réalisateur met en scène son amour de la France et des Français, filmant ici plusieurs régions de l’Hexagone ainsi que divers métiers. Comme à son habitude, ce cinéaste « choral » met l’accent sur la famille tout en traitant aussi des questions de société [dedans, le « Baron noir » Kad Merad, en star du barreau se mettant dans la peau de ses clients déviants pour mieux les comprendre de l’intérieur, se fait passer tour à tour pour un curé défroqué, un agresseur et un metteur en scène de films pornos, cela crée parfois d’ailleurs des scènes malaisantes, mais je n’en dis pas plus pour ne pas spoiler], sans oublier d’interroger son propre cinéma - une cinquantaine de films à son actif ! - face au temps qui passe et aux défis actuels, du wokisme frénétique, et lourdingue, aux tensions géopolitiques actuelles, pouvant conduire à l’Apocalypse si l’on n’y prend garde (qui pour appuyer sur le bouton ?), en passant par notre rapport au travail obligatoire, occupant une bonne partie de nos existences.

« Mon film, précise Lelouch, se penche non seulement sur le burn-out mais il s’intéresse aussi à ce qui doit régir une société organisée. Il nous montre quatre procès et peut délivrer autant de messages. Par exemple, que la vie de chacun d’entre nous peut ne tenir qu’à une seule seconde ». Bon, OK, concernant ce dernier point, ce n’est pas le scoop du siècle non plus, mais Lelouch raconte tellement bien ses histoires gigognes qu’on est prêts à lui pardonner, comme affectueusement, bien des choses, dont quelques facilités dialectiques et tours de passe-passe qu’il nous a déjà copieusement servis par le passé.

Mes amis, mes amours, mes emmerdes, le cinéma, quoi !

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La grande Françoise Fabian, lors de l’avant-première de « Finalement » (le 11/11/24), Cinémathèque française, Paris, ©photo VD

Finalement, le dernier film de Lelouch est top ! L’avant-première du film, ladies and gentlemen, le lundi 11 novembre dernier (jour férié), salle Henri Langlois (archi pleine, du monde aussi dans les allées), était vraiment bon enfant, comme en famille. Avec un cinéaste qui invite sur scène - je ne connais que lui pour faire ça ! - son plus grand fan, un certain Carol (il s’agit en fait de Carol Oriot-Couraye, « qui se souvient de tout ce que j’ai oublié », le faisant monter sur l'estrade, lui qui est si discret, voire timide, parce qu'il est « la mémoire vivante de mon cinéma  », cet inconditionnel numéro 1 du ciné de Lelouch travaille depuis, quelques années, pour Les Films 13 en tant que coordinateur de production), bref c’était assurément un moment des plus festifs, et partageur avec le public, juste avant le lancement de son film (de procès ?), Finalement, et à l'arrivée, youpi, aussi de sa rétrospective, de long en large et en travers, à la… Cinémathèque française de Paris. Enfin !

Lui, le (longtemps) mal-aimé de la critique officielle des filmologues patentés, à bouche pincée, ayant pignon sur rue, et autres professionnels de la profession, est honoré dans le sacro-saint Panthéon de l’Histoire du Septième Art ! 

Sacrée soirée, on lui a fait une standing ovation (méritée, il fait amplement partie de nos souvenirs). Et, à vivre, de très beaux moments de cinéma, pendant la projection de Finalement (avec juste avant, en guise d’hors d’œuvre, une bande-annonce superbe revenant sur la palette d'émotions fortes provoquées par sa filmographie). De toute évidence, Finalement est une tentative d'art total sur fond de tourbillon de la vie, de Roman de gare assumé et de folie des sentiments des (anti-)héros du film (sans oublier celle du monde mécontemporain, dont le bourbier guerrier sur plusieurs champs de bataille, cette folie (ou Love Streams), d'un homme et du monde, étant la force motrice de ce long) : « Ce n'est pas du cinéma. Ce n'est plus un écran. Ce ne sont plus des acteurs. C'est la vie elle-même qui vous emporte dans son tourbillon », dixit Claude Lelouch, à propos de son 1 homme + 1 femme (ou Un homme et une femme, 1966), ajoutant, quant aux acteurs qu'il laisse s'amuser comme des gosses : « Je ne leur explique jamais comment verser du vin, allumer une cigarette ou descendre des escaliers, ils le font depuis des années.  » John Cassavetes (1929-1989), chantre de l'improvisation (travaillée), n'aurait pas dit mieux.

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L’équipe du film, « Finalement », le soir de son avant première, le 11 nov. 2024, à la Tek de Paname

Finalement, et pour commencer, on y croise, prenez votre souffle (et attention spoiler) : un suicidé du Mont-Saint-Michel ; le coup de foudre entre une trompette et un piano ; un chèque de 5 000€ pour sauver un tracteur ; le fait de savourer un simple verre d’eau fraîche offert par une inconnue sur une péniche ; une chemise à fleurs pour se faire beau sur le pont d'Avignon, en plein festival bouillonnant de théâtre ; l'énergie électrique et la vitesse roborative, et sexy, des 24 Heures du Mans ; les uns dans les autres ; un type qui préfère chausser du 37 plutôt que du 42, pourtant sa taille officielle (anecdote désopilante narrée par Michel Boujenah, je ne vous en dis pas plus).

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Portrait de Claude Lelouch, Cinémathèque française, Paris, novembre 2024, signant son nouveau livre, « Le cinéma c’est mieux que la vie », ©photo VD

Pour Claude Lelouch, centrifugeuse des Films 13 (sa société de production, dans le VIIIe arrondissement de Paris), son plus grand acteur ? La caméra ! Le plus grand des scénaristes ? La vie !

La vie, l'amour, la mort, voilà ce qui l’anime, l’obsède, pour reprendre le titre de l’un de ses longs métrages (1969, année érotique, disait Gainsbarre). Quelle ronde. Avec le cinéma, en bandoulière ou caméra à l’épaule, qui parle du cinéma, art et vie confondus, via tous ces p’tits riens qui font tant de bien (superbe hommage, au passage, du fou de septième art qu'est Lelouch au chef-d’œuvre d’Eastwood, Sur la route de Madison (1995), avec, dans le viseur, l’éloge de la délicatesse (quand Meryl Streep replace le col de chemise du beau Clint) et des souvenirs, via les réminiscences d’Un homme qui me plaît, tout en faisant un détour par la nostalgie. Tout compte fait, ce Finalement est un film d’amoureux fous du cinéma. Dans Paris Match #3940 (7/13 novembre 2024, « Claude Lelouch et Kad Merad, la belle histoire », paroles rapportées par Fabrice Leclerc, p. 12), le metteur en vie qu’est Lelouch signalait : « Je voulais, avec Finalement, finir mes films et boucler mes histoires et les thèmes chers à mon cœur. Pour ceux qui m’ont supporté pendant soixante ans, c’est comme feuilleter un album de famille.  » 

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Kad Merad, Mister Trompette touchant droit au cœur, dans « Finalement », comédie sentimentale foutraque signée Claude Lelouch

Pendant, et à l'arrivée, j'ai pensé, avec Finalement, alors qu’il nous embarque, tour à tour gaiement et gravement, avec lui, à une chanson puissante d’Aznavour, avec ce refrain qui est tellement parlant : Mes amis, mes amours, mes emmerdes (le pire n’est jamais décevant, entend-on encore dans le film, et ne l’oubliez pas, c’est d’ailleurs directement écrit sur l’affiche du film : « Tout ce qui nous arrive, c’est pour notre bien »), chanteur-acteur français culte d’origine arménienne (1924-2018), aux mille chansons écrites, fêté en salles obscures en ce moment (cf. son biopic avec Tahar Rahim), qui ne s'y trouve pas, ma foi, dans le dernier Lelouch. Mais il y a Barbara Pravi, alors on ne perd rien au change. C’est une vraie chanteuse, au timbre qui porte et qui émeut, surtout lorsqu’elle pousse la chansonnette pour apporter sa touche finale au film : la victoire en chantant, la vie en chansons. Quelle voix : ça vibre de mille feux. 2ème seulement à l’Eurovision 2021 ? Foutaise ! Mais le talent est bien plus grand qu’un concours cathodique de pacotille, souvent biaisé d'avance (les intérêts politiques ou la bien-pensance du politiquement correct), on le sait bien. Voilà ! Viva la vie (et l’art). Et vivre pour vivre, sans se soucier du qu'en-dira-t-on : émotion grand écran.

Et ici, l’on apprend, par le détour éclairant d’un sentier, non battu, et d’une chanson, justement - le film fait du pas de côté une force -, que l’argent ne compte pas, seul compte le paradis (perdu ?) de l’enfance, à réactiver : trois fois, OUI. Et l'on pense alors au Bébel, buriné tel un vieux lion, d'Itinéraire d'un enfant gâté (1988, mon Lelouch préféré, because BELMONDO, ce Finalement en faisant clairement une relecture), Itinéraire…, titre programmatique, Sam Lion y quittant le bling-bling, pesant et plombant, du matériel, dividendes et grosses berlines, pour s'enfoncer, les semelles au vent et des papous pleins la tête, dans la savane africaine.

Finalement, ce film généreux, et millefeuille, brasse large, entre hasards et coïncidences, pour le plus grand plaisir des spectateurs, aimant largement, dans son amplitude narrative ouverte aux quatre vents, prendre la tangente ; la sortie de route et la vie en plein air y sont reines avec, en apparence, un scénario en roue libre, mais c'est pour mieux suivre amoureusement un personnage central, devenu du fait d'une « dégénérescence fronto-temporale », sans filtre (Monsieur Trompette, brillant avocat (qui s'emmerde) de son métier (ou itinéraire d'un enfant gâté qui s'émancipe du chemin tout tracé), campé par Kad Merad, comédien sympatoche qui gagne en épaisseur de film en film (il était très bien déjà, tout dernièrement, dans Le Larbin, 2024, trop vite passé sous silence), tout en s’enroulant avec appétence dans « la fertilité du chaos » ainsi que dans les turbulences bienvenues de la surprise providentielle sollicitée, parce que... l'aventure, c'est l'aventure : Mister Trompette (amateur) jette, dès l'entame du film, son téléphone portable à l'eau pour se sentir plus libre, moins cadenassé, tenir à distance la tyrannie de l'immédiateté et les contraintes du réel balisé asphyxiant. Le cinéma buissonnier peut commencer.

Du 4 sur 5 pour moi ! C’est vraiment un très bon cru de Lelouch ! 

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Kad Merad et Claude Lelouch, aux abords du Mont-Saint-Michel, tournage de « Finalement », en salles depuis le mercredi 13 novembre 2024

Film-fleuve, animé grandement par sa fantaisie musicale en interne (ou diégétique, comme on dit pour avoir l'air savant, avec une bande originale signée Ibrahim Maalouf, que l'on croise dedans, au sein d'un bus-concert), certaines des pistes suggérées de ce road movie champêtre à travers la France (qu'elle est belle ! C'est un film très français !), oscillant entre trip et tripes, ne sont volontiers que chausse-trapes. Intermèdes (on y croise même Jésus et Dieu !) et « tableaux » orchestrent alors joyeusement, et parfois tragiquement (Lelouch a un sacré sens du récit, La Belle Histoire...), une narration flottante au long cours, au bord de l'eau, mâtinée de free jazz et de tropisme récapitulatif sur toute une carrière (regarder dans le rétroviseur de la filmo lelouchienne), revenant, avec tact et sensibilité, mais sans sensiblerie, sur les anciens, avec certains démons abordés (les heures sombres d'un Hexagone exsangue foulé par la botte nazie), tout en s'ouvrant aux espoirs, et projets, des générations nouvelles. Cap Espérance. Elles sont notre futur, faisons-leur confiance, sans démagogie, c'est juste là en sourdine, en catimini, en fait à lire entre les lignes, et en passant par le filtre révélateur de l'artifice de l'art : Finalement, « les menteurs ont eu l'élégance de ne pas nous dire la vérité ». Dans cette logique paradoxale de célébrer le mensonge pour ne pas mourir d’une vérité trop cruelle à éprouver frontalement, Claude Lelouch, dans le Paris Match numéro 3940, en page 12, précise : « On ne remerciera jamais assez les menteurs de ne pas nous avoir dit la vérité. La vérité est essentielle, fondamentale, mais elle fait très mal. Alors que le mensonge, c’est du rêve. Et on ne meurt jamais d’une overdose de rêve… »

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Claude Lelouch et Frédéric Bonnaud, lors de la Masterclass du samedi 16 novembre 2024, Cinémathèque française, ©photo VD
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Le final de « Finalement », Françoise Fabian, dans « La Bonne année » (1973, signé Lelouch), aux côtés de Lino Ventura

« Claude Lelouch, ou le cinéma, que de l'image ? Non, c'est une écriture  », dixit le directeur général de la Cinémathèque française, très en verve ce lundi 11 novembre 2024 pour lancer l'événement (Claude à la fête), Frédéric Bonnaud (celui-ci n'ayant qu'une seule chose à reprocher au vétéran Lelouch : avoir fait complètement disparaître son premier film, Le Propre de l'homme (1960), bouh ! « L'archiviste que je suis, et Henri Langlois n'aurait pas non plus cautionné votre geste, vous dit NON : vous avez fait ce que même Stanley Kubrick, pourtant si puissant, n'a jamais réussi à faire avec son Fear and Desire [1953], détruire intégralement les copies de votre long, pour ça, cher Claude, je ne vous félicite pas ! »

Puis, tout de même, finir FINALEMENT en noir et blanc sur le couple inoubliable, Lino Ventura et Françoise Fabian, de La Bonne Année (1973, film adoré, excusez du peu, par l’auteur-démiurge de 2001 et Friedkin), question charme canaille, mythologies, un homme et une femme et Histoire(s) du cinéma, ça le fait ! Une mention toute particulière à l'actrice Françoise Gillard, de la Comédie française, que j'avoue je découvrais avec ce Finalement. Avec sa finesse de je(u) et ses yeux tout ronds qui pétillent, d'amour, d'empathie, de sensibilité et de curiosité, elle y est tout bonnement bouleversante. Le film mérite d'être vu rien que pour elle. Vive les actrices de cet acabit !

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Standing ovation pour Claude Lelouch juste avant sa Masterclass du 16 novembre 2024 : chapeau !

La Masterclass d’un metteur en scène ? Non, d’un metteur en vie !

Après Finalement, qui lui permettrait de finir une carrière en beauté, Lelouch en fera-t-il encore d’autres ? Espérons-le car, malgré son âge vénérable, il est encore très vert et ado dans sa tête, bourré d'envies, du désir de faire encore mieux, progresser, apprendre, évoluer, découvrir, creuser une nouvelle fois le genre humain, ne pas rester statique, toujours en mouvement. Arrive alors le grand moment, salle comble, sa Master classieuse et populaire, à la Tek (ni plus ni moins, les trompettes de la renommée  !). « Vous êtes, dixit Frédéric Bonnaud (boss de l’institution parisienne prestigieuse, maîtrisant parfaitement son sujet, sans jamais snober le populaire Claude Lelouch), le cinéaste des déplacements ! » Exact, toujours en vadrouille, avec son éternel blouson de pilote automobile sur le dos, à l'instar de ses personnages baroudeurs, et saltimbanques, ayant méchamment la bougeotte, tels Sam (Bébel) dans Itinéraire d'un enfant gâté (1988) et Lino (Kad Merad) dans Finalement (2024). 

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Claude Lelouch, le soir de l’avant-première de « Finalement », Cinémathèque française (Paris, le 11/11/24). ©Photo VD

Bon sang, quel formidable conteur, ce Claude. On s'est régalés ! Une pléiade d'anecdotes, cinéma et vie confondus, en insistant particulièrement sur sa trajectoire, il n'était que « cinéaste amateur » au départ et il se voit encore comme ça (s'avouant par exemple incapable de réaliser des films de commande, il ne sait pas faire, admirant du coup ouvertement certains confrères qui y arrivent), ainsi que sur la fabrique des films : Lelouch, avec ses fameux Films 13, étant (indépendant, comme Jean-Pierre Melville avec ses studios Jenner) dans toute la chaîne de production (idées griffonnées rapido, production, réalisation, distribution), du coup, chouette, ça fait plein d'histoires à raconter même si, ce qu'il préfère très largement, parce qu'il s'y amuse au centuple, c'est le moment du tournage, espace-temps de vies, de rencontres, d'emmerdes à régler au plus vite, d'amitiés, de fous rires, d'émotions et, surtout, de « figures libres », sa jolie expression à lui pour dire improvisation (champ libre jouissif pour les comédiens).

Et, juste avant, pour le plaisir, on s'est revus L'aventure, c'est l'aventure (1972, France-Italie, 122 mn, qui a fait l’ouverture du festival de Cannes en 1972), en version restaurée s'il vous plaît - que de couleurs pop, ça démarre dès le générique, quasi avant-gardiste, à la Godard ! - et avec tous nos potes canailles, Lino, Brel, les deux Charles (Denner + Gérard) et l'inénarrable Aldo Maccione, sans oublier Johnny Hallyday en guest star, s'y faisant kidnapper. Rappelez-vous, c’est dans ce film, boudé par la critique, taxé même trop rapidement de réac, à sa sortie en salle mais devenu culte avec le temps, qu’on y trouve, entre joutes verbales mémorables, éloge de la farce, révolutions fantoches en Amérique du Sud et péripéties jubilatoires, la classe à la Aldo, à savoir sa démarche mythique développée sur une plage ensoleillée exotique, pour soi-disant tomber les filles.

Sur grand écran, ça change tout, on redécouvre le film, dans toute son amplitude narrative, il évolue allègrement sur plusieurs fronts (le cinéma, le film d'aventure, la BD, la comédie humaniste, le polar, le film rock, la comédie musicale, le rapport hommes, femmes, mode d’emploi, la politique), ainsi que dans sa générosité de facture (son burlesque, lové dans les plis du réalisme « documentaire », le tirant vers le cartoon, à mon avis, ce n’est pas par hasard qu’une bande dessinée de L'aventure, c'est l'aventure, d’après le scénario original de Claude Lelouch & Pierre Uytterhoeven et dessinée par Bernard Swysen, est sortie chez Bamboo en 2010) et le cinéma qui se fait son cinéma, façon mise en abyme du 7e art.

L'aventure, c'est l'aventure : film-jeu manifeste pas si fou, « un film pas fou… mais profondément réaliste », dixit Lelouch, pratiquant aussi, par moments, un « humour féroce » moderne (cf. la scène de la roulette russe) que ne renierait pas, je pense, un Tarantino, orfèvre en la matière. Au fait, et si Kwentine, grand cinéphile, sampler de génie, cinéphage boulimique et roi de la citation, avait, sans vergogne, piqué pas mal de trucs à Lelouch s’avérant ici une sorte de Scorsese à la française ? Sérieux, quand on voit ce film de bande à part, avec des copains losers qui parlent beaucoup sans jamais trop passer à l'action (même prendre une simple photo leur prend un temps fou !), c'est loin d'être impossible. Se moquant ici joyeusement des dogmatismes politiques, Lelouch, lui, l'homme affable à femmes (Christine Cochet, Annie Girardot, Évelyne Bouix, Marie-Sophie L., Alessandra Martines, Valérie Perrin) et « suffragette » XXL comme le DJ Tarantino, porte, par contre, et ce sans forfanterie aucune, la cause des femmes, exerçant sur elles un œil complice, bienveillant et « enregistreur » (cf. la séquence du congrès), souhaitant vivement leur libération future, applaudissant même, en féministe éperdu qu’il est, l’émancipation des prostituées.

Puis, diantre, quelle densité de jeu aussi, on a méchamment envie de bouffer des spaghettis bolognaises avec eux ! (c’est Aldo le serviteur de Lino qui cuisine en continu), une épaisseur « existentielle » passe, combinée à un gros grain de folie, et ce en pleins soubresauts politiques post-soixante-huitards (en gros les conservateurs gaullistes, amis du Grand Capital, contre les léninistes trotskistes marxistes à tendance.... Groucho, tant ils aiment aussi, sous la surface des roses, palper du pognon, bref le dieu Argent comme moteur de la guérilla - ça m'a rappelé le Leone (sentimental) seventies, désabusé quant aux politicards véreux, d'Il était une fois la Révolution (1971), avec le flegmatique, et joueur, James Coburn, renvoyant tout le monde dos à dos, pour mieux les pousser dans leurs propres retranchements... contradictoires). Toute une époque ! 

Enfin, vent de folie et sortie de route à l'œuvre généralisés, pour ces cinq pieds nickelés, des « voyous surréalistes » selon Lelouch, au charme ravageur, préférant, au boulot formaté de la grisaille urbaine, les vacances au soleil en freestyle, sauf pour Ventura. Lui, comme le disait Mister Lelouch, très respectueux de ses acteurs, et actrices (il est encore très focus sur Anouk Aimée, sans oublier Françoise Fabian !), c'est « la force tranquille » qu'on n'a pas envie de se risquer à contredire, même s'il a tort, car il inspire confiance : il est carré, premier degré, cartésien, animal, brut de décoffrage tout en étant élégant, et surtout authentique.

Un mot de l'artiste humaniste qu'est Lelouch sur ce film-trip : « Au moment où j’ai fait L'aventure c'est l'aventure, les affrontements idéologiques étaient à leur apogée. Mai 1968 avait réduit le fossé entre le patron et les ouvriers. Jamais la France n’avait été aussi politisée. Je voulais filmer cette confusion qui, au fond, me faisait rire. Je voulais montrer à quel point les intellos mélangent tout. Ils sont séduits par n’importe quel discours si l’orateur a du charisme. (...). C'est l'histoire de cinq salopards qui vivent l'aventure telle qu'elle est possible en 1972. Leur seule qualité est d'être sympathique et je montre par ce film à quel point les gens sympathiques sont dangereux et à quel point il faut s'en méfier, car, pour arriver à exécuter leurs méfaits, ces cinq salopards utilisent les principes les plus généreux de ceux qui veulent améliorer le monde. »

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Le soir de l’avant-première de « Finalement » (Cinémathèque française, Paris, le 11/11/2024), Kad Merad, très complice avec son réalisateur fétiche, et ami, Claude Lelouch, jouant au photographe pro à tendance paparazzi pendant le « photocall » ! ©Photo VD

Il n’est plus ringard d’aimer Claude Lelouch !

On se souvient encore de la fameuse phrase-anathème des Cahiers du cinéma lors de sortie du film Le Propre de l'homme (1960), « Claude Lelouch, retenez bien ce nom, vous n'en entendrez plus jamais parler.  » La critique l'a souvent éreinté, trouvant son cinéma trop naïf, trop indigeste, trop sentimentaliste. Alors que le grand public, entre immenses succès (Un homme et une femme, L'aventure, c'est l'aventure, Itinéraire d'un enfant gâté, Les Uns et les Autres, Vivre pour vivre, Le Voyou, Tout ça... pour ça !, etc.) et gros bides (La femme spectacle, Le Propre de l'homme, L'Amour avec des si, Le Courage d'aimer, Loin du Vietnam, Hasards ou coïncidences...), l'a souvent suivi, dans ses pérégrinations filmiques et histoires mille-feuilles à l'ambition feuilletonesque, et il est choyé par une pléthore d'aficionados férus de son cinéma libre, sympathique, enjoué et résolument optimiste, son dernier film en date contenant même cet aphorisme typiquement lelouchien : « On ne meurt jamais d’une overdose de rêve  ».

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Il était une fois un lion et une lionne : la star Jean-Paul Belmondo (Sam Lion) dans « Itinéraire d’un enfant gâté » (1988, Lelouch)

Pourquoi cet optimisme délibéré et revendiqué ? Dans Aujourd’hui en France #8390 (mardi 14 novembre 2024, in interview « Valérie Perrin et Claude Lelouch, un coup de foudre qui dure  », propos recueillis par Sandrine Bajos et Catherine Balle, P. 26 et 27), Claude Lelouch, très en verve comme à son habitude, précisait ceci, en « vieux sage » encore fou : « Tout ce que j’ai réussi, je l’ai d’abord raté. On est dans un monde qui n’en finit pas de progresser et je suis le seul à m’en apercevoir. On a gagné vingt ans d’espérance de vie, on a pris conscience de la nécessité de l’écologie. On a tous les outils pour fabriquer un monde nouveau ou précipiter la fin du monde. Dans un univers où le négatif fait le buzz, j’ai l’intime conviction que le positif est bien plus fort. (…) Tout nous émerveille Claude et moi [dixit la romancière populaire Valérie Perrin, prenant le relais]. Quand on est chez nous devant un film ou un plat de pâtes, on se dit toute la soirée : "C’est génial ce qu’on est en train de vivre." [Et, interrogé sur ses futurs projets (dont possiblement un 52e film, toujours avec Kad Merad, qui devrait être en trois parties), en présence de sa compagne artiste, plus jeune que lui de 30 ans, Claude poursuit :] Il faut qu’on continue à s’amuser. Qu’on fasse comme si on était immortels ! »

Pour autant, malgré les critiques grincheux et virulents (d’antan ou d’il n’y a pas si longtemps) à son égard, le trouvant trop populaire, comme si ce dernier qualificatif était une insulte, n'en faisons pas un cinéaste maudit ! Il est aussi, dès ses débuts et sur le tard (Lelouch l'équilibriste, de toutes façons, c'est souvent les grands écarts !), et de plus en plus, soutenu par la critique : la preuve en est la fortune critique de son long-métrage certainement le plus célèbre Un homme et une femme, au budget seulement de 470 000 francs, son plus grand succès en salle à ce jour (il a alors seulement 28 ans, plus de 4 millions d'entrées en France, à l'impact international certain), Palme d'or du festival de Cannes 1966 et Oscars du Meilleur film étranger et du Meilleur scénario original en 1967, ainsi que cette rétrospective de taille (pendant... 13 jours, comme par hasard ! Cela lui va comme un gant, lui, le grand superstitieux des Films 13, adepte aussi de la réincarnation, thème « irrationnel » traversant particulièrement Partir, revenir et La Belle Histoire) dans le temple des cinéphiles qu'est la Cinémathèque française, s'accompagnant, pour l'occasion de la publication d'un ouvrage monumental, si ce n’est définitif, Le cinéma c’est mieux que la vie, signé par deux experts du 7e art (Ollé-Laprune et Alion, olé !), focalisant, avec plaisir et érudition, sur son œuvre gargantuesque au parfum hugolien.

Quant à ses pairs, saluant souvent ses échappées belles, son montage débridé, ses envolées lyriques, son cinéma collégial aux chassés-croisés savoureux, ses voitures virevoltantes ainsi que sa sensualité débordante, un certain nombre, et pas des moindres [de Bergman à Woody Allen, qui signe d’ailleurs la préface de son dernier livre, en passant par, excusez du peu, Kubrick (pour qui, La Bonne Année était un « film parfait »), William Friedkin, Stéphane Brizé (qui le considère comme « une Nouvelle Vague à lui tout seul »), Hal Ashby, Mike Nichols, Sidney Pollack, Altman, Norman Jewison, Iñarritu et autre Steven Soderbergh], ne tarissent pas d'éloges sur son style vif, à l'énergie communicative.

Dans Le cinéma c’est mieux que la vie, le New-Yorkais jazzy Woody Allen, en page 7, écrit ceci : « Tous les cinéastes de la Nouvelle Vague faisaient le genre de films auxquels nous aspirions, et quand Un homme et une femme est sorti dans nos salles d’art et d’essai, notre réaction a été enthousiaste. Mes amis et moi-même avons vu le film plusieurs fois, en y prenant du plaisir, en étant inspirés par ce que nous voyions, en étant jaloux du metteur en scène qui l’avait réalisé. Toute une série de films merveilleux signés par Claude Lelouch ont suivi, qui nous ont réjouis et stimulés pendant des années. Son travail tient une belle place dans l’histoire du cinéma et, bien sûr, ses thèmes ont continué à raisonner en profondeur en moi : l’amour et le crime. Il est resté parmi les metteurs en scène européens les plus populaires, pas seulement pour ceux d’entre nous qui aspiraient à faire des films, mais pour un public large qui se précipitait dans les salles dès que l’on y passait un film de Lelouch. »

Quant à Tarantino himself, hyper séduit par son « easy filming », sa narration habilement déstructurée et sa coolitude-manifeste quand il signe un film policier, il qualifie Le Voyou (1970, avec Jean-Louis Trintignant), qu’il a découvert sur le tard, comme un « Pulp Fiction avec 25 ans d’avance.  » N’en jetez plus, c’est un grand, à l’internationale, chapeau et salve d’applaudissements !

À coup sûr, son mythique Un homme et une femme est l’arbre qui cache la forêt, il n’est pas rare qu’on ne connaisse de lui que ce film romantique à la française légendaire, en noir et blanc et en couleur, plus éventuellement deux ou trois autres, comme les trois avec Bébel, Les Uns et les Autres ou encore La Bonne Année, or la filmographie lelouchienne, courant sur une cinquantaine de films, entre hauts et bas, c’est, dans toute sa diversité, et lâcher prise euphorisant, toute une aventure... c’est l’aventure, à redécouvrir fissa !

Comme le note le critique, réalisateur et scénariste Michaël Lellouche (qui précise « Hasard ou coïncidence, nous portons le même nom sans nous connaître »), dans son texte entraînant, « La vie, l’amour, la mort, le cinéma » (in la brochure bimestrielle, ou trimestrielle, gratuite de la Cinémathèque française de l’automne 2024, pp. 146-147), que fréquenter la filmo de Lelouch dans son entièreté, en ne se contentant pas d’une poignée de films vus pour l’évaluer hâtivement et défavorablement, c’est « s’autoriser à (…) ravaler ses préjugés pour découvrir une Atlantide du cinéma français d’après-guerre - dont il est le dernier des Mohicans -, un continent oublié, pourtant caché juste derrière la porte. (…) Si vous hésitez devant sa filmographie foisonnante, faites comme Lino Ventura dans La Bonne Année, à qui on demande "Comment faites-vous pour choisir un film ?" et qui répond sans sourciller : "Comment je choisis une femme. En prenant des risques. »

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Brel et Ventura, qui n’a jamais été aussi vrai au cinéma que chez Lelouch, sur le tournage de « L’aventure, c’est l’aventure » (1972, l’homme à la caméra, se marrant comme un gosse : Claude Lelouch)

Très juste. En fait, Claude Lelouch donne envie, sur l’ensemble de la planète Terre, de filmer, d'aimer, de vivre, de suivre une femme ou un homme, de larguer les amarres, de se perdre pour mieux se retrouver. D'ailleurs, pour ma part, chez Lelouch, j'avoue que, davantage encore que ses films, j'aime bien plus son panache, l’homme derrière la caméra, sa force vitale de filmeur, son œil constamment aux aguets et son désir de filmer chevillé au corps, de fabriquer coûte que coûte, quitte à se mettre en danger, tout parier, quoi : bref, je kiffe « son envie d'avoir envie  », comme dirait feu Johnny, bien plus que ses « objets-films » en soi, même si certains, bien sûr, me sont chers comme Un homme et une femme, L'aventure, c'est l'aventure (depuis que je l’ai revu - merci la Tek !), La Bonne Année, Les Misérables et Finalement. Et je le trouve d’autant plus fort quand il arrive, en « cinéaste documentariste » même s’il fait de la fiction, à injecter de la vie (du réel) dans ses films : dans son cinoche, vie réelle et vie filmée se confondent, la première nourrissant l’autre et vice-versa ; comme le disait Michel Boujenah dans le documentaire diffusé dernièrement sur France 5 Claude Lelouch, la vie en mieux (2024, 1h10, par Élise Baudouin et Stéphane Boudsocq), « Chez lui, le cinéma et la vie se mélangent tout le temps.  »

Au final, cet entre-deux édifiant Public conquis/Critique sévère, d'aucuns diront même qu'il est un cinéaste clivant (pas faux, fossé entre le goût des spectateurs lambda et celui des spécialistes), Claude Lelouch en est d’ailleurs tout à fait conscient, l'assumant même aisément, avec même une certaine curiosité (son côté sociologue, à l’instar d’un Jean-Jacques Goldman), notamment lorsqu’il est revenu, par le passé, sur l’immense succès de son long Les Uns et les Autres (1981, plus de 3 millions d’entrées France), lui ayant permis par la suite de produire de grosses fresques ambitieuses coûteuses, et films choraux, tels Il y a des jours… et des lunes (1990) et La Belle Histoire (1992) : « 13 ans après Un homme et une femme, je me retrouve avec Les Uns et les Autres une nouvelle fois en compétition au Festival de Cannes. Et là, je vais pouvoir mesurer l’immense fossé qu’il y a entre le public et la critique, en tous les cas en ce qui concerne mes films. Si la critique a ricané sur moi autant que sur Béjart, le public qui a toujours une âme d’enfant, lui, a follement applaudi ce film. En 1966, la Palme d’or des spécialistes, en 1981, la Palme d’or du public. Les deux sont très agréables, et je souhaite à tout cinéaste de connaître ces deux délices. » /

Trois anecdotes qui en disent long sur la fabrique Claude Lelouch

Rendez-vous Masterclass labellisée Claude Lelouch : avec appétence, durant presque deux heures, le cinéaste, griot hors pair, est revenu, tout en évoquant les légendes qui ont peuplé son cinéma, de Belmondo à Trintignant en passant par Annie Girardot, Paul Préboist, Catherine Deneuve, Brel, Ventura et autres Yves Montand, sur son parcours, sa famille, ses amitiés et ses échecs qu’il a su transformer en réussites, en suivant le film de sa vie, afin de se surpasser, de se surprendre lui-même et de faire mieux, en grand obstiné qu’il est, la fois prochaine.

Écouter Claude Lelouch, c'est un roman haut en couleur qui défile, plein de digressions, avec une succession d'anecdotes (pendant le tournage et en dehors) toutes plus intéressantes les unes que les autres. En voici quelques-unes, retranscrites d'après des notes que j'ai prises à la volée (et parfois en m'aidant du bouquin-mine d'informations Le cinéma c'est mieux que la vie pour plus de précisions).

Tout d'abord sur et autour de son film le plus connu : Un homme et une femme (1966), il y a une partie en couleur et une autre en noir et blanc. Pourquoi ? Réponse du réalisateur : « La pellicule couleur coûtait chère à l'époque, j'étais fauché, d'où le noir et blanc : les contraintes stimulent l'imagination. L'intelligentsia, dans cette alternance couleurs/N&B, y a vu quelque chose d'intelligent, mais non, c'était juste une question de pognon ! » Lorsqu'une spectatrice à la fin de la Masterclass, visiblement émue d'avoir en face d'elle l'auteur de ce film romantique culte bouleversant, lui a demandé comment est née l'idée de ce film, Claude Lelouch a alors rappelé - l'anecdote est célèbre - qu'un beau matin, n'allant pas bien, il conduit vite, très vite [ne l’oublions pas, la bagnole est très importante dans son cinéma, agissant quasiment comme un moteur, un carburant, dans le Aujourd’hui en France #8390, p. 26, Lelouch déclarait : « Chez moi, le magasin est ouvert jour et nuit. Les idées peuvent arriver à tout moment et je veux être toujours prêt à dégainer. L’endroit où j’écris le mieux, c’est ma voiture : j’enregistre mes idées sur mon petit magnétophone. Les dialogues de Les Uns et les Autres sont arrivés pendant un aller-retour Paris-Rome  » : le cinéaste débutant finit par se retrouver sous le soleil de Deauville. Sur la plage, au loin, il est à peine 6h00 du mat', il aperçoit alors une femme avec un enfant et un chien. Il trouve cela bien mystérieux, il s'interroge : l'idée de son film est née à ce moment-là ; il n'a jamais vu le visage de cette femme de près d'ailleurs, s'imaginant juste, avec elle, en la voyant, l'histoire qu'elle aurait possiblement avec un homme, entre absence et présence. C'était parti. Cela donnera Anouk Aimée et Jean-Louis Trintignant incarnant tous deux un amour ouf sur fond de musique romantique « à la française » signée Francis Lai, couplée aux « Chabadabada  » mythiques, et tellement parodiés (la rançon de la gloire !), de Pierre Barouh.

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Claude à vélo avec ses parents à Nice (photo tirée du livre « Le cinéma c’est mieux que la vie », octobre 2024, Les Presses de la Cité, p. 17)

Un spectateur, avant, lui a demandé gentiment de revenir sur son périple de jeunesse, il a alors tout juste 20 ans !, en URSS parti, inopinément, à la rencontre d'un certain Kalatozov. Réponse de l'intéressé : « Il s'agit de Mikhaïl Kalatozov [1903-1973], un réalisateur russe d'origine géorgienne. J'étais parti là-bas, avec une caméra cachée sous mon imperméable, pour filmer la vie quotidienne. Pendant mon séjour, j'arrive sur le tournage, aux studios Mosfilm, d'un film se nommant Quand passent les cigognes [1957]. Réalisateur : Kalatozov, donc. Je suis complètement inexpérimenté, on lui indique qu'un jeune Français est sur le plateau, il accepte de me voir. J'ai 20 ans mais je semble en avoir que 14. Hourra, il me prend en sympathie ! Je lui propose de faire le making of, cela ne s'appelait pas encore comme ça, de sa fiction et il me dit "OK". Je filme alors, en plongée, lors d'une séquence, un homme s'inscrivant dans un immense escalier en spirale, je le vois, lui, l'acteur jouant, et la grosse caméra, faisant du bruit, qui tourne, j'ai alors une révélation : j'ai su, dès ce jour-là, que la caméra était l’acteur invisible, mais principal de tous les films de l'histoire du cinéma et en particulier de tous mes films. Peu après, Kalatozov m'invite même dans sa salle de montage, victoire !, je suis littéralement aux anges. Je peux dire que ce cinéaste a fabriqué mon cinéma, certes il y a Clouzot qui m'a marqué mais, profondément, à la racine je dirais, comme si j'étais plongé dans la matrice Cinéma, c'est Kalatozov. Depuis ce jour-là, il est le plus grand cinéaste du monde. Et, franchement, revoyez à l'occasion ce très bon Quand passent les cigognes, s'y trouvent des mouvements de caméra virtuoses encore plus étourdissants, selon moi, que le Orson Welles de Citizen Kane.  »

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Aldo la classe, la scène culte de la plage dans « L’aventure, c’est l’aventure » (1972, Lelouch)

Puis, last but not least, Frédéric Bonnaud, au tout début de l'entretien en public, on sortait tout juste de la projection emballante de L'aventure, c'est l'aventure (1972), lui a demandé de revenir sur la célébrissime scène de la drague sur la plage, très BD mais aussi très casse-gueule ("Ça pourrait vite virer à Mon curé chez les nudistes !"), en lui demandant, au vu de son naturalisme hyper séduisant, si elle était écrite ou, a contrario, improvisée.

« C'est ce que j'appelle, précise Claude Lelouch [visiblement ravi de la question], une figure libre [improvisation] de mon cinéma ! On était au repos [c'était à Antigua, île des Antilles], avec cette impression, pour toute l'équipe d'être en vacances, genre ambiance Club Med. J'étais dans mon bungalow un dimanche. On ne tournait pas. J'ai aperçu quatre filles de dos [elles ne sont pas actrices], au loin, qui regardaient la mer. Est passé Aldo, sur la plage. Il était en plein repérage, mais pas pour le film ! Il est passé une fois, puis une deuxième fois. Il a accentué sa démarche un petit peu, sans en faire des tonnes. Il voulait qu'on le remarque, mais les filles ne le calculaient même pas ! Je suis parti d'un fou rire. Et puis je suis allé voir Aldo : "Alors, ça marche ?" - "Non, pas terrible !" C'est à ce moment-là que j'ai eu l'idée de tourner la scène. Je me dis, concernant les filles, qu'on leur demandera une autorisation [droit à l'image] après. J'ai réuni l'équipe et les acteurs. Mais Lino n'a pas suivi : "Tu me fais chier, cette scène me gêne. Que va dire ma femme ? C'est dimanche en plus, je me repose !" J'ai tergiversé : "Tu ne marches pas avec le groupe, mais tu peux te mettre au bout de la plage, pour les observer." Il a cédé. Et dès qu’il a vu passer les quatre, il a éclaté de rire, sentant le gros potentiel de la situation, il voulait donc en être, et s’est donc collé à eux, prenant même, en meneur, la tête du cortège ! L’acteur est un animal, il ressent les choses. C’était une scène que je ne pouvais pas lui expliquer. Il l’a comprise sur le moment, en la visualisant. Aldo savait ce que je voulais puisqu’il m’en a donné l’idée. Charlot faisait n’importe quoi. Denner avait l’air d’un échassier [Brel, NDLA, d’un héron ahuri !], Jacques (Brel), lui, déconnait un max, il adorait les chemins de traverse, les dérives libertaires et dadaïstes, proches de la clef des champs. Et quand Lino a vu ça, il est parti au quart de tour, c'était dans la poche, je tenais ma scène, l'instant gravé qui restera. En fait, Ventura c’était quelqu’un qui ne pouvait pas tourner ce qu'il ne comprenait pas. Il fallait le convaincre. Quant aux filles, on a été les voir, leur parler d'une autorisation, voire d'un cachet à leur proposer : elles ne comprenaient pas ! Elles n'avaient rien vu [gros éclats de rires dans la salle Henri Langlois, merci pour ce moment, cher Claude]. Il n'y avait jamais eu contact entre les mecs et elles et il faut dire aussi que je filmais discrètement avec une longue focale, au téléobjectif, à 50 mètres de la "scène". Après coup, je n'ai pas voulu les inclure à l'image. C’étaient juste de jeunes femmes qui se trouvaient sur place ce matin-là. J’ai tourné quelques plans pour montrer leurs réactions, mais je ne les ai pas conservés. Pour ne pas enlever toute poésie à la scène. En outre, les filles donnaient une indication à la scène. Il y avait celles qui regardaient en se moquant, celles qui étaient admiratives. Les deux sentiments n’étaient pas bons. Il valait mieux que l’on ne sache pas ce qu’elles pensaient. Le spectateur est dans sa réaction personnelle. Nous nous étions régalés en voyant les rushs et il fallait retrouver cette sensation. »

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La Bible, ou « La Belle Histoire », sur Claude Lelouch : un pavé !

Lelouch, Salaud, on t’aime !, champion de l’improvisation et du ciné-marabout de ficelle ? Eh oui, cerise sur le gâteau, dans le Paris Match #3940 (p. 13), Kad Merad, adorant cette fraîcheur, cette liberté, cette vérité ainsi que cette légèreté tant recherchées par Lelouch dans le jeu de ses comédiens choisis avec le plus grand soin, précise, en parlant de la promo de leur film concocté en commun : « Il y a quelques jours, dans un train, entre deux dates de la tournée de promotion, Claude a commencé à me filmer, comme à son habitude au débotté, pour cette suite [à Finalement]. Claude est le seul metteur en scène que je connaisse qui a une telle passion. Il peut convaincre son équipe de suspendre sa pause déjeuner pour aller filmer un plan sur le vif, parce que la lumière est belle ou qu’il a une idée qui lui vient comme ça, d’un coup. C’est rare.  »

Sacré Claude Lelouch, incorrigible optimiste, adepte des moments de grâce, alternant figures libres et contrôlées, avec dérapages possibles - allez, vivement la suite ! Dernière chose, au fond, je ne sais pas si, Finalement, le cinéma, c’est mieux que la vie mais, en tout cas, heureusement qu'il est là, en tant qu'échappement libre (lorsqu'il s'avère solide et audacieux), car, avec, tout en boostant sacrément cette dernière (accélérateur de particules émotionnelles), on s'emmerde tout de même nettement moins ! Puis, entre nous, petite note fantaisiste finale, si la vie était continûment… lelouchienne, ce serait tout de même pas trop mal !

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2 réactions à cet article    


  • Mozart Mozart 20 novembre 10:57

    Lelouche, le Barbare Cartland de la caméra !


    • Vincent Delaury Vincent Delaury 20 novembre 11:45

      @Mozart Je pense que vous voulez évoquer la romancière britannique Barbara Cartland (1901-2000), pour le côté prolifique, l’aspect populaire puis les romans de gare à l’eau de rose… Cette comparaison, après tout, pourquoi pas ! Mais, comme ça, pour un parallèle direct, question cinéma, je dirais plutôt d’aller voir du côté d’« Angel » (2007) de François Ozon. smiley

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