François Béranger au participe présent
Le week-end du 12 septembre, l’esprit de François Béranger va planer sur la Fête de l’Humanité. Cinq ans après la disparition de cet auteur compositeur interprète majeur, quarante ans après 68 dont il fut l’un des rares à perpétuer l’esprit, François Béranger, créateur de « Mamadou m’a dit », est présent à travers un hommage que lui rendent des artistes de toute génération, de Mell à Hubert-Félix Thiéfaine, qui, après un CD sorti en avril, sont sur scène pour donner chair à ce projet.
La vie, l’amour, la révolte. S’il faut présenter l’œuvre de François Béranger à un adolescent qui ne connaîtrait pas ce chanteur majeur de l’après-Mai-68, il me semble que ces trois mots la résument parfaitement. La vie, l’amour, la révolte caractérisaient aussi Léo Ferré. Celui-ci est parti, il y a quinze ans, François Béranger (1937-2003), il y a cinq ans. Tous deux ont été marqués par l’esprit de Mai.
Tous ces mots terribles, titre d’une chanson de François Béranger, est aussi celui d’un CD sorti en avril dernier, un hommage au créateur de Mamadou m’a dit par dix-sept chanteurs d’aujourd’hui dont Emmanuelle Béranger, initiatrice du projet, fille de François. Dix-sept artistes rassemblés par l’estime, l’amitié, qu’ils portent à cet artiste populaire.
Le problème avec François Béranger c’est qu’on l’a souvent pris pour un autre. Chanteur engagé ? Ah bon ? Pour moi c’était juste un chanteur et c’est déjà pas mal. Ce n’est pas donné à tout le monde de chanter juste. De juste chanter, de partager avec un certain génie son émotion et ses indignations, sans pathos. Et de savoir poser sur son art un regard lucide : "Je pense qu’il ne faut pas exagérer la place des chanteurs et des chansons. Les chansons, ça existe, je crois même que ça existe génétiquement en nous. Je ne pense pas que la chanson puisse disparaître un jour de notre culture, bien qu’on lui fasse subir de très mauvais traitements depuis quelques années... Je pense que la chanson peut être un phénomène d’accompagnement, de circonstances historiques, de bouleversements, de révolutions, etc. Mais ça n’est ni un kilo de pain ni une Kalachnikov ni une grève, rien de tout ça, c’est autre chose..." (entretien avec Jacques Perciot. Le Petit Format. Novembre 2003).
Béranger artiste, cela signifie qu’il était libre par nature de toute entrave idéologique. Béranger, c’est à la fois Magouille Blues et Natacha, c’est Le Monument aux oiseaux et La Fille que j’aime, c’est bien sûr Mamadou m’a dit :
et Dis-moi oui :
Avec une quinzaine d’albums en trois décennies, ses chansons reflètent toute une palette de sentiments, de l’amour à la colère. C’est aussi une étonnante galerie de personnages qui les peuplent, du « Vieux » au « Balayeur d’Amérique », en passant par sa grand-mère ou « Mamadou ». Ces chansons sont « une somme de biographies, la mienne et celle de gens qui me sont proches » (entretien avec Jacques Perciot. Le Petit Format. Novembre 2003).
Béranger aimait les gens. Les individus. Indivisibles. Entiers. Lui aussi était entier, avec sa belle gueule carrée, sa stature massive, sa grosse voix que parfois dans la radio on entendait, naguère (et je ne parle pas de la télé sur laquelle "un jour j’ai pissé tellement c’était chouette, et bien sûr toute l’électricité m’est passée dans la quéquette"). C’est un thème récurrent, ça, ses chansons qui ne passaient pas à la radio : « On m’a dit : fais des chansons comme ci ; on m’a dit : fais des chansons comme ça, mais que surtout ça ne parle jamais de choses vraies, tellement vulgaires », chantait-il en 1975, quatre ans avant Chansons marrantes :
"J’aim’rais faire des chansons marrantes
Faire rigoler ceux qu’ont payé
Vous dire que le monde est beau
Malgré quelques petits accrocs
Que j’reviens de Californie
La tête pleine de rainbows
Vous faire des big bisous partout...
J’aim’rais faire des chansons marrantes
Pour que s’écroulent sous leur bureau,
Tous les programmateurs radio
Qui me prennent pour un vieil aigri
Un emmerdeur un malpoli
Qui n’vient jamais faire sa cour
Qui donne jamais de p’tit cadeau..."
Persona non grata à l’antenne, Béranger, à l’instar de toute la scène rock hexagonale de l’époque, chantait dans les MJC, les festivals, les fêtes du PCF, mais aussi, rappelle Michel Chemin, "pour Lip, pour les grévistes du Joint français, les taulards, les antimilitaristes..." (Libération 15/10/2003). Ça faisait du monde. C’est grâce à ce public que Béranger a pu exister artistiquement. Un public qu’il respectait, en témoigne le tarif de ses billets d’entrée, 10 francs, un prix ridicule : "Certains soirs j’arrêtais tout, je faisais rallumer la salle et je donnais une causerie pour expliquer aux gens pourquoi ça coûtait dix francs et combien coûtait un camion, une sono, les musiciens... En général, ça se terminait très bien, mais il fallait faire ce travail de clarification. Parfois, on tombait quand même sur des gens de mauvaise foi et ça se terminait en bagarre..." (entretien avec Jacques Perciot. Le Petit Format. Novembre 2003).
Je ne vais pas vous raconter sa vie, d’autres, y compris lui-même, dans Tranche de vie ou ailleurs (Je suis né, je mourirai, son autobiographie, figure dans le coffret Le Vrai Changement, c’est quand, éditions Futur Acoustic) l’ont fait.
Mais il est important de rappeler les circonstances des débuts : 68. Hasard du calendrier, Béranger est mort, il y a cinq ans, et l’on fête les 40 ans de 68. Moment sans doute opportun pour l’hommage qui lui est rendu sur disque et sur scène à la Fête de l’Humanité. Pour Béranger, comme pour beaucoup d’autres, 68 a été une période de rupture que seul aura su traduire L’An 01, de Doillon. Incroyable film tourné avec un budget ridicule : "On n’avait jamais fait de cinéma comme ça, dit Jacques Doillon. Et on n’en a jamais refait depuis. C’était une utopie, bien sûr. Mais les gens nous confortaient dans notre rêve. En sortant des salles, ils étaient tous dépités : "Quel dommage, nous disaient-ils, que le film ne continue pas dans la rue !" ("Echappée belle en utopie". Marie-Elisabeth Rouchy. Télérama. 19 février 1997). François Béranger y interprétera une chanson, écrite par le regretté dessinateur Gébé :
La magie et l’émotion étaient toujours là. J’avais la gorge serrée de revoir ce gaillard taillé pour durer encore deux septennats et bien plus de quinquennats… Il occupait l’espace entre deux chansons avec des boutades, des trucs de type pas forcément à l’aise sur scène. Un CD en public avait suivi. Un peu après sa mort, j’avais appris qu’il avait sorti un ultime disque en hommage à Félix Leclerc, une petite merveille. Juste sa voix, l’accordéon de Didier Ithurssary et la guitare de Philippe Desbois.
Un disque en hommage à sa jeunesse, du temps où, explique-t-il dans le livret, il reprenait les chansons de Félix sur sa guitare en contreplaqué « achetée en promo chez Beuscher », devant « des gens qui me prenaient volontiers pour un Canadien, car j’en rajoutais un peu dans l’imitation ». « Plus tard, j’ai fait mes propres chansons et cru oublier Félix. Mais on n’oublie pas Félix ni les chansons qui ont porté vos débuts », explique-t-il dans le livret de ce CD qu’il dédie à sa jeunesse. Un an après, il mourra d’un cancer, à 66 ans chez lui, dans le sud de la France.
Avec Tous ces mots terribles, CD initié par Emmanuelle Béranger, sa fille, c’est un souffle d’air frais qui entre dans la maison, un retour en fanfare, un hommage sincère, mais sans obséquiosité. Dix-sept chansons interprétées par des chanteurs dont certains frisent au moins la trentaine et d’autres atteignent bien le double : Loïc Lantoine, excellent, Hubert-Félix Thiéfaine se souvenant qu’il effectuait les premières parties de Béranger, se coltinant Tranche de vie à toute allure, Sansévérino dénichant le peu connu Brésils, Michel Bülher, ami de trente ans de Béranger, ressuscitant Le Vieux ou Jeanne Cherhal, magnifique, nous faisant presque oublier la version originale de Rachel. D’autres sont présents : Raoul Petite, Tryo, Les Blaireaux, Jamait, Marcel et son Orchestre, La Rue Kétanou, Mell (qui vient au passage de recevoir le prix Olivier Chappe) et Christian Olivier, les Szgaboonistes, Gérard Blanchard, Tony Truand, Emmanuelle Béranger elle-même, fragile dans cet exercice délicat.
L’édifice, bien que branlant par endroit, tient debout, en équilibre sur l’émotion. On ne choisit pas de chanter Béranger impunément. Ça ne rapporte rien, en termes d’images (ni en termes d’autres choses, d’ailleurs). Il y faut une espèce de foi ou d’amour. Ça tient à la personnalité du bonhomme.
A la Fête de l’Huma, le week-end du 12 septembre, la jeune génération va découvrir François Béranger comme moi et tant d’autres l’ont découvert ce jour de septembre 1979, sur la grande scène de la Fête. Ces chansons, au milieu de l’abrutissement ambiant, parleront à ces jeunes. Elles traceront leur chemin, ces chansons qui parlent d’amour et de révolte. Ces chansons qui parlent de la vie.
A toi, François.