Frédéric Mitterrand, un aigle foudroyé
« La mort de Frédéric Mitterrand me bouleverse. Une amitié de plus de 60 ans nous liait d’une affection inaltérable. Il a tout au long de sa vie servi les arts avec passion, érudition et amour. Notre fidélité commune pour François Mitterrand nous unissait profondément. Par dessus tout, j’appréciais son intelligence vive, son humour décapant, sa tendresse infinie, sa bonté rare. Frédéric était tout à la fois l’élégance et la passion. » (Jack Lang, le 21 mars 2024 sur Twitter).
Des hommages comme celui de Jack Lang, il va y en avoir de nombreux pour honorer la mémoire de Frédéric Mitterrand qui s'est éteint ce jeudi 21 mars 2024 à Paris à l'âge de 76 ans (né le 21 août 1947 à Paris), d'un cancer agressif détecté en janvier 2023. Il l'avait annoncé, il y a un an, le 14 avril 2023 sur CNews.
Il y a un an, en effet, il savait que ce serait son dernier combat, l'ultime combat : « Tout le monde sait que c'est un combat qui est très rude. Mais il n'y a pas d'autres solutions : c'est marcher ou crever ! ». Deux jours avant sa mort, Frédéric Mitterrand était au téléphone avec Jack Lang et lui a confié : « Je crois que c'est la fin, Jack.. ». C'est ce qu'a raconté l'ancien Ministre de la Culture de François Mitterrand au journal "Le Parisien" le 21 mars 2024 : « Avec ma femme Monique, nous aimions passionnément Frédéric. Il m’a appelé il y a deux jours. Sa reconnaissance m’a bouleversé, parce qu’il tenait à me remercier pour ma fidélité à François. Il voulait me saluer (…). J’ai une admiration pour son intelligence brillante, son érudition incroyable, sa curiosité insatiable. Il a servi les arts avec tendresse. Il a été à la fois l’homme du cinéma, de l’histoire, de l’amour, de la beauté. Il était d’une gentillesse extrême, toujours porté vers la compréhension des autres, généreux à un point inimaginable. (…) Je ne connaissais pas tout de sa vie personnelle, mais le peu que j’en savais, je l’ai vu sauver des gens, s’occuper de tant et tant de personnes et, toujours, chercher chez l’autre la plénitude, la part la plus belle. Il aimait les gens. Il avait une forme d’indulgence. C’était une belle âme. Il avait ce sens de la fantaisie et de la gravité en même temps. ».
Frédéric Mitterrand était un touche-à-tout multiple, une multiexistence, mais le présenter d'abord comme le neveu de François Mitterrand serait une erreur, serait beaucoup trop réducteur. Certes, il était bien le fils de Robert Mitterrand, frère aîné de François et son directeur de cabinet lorsque Tonton était jeune ministre (Robert s'était aussi présenté aux législatives de mars 1967 en Corrèze contre un nouveau-venu de la politique, un certain Jacques Chirac).
Certes, Frédéric n'aurait jamais renié son oncle qu'il adorait et qui lui a sans doute transmis la passion de la politique et de l'histoire, cette belle érudition quasi-nostalgique qu'il utilisait pour ses si singuliers documentaires historiques. Mais il n'était pas que cela, il était très très loin de n'être que cela, d'autant plus que politiquement, il était plus à droite qu'à gauche, même si sa tendresse le portait naturellement vers son oncle (fasciné par De Gaulle, il a soutenu Jacques Chirac en 1995).
D'ailleurs, les relations avec François Mitterrand n'étaient jamais simples. Le neveu a affirmé en novembre 2020 : « Je pense qu'il me reconnaissait certaines qualités, et qu'il me reprochait de ne pas les utiliser assez. Quand je faisais des émissions de variétés, que j'adorais faire, ça l'agaçait beaucoup. ».
On serait plutôt tenté de mettre d'abord en avant l'homme de télévision, celui qui a réalisé plusieurs documentaires télévisés très intéressants sur les monarchies perdues de l'Europe des années 1900, sur ces "aigles foudroyés", comme il les appelait à grand coup de premier mouvement de la "Symphonie inachevée" de Schubert, ce générique me glaçait l'esprit !
On pourrait aussi parler du passionné de cinéma, qui a beaucoup fait pour promouvoir cet art. Diplômé de l'IEP de Paris, puis admissible à l'oral de l'ENA, il n'est jamais venu s'y présenter. Il aurait pu devenir un haut fonctionnaire ordinaire, il a préféré la culture et les arts. À 12 ans, il était déjà présent dans un film aux côtés de Michèle Morgan et Bourvil ! Après un peu d'enseignement, il a racheté et dirigé la salle de cinéma l'Olympic à Paris en1971. Petit à petit, il a construit tout un réseau de salles Art et Essai pour promouvoir le cinéma indépendant et les réalisateurs (internationaux) peu connus en France.
À partir du début des années 1980 (et jusqu'au milieu des années 2000), Frédéric Mitterrand est devenu un animateur de télévision très connu, sur TF1 puis sur Antenne 2, pour ses émissions sur le cinéma ("Étoile Palace", "Étoiles et Toiles", "Du côté de chez Fred", etc.) avec sa voix et son ton si reconnaissables au point que le Président de la République Emmanuel Macron a commencé son hommage à cette voix : « "Bonsoir !". C’est par ces mots invariables que, quarante ans durant, Frédéric Mitterrand fit irruption sur les écrans de télévision des Français. ». Ses émissions télévisées lui ont valu deux Sept d'Or (en 1989, meilleur animateur de débat, et en 1990, meilleure émission de divertissement). Il a également hanté les stations de radio, particulièrement Europe 1 et France Culture.
Très connu et reconnu dans le monde de la culture, de la télévision et du cinéma, Frédéric Mitterrand a occupé de très nombreuses responsabilités institutionnelles dont la plus importante a été probablement d'être le directeur de la Villa Médicis à Rome, du 1er septembre 2007 au 23 juin 2009, un poste prestigieux très convoité (décret du 5 juillet 2007) qu'il a quitté pour son bâton de maréchal.
En effet, le Président Nicolas Sarkozy l'a nommé Ministre de la Culture et de la Communication jusqu'à la fin de son quinquennat (du 23 juin 2009 au 16 mai 2012 dans les gouvernements de François Fillon). Pour Frédéric Mitterrand, c'était la consécration de ses années passées à transmettre sa passion pour la culture. Pour Nicolas Sarkozy, c'était une belle prise politique contre ses adversaires de gauche, puisque le nom de Mitterrand était synonyme de fondateur de la gauche pour la plupart des leaders socialistes. Du reste, il a failli ne pas durer très longtemps, car il a eu la maladresse d'annoncer publiquement sa nomination avant l'annonce officielle faite par le Secrétaire Général de l'Élysée.
Dès la première séance des questions au gouvernement (c'est la séance de bizutage pour les nouveaux-venus en politique passés par le gouvernement), Frédéric Mitterrand a été excellent dans ses réponses, des réparties presque théâtrales, très à l'aise dans cette nouveau scène ou ce nouveau plateau. Il connaissait excellemment bien la vie politique et parlementaire et a su s'adapter à ses coutumes (certains ministres non-politiques n'ont jamais pu s'y faire). Je pense qu'il est, avec Éric Dupond-Moretti, les deux belles surprises de personnalités connues en dehors du monde politique qui ont su habiter leur rôle de ministre avec une grande habileté politique.
S'il a raté deux fois ses tentatives pour entrer à l'Académie française (en 2016 et en 2018), il a réussi néanmoins son concours d'entrée à l'Institut de France, pas par la plus grande porte mais par l'Académie des beaux-arts où il a été élu le 24 avril 2019 au fauteuil de Jeanne Moreau, dans la section du cinéma. Il a été installé le 5 février 2020, peu avant la crise du covid-19.
Mais, au-delà de la réalisation de nombreux documentaires, j'oubliais une corde non négligeable à son arc géant : il est aussi l'auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages, dont une sorte d'autobiographie, "La Mauvaise Vie" (chez Robert Laffont) qui n'avait pas fait grand bruit à sa sortie le 4 mars 2005 mais qui lui est revenu en pleine figure lors d'une insupportable polémique le 5 octobre 2009.
En effet, comment éviter d'évoquer cette polémique qui est arrivée alors que, Ministre de la Culture, il venait d'apporter un soutien sans faille au grand réalisateur Roman Polanski en difficulté judiciaire en Suisse et aux États-Unis ? Ce qui passait sans accroc dans les années 1970 ou 1980, c'est-à-dire harcèlement voire agression sexuels, n'allait plus de soi (heureusement) à la fin des années 2000, même avant la parole ouverte grâce à MeToo. La populiste d'extrême droite Marine Le Pen, qui n'était pas encore la présidente du parti de papa, s'est crue alors maligne d'accuser Frédéric Mitterrand le 5 octobre 2009, sur le plateau de l'émission "Mots croisés" sur France 2, d'avoir fait du tourisme sexuel en Thaïlande, payant « des petits garçons thaïlandais ».
Pour étayer ses accusations, elle a cité ce fameux livre "La Mauvaise Vie" : « J’ai pris le pli de payer pour des garçons (…). Évidemment, j’ai lu ce qu’on a pu écrire sur le commerce des garçons d’ici. (…) Je sais ce qu’il y a de vrai. La misère ambiante, le maquereautage généralisé, les montagnes de dollars que ça rapporte quand les gosses n’en retirent que des miettes, la drogue qui fait des ravages, les maladies, les détails sordides de tout ce trafic. Mais cela ne m’empêche pas d’y retourner. Tous ces rituels de foire aux éphèbes, de marché aux esclaves m’excitent énormément (…). [On] pourrait juger qu'un tel spectacle, abominable d'un point de vue moral, est aussi d'une vulgarité repoussante. Mais il me plaît au-delà du raisonnable (…). La profusion de garçons très attrayants et immédiatement disponibles me met dans un état de désir que je n’ai plus besoin de refréner ou d’occulter. L’argent et le sexe, je suis au cœur de mon système, celui qui fonctionne enfin car je sais qu’on ne me refusera pas. ».
Le ministre a dû par conséquent se défendre en s'invitant au journal télévisé de 20 heures sur TF1 le dimanche 8 octobre 2009. Il a précisé que les "garçons" étaient majeurs (que c'était une manière de parler), en condamnant fermement le tourisme sexuel et la pédophilie. Si on doit croire Frédéric Mitterrand au bénéfice du doute (seule la justice peut condamner, et la justice française peut se saisir elle-même d'une affaire de tourisme sexuel en Thaïlande), on peut s'étonner quand même de la mansuétude de l'éditeur pour laisser publier un texte aussi ambigu (mais en fait, on ne s'en étonne plus depuis qu'on sait ce qu'a publié Gabriel Matzneff). Frédéric Mitterrand avait déjà précisé dès 2005 lors du service après-vente de son livre (dans une émission animée par Marc-Olivier Fogiel et dans une autre animée par Franz-Olivier Giesbert) qu'il s'agissait bien de jeunes hommes et pas d'enfants, et la description de l'un d'eux correspondait d'ailleurs à un jeune homme de 20 ans. En tout cas, communicateur convaincant, il a su rassurer ce dimanche soir-là tant le monde politique que les Français sur la réalité des faits, puisqu'il est resté ministre encore plus de deux ans et demi. D'autres auraient chuté pour moins que ça !
TV5-Monde a titré « Itinéraire d'un faux dandy à la "mauvaise vie" » pour évoquer le souvenir de Frédéric Mitterrand. Et l'une de ses successeurs, qui était aussi une de ses collègues du gouvernement (à la Santé), Roselyne Bachelot, aujourd'hui triste, l'avait rencontré il y a encore quelques semaines : « Je perds un ami tendre (…). C’était quelqu’un avec lequel je partageais beaucoup de choses. Frédéric était un être d’exception, un touche-à-tout génial. Il est rare de rencontrer des gens comme lui, aussi à l’aise comme cinéaste comme écrivain, conteur, homme de radio et de télévision. (…) On pourrait presque parler de lui comme d’un Florentin, une personne extraordinairement cultivée, sans aucune bassesse et en même temps extrêmement accessible. Il n’avait pas une vision élitiste. Chaque Français à sa voix dans la tête et dans le cœur et il a pu s’adresser dans son approche de la culture au plus grand nombre. (…) On se voyait régulièrement : j’allais chez lui dans cet appartement absolument incroyable proche de l’Assemblée nationale où il y avait un fourre-tout de livres, de photos et d’œuvres d’art, mais tout était bien rangé, chaque chose à sa place. (…) Lorsque je suis devenue Ministre de la Culture [de juillet 2020 à mai 2022], il m’a donné des conseils et écrit une lettre de cinq pages en décrivant les chausse-trappes auxquelles j’aurais à faire et à éviter ! Auparavant, quand nous étions dans le même gouvernement, nous menions ensemble des opérations "La culture à l’hôpital" et nous allions auprès de malades avec des musiciens, comme cette fois au CHU d’Angers où nous avions écouté un artiste au chevet de l’un d’eux jouer le concert pour clarinette de Mozart. Je garde plein de petits cailloux scintillants dans mes souvenirs avec Frédéric. » ("Le Parisien", le 21 mars 2024).
Dans un communiqué, l'Élysée a aussi rappelé : « Au soir de sa vie, il se lamentait de ne toujours pas pouvoir départager ses deux maîtres à penser, le général de Gaulle et François Mitterrand, bataille intellectuelle et sentimentale qui divisait sa famille. Et c’est avec cette double fidélité qu’il s’engagea en politique. (…) [Ministre, il] œuvra à bâtir la Philharmonie de Paris ou le Mucem de Marseille. Musiques actuelles, livres numériques, cafés cultures, spectacle vivant, fête de la gastronomie française : autant de chantiers par lesquels il défendit une "culture pour chacun", culture intime et quotidienne, accessible aux Français au plus près de leur vie. » (Le Mucem est le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée qui a été inauguré le 7 juin 2013). Qu'il repose désormais en paix, parmi tous ses têtes couronnées.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (21 mars 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La riposte du 8 octobre 2009.
Frédéric Mitterrand.
Rachida Dati.
Rima Abdul Malak.
Roselyne Bachelot.
Franck Riester.
Audrey Azoulay.
Fleur Pellerin.
Aurélie Filippetti.
Jean-Jacques Aillagon.
Philippe Douste-Blazy.
Jacques Toubon.
Jack Lang.
François Léotard.
Michel d'Ornano.
Françoise Giroud.
Alain Peyrefitte.
Maurice Druon.
Jacques Duhamel.
Edmond Michelet.
André Malraux.
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