Frontalier
Frontalier de Jean Portante, mise en scène de Franck Hofmann, Musique et effets sonores René Nuss… jeu Jacques Bonnafé. Production du Théâtre national du Luxembourg.
Texte chez Hydre Éditions.
Vu à Avignon, au Théâtre du balcon

Nous sommes tous comme une perle sur un fil, fille et fils, héritières et héritiers pour moitié de maman et pour moitié de papa… sans savoir ce qui vient de l’un(e) et ce qui vient de l’autre… sans savoir où se fait la ligne de partage : qu’est-ce qui nous relie à notre père, qu’est-ce qui nous relie à notre mère ? La filiation… mystère de la vie, ce qu’on en gagne, ce qu’on y perd, le poids qui nous attache, si lourd parfois… tandis que d’autres profitent de marches-pieds, de tremplins… mais comment pourrait-on imaginer naître sans antécédents ?
Dans Frontalier, il sera question des pères, surtout. C’est la mort du père qui déclenche le soliloque illuminé de Jean Portante, admirablement porté (sourire) par Jacques Bonnafé.
« Il ne s’est pas relevé après la dernière bataille, papa – il a franchi des frontières et s’est relevé – il a fait la guerre et s’est relevé – il a franchi encore des frontières et s’est relevé — il a engendré son fils et ils se sont relevés ensemble ». Il a subi bien des épreuves, ce père, il s’est relevé souvent jusqu’à la dernière bataille…
Frontalier est le récit de cette relève, qui cherche elle-même son chemin et qui hésite et s’arrête, renonce avant de redémarrer : que continuer, que rejeter, que garder (?) de ce flot, de sa force entrainante, de la souffrance qu’il charrie, des ornières qu’il crée, quelle liberté ? que peut-on y créer, avec beaucoup d’efforts ?...
Nous sommes tous en ligne. Et en réseau. Dans la file de l’autoroute, le fils repasse sa vie, avec ces milliers de voyageurs d’un jour qui vont à la nourriture et reviennent le soir en masse pareille, s’empêchant les uns les autres de circuler… Circuler, circulaire, c’est bien le mot…
Les frontières sont une nécessité douloureuse des hommes. Leur universalité est trop vaste. L’universalité comprend, par exemple, le fait qu’ils parlent tous, mais jamais la même langue (particularité). Dans le temps où on allait à pied ou à cheval, les mots changeaient de musique d’un village à l’autre, et un peu plus de villages encore à pied ou à cheval, et les hommes ne se comprenaient plus. Sans compter les mers, les fleuves, les montagnes, qui font les chemins ; avec les chemins, le commerce, les ressemblances, les accords tacites sur tant de petites choses, gestes, vêtements, attitudes, croyances… et ainsi unissent les uns d’un côté et les séparent des autres de l’autre.
Les ensembles nationaux apportent une solution à cette nécessaire et difficile unité. Car il faut bien qu’on vive ensemble, et l’ensemble ne peut tout prendre, ne peut tout contenir, il doit avoir une clôture, suffisamment forte pour protéger et suffisamment perméable pour respirer.
On comprend vite que le territoire où vécut papa est celui de l’exil. Son voyage dû à la nécessité (manger), dépassa le pays des villages en « ange », s’arrêta à peine plus loin, parce que les cheminées d’usine y fumaient à plein tonneau. Et les usines d’en face fumaient tout autant. Elles n’ont pas voulu de papa, on ne sait pas pourquoi, ça a fait la vie de toute la famille. Et les usines d’un côté de la frontière et de l’autre ne se sont pas arrêtées en même temps. Maintenant, il passe devant les tours de la centrale nucléaire qui crachent de la vapeur d’eau… autre temps ! Et quand ils vont en vacances en Italie, maman dit « on rentre » et papa dit « on part ». Ils ont raison tous les deux. C’est un aller qui est un retour et un retour qui est un aller.
Toutes ces frontières, tous ces voyages, ces transhumances, ces transplantations… plus ou moins réussies… L’immigration est une pierre dans le cœur, elle met plusieurs générations à se poncer. À partir du moment où il y a des nations, il y a des mouvements de peuples, il y a des entrées et des sorties, des à-peu-près… il y a des guerres. Un proverbe du Moyen-Âge dit « Qui terre a, guerre a ». Surtout, la migration est un moyen de partager les richesses de la Terre qui se passe de toute théorie.
L’auteur convoque Énée et Ulysse. Énée le vaincu n’est pas resté dans les mémoires comme Ulysse, puni par les dieux, et qui a fini sa course folle là où il voulait aller : chez lui. Énée a fui Troie en feu, son père sur son dos, qui mourra en route, et prit son risque sur la Méditerranée. Il est un ancêtre des désespérés qui se jettent à l’eau sans prudence parce que rester est impossible.
Nous trouvons dures ces migrations : pas assez comme nous. Jean Portante évoque quelques migrants morts en mer, dont Aylan que tout le monde connaît… Les hommes montent des murs les uns contre les autres de plus en plus et la mer Méditerranée est devenue un mur de mort. L’ex-immigré dit sa peine, qui n’a pas reçu de balles quand il a voulu franchir la ligne. Modeste injustice pour lui au regard de l’actualité… changement d’époque…
Jacques Bonnafé nous donne ce très beau texte comme si sa vie en dépendait. Exalter cette dimension du voyage, de l’exil et du chez-soi, de l’impérieuse nécessité de se nourrir, de se refaire un chez soi métissé… d’où il ressort que les installations, même les plus longues, ne sont, à l’échelle de la condition humaine, que du provisoire. La mise en scène de Franck Hofmann intègre les subtilités du texte, propose des « moments » divers, avec des magnifiques éclats sonores de René Nuss qui scandent… l’alliage est parfait, le costume aussi, la mise en scène est comme invisible en son adhésion à la scène, au texte et au jeu du comédien.
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