Gaspard Ulliel (1984-2022), une gueule d’ange s’en est allée
Retour sur la disparition tragique de l’acteur français Gaspard Ulliel, qui a rejoint à jamais le paradis blanc, le 19 janvier dernier, lui qui était blanc comme neige (Saint Gaspard, pourrait-on dire, en se référant à l’un des films majeurs de sa trop courte carrière, le biopic sur Yves Saint Laurent), à La Rosière (station de ski en Savoie), à l’âge prématuré de 37 ans, des suites d’un traumatisme crânien causé par un accident de ski (il ne portait, hélas, pas de casque) : collision, à 15h58 exactement, sur le haut de la piste bleue Tetras, du comédien, qui y était en vacances en famille, ayant soudain bifurqué vers la gauche, avec un autre skieur, ce dernier en étant sorti, lui, indemne. Immobile et inconscient dans la neige, Gaspard Ulliel a été transporté par hélicoptère, après des premiers soins prodigués sur place, au CHU de Grenoble, grièvement blessé - hôpital où avait été soigné, soit dit en passant, le pilote allemand de Formule 1 Michael Schumacher en décembre 2013. Gaspard y est mort mercredi, dans l’après-midi.
« C’est invraisemblable, insensé, et tellement douloureux de même penser écrire ces mots, a écrit Xavier Dolan, le réalisateur de Juste la fin du monde, en publiant un hommage émouvant sur Instagram, lorsqu’il a appris la mort du jeune premier devenu acteur confirmé. Ton rire discret, ton œil attentif. Ta cicatrice. Ton talent. Ton écoute. Tes murmures, ta gentillesse. Tous les traits de ta personne étaient en fait issus d’une douceur étincelante. C’est tout ton être qui a transformé ma vie, un être que j’aimais profondément, et que j’aimerai toujours. Je ne peux rien dire d’autre, je suis vidé, sonné par ton départ. »
À coup sûr, on se souviendra de lui comme d’un bon acteur, déjà deux César au compteur (Meilleur espoir masculin, Meilleur acteur), riche de mille promesses. On l’a connu, tout jeune, avec sa fougue juvénile chez Techiné (Les Égarés, 2003), Jeunet (Un long dimanche de fiançailles, 2004) ou encore Boutonnat (Jacquou le Croquant, 2007). Puis, avec le temps, cette égérie bleu nuit pour Chanel, tournant un spot publicitaire international en 2010 archi-diffusé à la télé, pour le parfum bleu de cette marque de luxe, sous la direction notoire de Martin Scorsese à New York, aura confirmé son talent avec des films forts : le pénétrant La Princesse de Montpensier (2010, signé Tavernier, il y jouait avec panache Henri de Lorraine, duc de Guise - j’adore ce film !), le puissant Saint Laurent en 2014 (avec Bonello à la réalisation, bien mieux que l’autre, sorti au même moment, sur le grand couturier tourmenté) puis en 2016 le solide Juste la fin du monde (réalisé par Xavier Dolan), où il campait un malade du sida avec beaucoup de retenue, de mystère et de sensibilité, via une escapade aux Etats-Unis : rôle-titre de Hannibal Lecter. Les Origines du mal, 2007 ; l’acteur étant bilingue, avec une maîtrise parfaite de la langue de Shakespeare, atout non négligeable comme on le sait pour percer outre-Atlantique, avait pu décrocher ce rôle face à des concurrents américains, pourtant, de taille.
Pour ma part, et si vous le voulez bien, dans sa filmographie riche malgré son jeune âge, je retiens trois films d’envergure : La Princesse de Montpensier, Saint Laurent et Juste la fin du monde. À mon avis, et je pense que l’acteur, que l’on savait grand cinéphile, le savait, le rôle de sa vie, c’est son interprétation impressionnante, et émouvante, du couturier homosexuel, et créateur de génie dans l’univers de la mode, Yves Saint Laurent dans Saint Laurent du très talentueux Bertrand Bonello, à mes yeux l’un des plus grands films de ces quinze dernières années. On s’en souvient, au même moment, à savoir la même année (2014), sortaient en France deux longs métrages de fiction sur le personnage éminemment romanesque qu’était YSL, oscillant entre grandeur et décadence, ses failles et fragilités étant bien connues : être à la fois génial et jouisseur, pervers et dépressif. L'un est un honnête téléfilm, sans plus, disons le film de TF1 en prime time calibré pour le dimanche soir pépère, c’est celui avec Pierre Niney, au demeurant un bon comédien (Yves Saint Laurent, par Jalil Lespert), l'autre, signé Bonello, donc, est bien un film de cinéma, follement ambitieux. Proustien et viscontien, ce qui revient un peu au même, me direz-vous. Chef-d'œuvre, qui restera, car il capte au plus près, au sein d’une ambiance spectrale, électrique et mélancolique, les aspirations du célèbre couturier, dépeint sous toutes les coutures et comme écartelé entre sa quête infinie de beauté, d’absoluité et ses démons l’orientant, sans qu’il arrive vraiment à en prendre le dessus (le souhaitait-il ?), vers les dérives masochistes et les bas-fonds de l’âme humaine.
- Affiche promotionnelle pour « Saint Laurent » (2014, Bonello), film dans lequel Ulliel interprète YSL.
Gaspar Ulliel, dans Saint Laurent, avec sa diction particulière très travaillée, assez lente, traînante, à l’instar de celle du dandy YSL, est formidable, et vraiment troublant, car il n’est jamais dans le décalque, la doublure, l'illusration : le jeune acteur n’imite pas, mais, aux côtés de Jérémie Rénier en Pierre Bergé et de Louis Garrel en Jacques de Bascher (dandy seventies), l’autre amant, à l’âme damnée, et de l’ombre, du célèbre créateur, il EST tout bonnement Yves Saint Laurent, sans se risquer à la pâle copie. Ainsi, Gaspard Ulliel, très impliqué (il perdra 12 kilos pour le rôle), avait complètement épousé, façon osmose totale, le projet du cinéaste (la preuve en est que celui-ci, dans son biopic décalé, se plongeant dans une décennie libre (1967-1976), montre à un moment donné les fameux portraits pop du couturier star par le plasticien Andy Warhol, en reprenant les images d’origine telles quelles, sans chercher aucunement à dévoiler des portraits à la manière de, qui auraient platement repris le visage d’Ulliel en version pop art), ce qui est une très bonne chose, et le comédien, à la sortie du film, qui fut encensé à raison par la critique, avait précisé, en poursuivant sur cette lancée (incarner sans imiter) : « En travaillant, ce n’est pas la copie que je recherchais, qui aurait été aussi fausse qu’un déguisement criard. Je n’ai même pas cherché à approcher les intimes. Je voulais à la fois que mon travail lui soit fidèle, en faire un personnage de fiction et, à travers lui, explorer quelque chose de moi. Dans un biopic, on prend la tête et le corps de l’autre, et il faut se retrouver dans une enveloppe corporelle qui n’est pas la sienne. »
Autre film plébiscité par la critique, c’est La Princesse de Montpensier (2010). Une épopée romanesque formidable, pleine de passion et de gourmandise, signée du regretté Bertrand Tavernier, captant au plus près, et avec maestria, les tourments de la jeunesse, accompagnés par la superbe bande originale de Philippe Sarde, au temps de la Renaissance. C’est un grand film, et il faut bien avouer que le fougueux Gaspard Ulliel, avec sa cicatrice et ses fameuses fossettes, y a bien le look de l’emploi - sa gueule de cinéma, à la fois belle et abîmée, collant parfaitement avec l’époque (les guerres de religion en France, vers 1562) et l’ambiance film en costume mâtiné de cape et d’épée. En duc de Guise, il suscite l’intérêt de Marie de Mézières (Mélanie Thierry, César du Meilleur espoir féminin en 2010), jeune héritière, qui doit, cependant, épouser le Prince de Montpensier. Chaperonnée par un précepteur (Lambert Wilson y est impérial) chargé de parfaire son éducation, pour paraître à la cour comme il se doit, la voilà bientôt tiraillée entre devoir et passion, frivolité et sagesse, tout en étant l’objet de violentes rivalités amoureuses. En signant cette adaptation moderne de la nouvelle de Madame de Lafayette, le vieux lion de Tavernier, qui en avait encore gardé sous la pédale !, réalisait selon moi son meilleur film, au souffle épique épatant, qui lui permit d’ailleurs de dialoguer avec une nouvelle génération d’acteurs (Mélanie Thierry et Gaspard Ulliel, mais également Grégoire Leprince-Ringuet et Raphaël Personnaz).
Autre film d’acteurs, et d’actrices, impressionnant, où Gaspar Ulliel tient le rôle-titre, c’est Juste la fin du monde (2016) de Xavier Dolan, réalisateur et acteur canadien, le « jeune prodige du cinéma québécois », d’après la pièce de Jean-Luc Lagarce, film primé à Cannes et qui lui a permis de décrocher en 2017 le César du Meilleur acteur. Entouré de Marion Cotillard, de Vincent Cassel, de Léa Seydoux ainsi que de Nathalie Baye (on aura connu pire casting !), Gaspard Ulliel est Louis, l’alter ego de Lagarce, à savoir un écrivain malade, qui revient dans sa famille et dans son village natal, après une longue absence, pour annoncer sa mort prochaine. Telle la chronique d’une mort annoncée (d’ailleurs, chose troublante, l’acteur jouait déjà un mort qu’on n’attendait plus, un certain Manech, dans Un long dimanche de fiançailles, « mort, dit-on, au champ d’honneur », mais sa fiancée Mathilde (Audrey Tautou), voulant défier la fatalité, croit dur comme fer qu’il est encore vivant, partant à sa recherche), ce film terriblement émouvant qu’est Juste la fin du monde, réalisé avec grâce et élégance par Dolan, s’avère désormais, suite à la disparition soudaine de son acteur vedette, évanescent et comme absent à lui-même là-dedans, comme prémonitoire ; ce flottement existentiel qui transparaît à l’image, entre présence et absence, ayant été très bien perçu par le réalisateur Rodolphe Marconi, qui a fait tourner Gaspard Ulliel en 2004 dans Le Dernier jour, aux côtés de Nicole Garcia, le décrivant dans Libération, et ces mots, étranges et pénétrants, font d’autant plus écho au jour d’aujourd’hui, comme « un ciel bleu traversé de nuages qui n’éclatent jamais. Un garçon étrange, difficile à percer. Il a sûrement une fêlure, le jour où ça va s’ouvrir, ça va faire mal… »
Alors, nul doute possible que ce jeune acteur qui certes, ces derniers temps, tournait moins (crise sanitaire oblige), avait un bel avenir devant lui ; c’est Michel Blanc qui lui avait vraiment donné sa chance en 2002 en lui offrant un rôle conséquent – Loïc, un adolescent en vacances - dans sa comédie de mœurs chorale Embrassez qui vous voudrez. Né le 25 novembre 1984 à Boulogne-Billancourt (92) , ce fils de la styliste Christine Ulliel et du designer Serge Ulliel, qui se déclarait autodidacte (même s’il avait étudié brièvement le cinéma à la fac de Sant-Denis et avait étoffé son jeu au cours Florent), et que l’on savait, indépendamment de sa passion pour le septième art chevillée au corps, épris de jazz, venait de tourner dans la série Marvel Moon Knight, avec Oscar Isaac et Ethan Hawk, puis il était en plein tournage d’une autre, chapeautée par Xavier Giannoli, autour de la fraude à la taxe carbone, avant de faire son grand retour au cinéma en retrouvant, dès le 19 avril prochain, le cinéaste Bertrand Bonello et l’actrice Léa Seydoux avec ce qui est annoncé, par l’auteur lui-même, via une interview dans Libé, comme « une espèce de grand mélodrame un peu fantastique sur trois époques. »
Le monde du cinéma français, stupéfait par la mort subite de Gaspard Ulliel, pleure aujourd’hui son… James Dean hexagonal, belle gueule d’ange, à la petite cicatrice bien identifiée sur la joue gauche (causée par un doberman à l’âge de six ans), aux allures de balafre aventureuse, croisant Tony Montana et le Joker ; son grand sourire pouvant se faire maléfique ; pour ma part, je l’aurais encore bien vu, avec son ambiguïté (masculin et féminin, beau et inquiétant, présent et ailleurs, solaire et crépusculaire à la fois, ainsi que très secret), dans moult films d’horreur, tournés en Amérique ou chez nous.
C’est juste la fin, non pas du monde, mais d’un acteur de talent, à l’avenir ô combien prometteur, qui nous quitte donc, et ce beaucoup trop tôt. C’est peu, me direz-vous, à l’heure des morts en série avec le persistant et plombant Covid-19, mais c’est déjà beaucoup. Car, comme le disait Malraux, « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie ». Bien sûr, pour finir, une pensée émue pour sa compagne mannequin Gaëlle Pietri et leur petit garçon Orso, âgé de six ans, désormais sans papa. Et le mot de la fin à Nathalie Baye, qui partagea avec lui l’affiche de ce film formidablement poétique qu’est Juste la fin du monde : « Il était beau, il était doué, il était tendre, élégant, bienveillant, il était père... Gaspard va nous manquer cruellement… »
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