« Gomorra » : film-brûlot ou pétard mouillé ?
Gomorra (ita., 2008, 2 h 15), Grand Prix du dernier Festival de Cannes, se veut un film coup de poing pour dénoncer la nébuleuse criminelle qu’est la Camorra napolitaine. La catchline de l’affiche du film est redoutable : « Un empire ne se partage pas d’une poignée de main, il se découpe au couteau. »
Film sanglant, Gomorra, qui est la contraction entre Gomorrhe, cité biblique croulant sous les vices, et la Camorra, l’organisation criminelle dominant la région de Naples, n’en est pas moins, au-delà de sa « dramaturgie » style film de gangsters, un état des lieux, lorgnant du côté du documentaire, afin de dénoncer de manière distanciée ce puissant réseau de corruption fonctionnant comme une toile d’araignée sur toute l’Italie et ailleurs. Tout d’abord, avant de parler du film, quelques chiffres édifiants : la Camorra, c’est 7% du produit intérieur brut italien, ses bénéfices sont de 150 milliards d’€ par an, 300 000 personnes vivent sous sa tutelle, les honoraires d’un tueur pour un pacte sont de 2500 € et on estime que 50 000 « employés », 6700 affiliés et 111 familles composent cette Matrice.* Question chiffres et statistiques, ce film, d’ailleurs, ne s’en laisse pas compter et annonce au final la couleur, bien sombre : des cartons nous apprennent que ce système économique, infiltré dans tous les rouages de la société italienne et internationale, a causé la mort de centaines de personnes (3600 tués par la Camorra depuis 1979) - Système ayant fait bien plus de morts que le terrorisme et dont une partie de son argent a servi à la reconstruction des tours destinées à remplacer les Twin Towers. N’en jetez plus, le ver est dans le fruit mais, bon sang, que font la police et il Cavaliere Berlusconi ?!
Eh oui, face à ce film politique et citoyen, inspiré du « roman vrai » et best-seller homonyme (2006, Flammarion) de Roberto Saviano, écrivain-journaliste qui depuis le succès de son livre vit sous haute protection policière, on est tenté, n’en déplaise à notre cher Silvio, d’avoir la berlue ! Pour autant, pour être franc, il n’y a rien ici qu’on ne sache déjà : l’Italie et la Mafia, c’est une longue histoire, c’est vieux comme le monde. Par exemple, on se souvient dernièrement de l’affaire napolitaine de la « crise des déchets » (cf. photo) qui a duré quelques mois - janvier, mai… - et dont la sortie de crise, en juillet dernier (le 18), avait été annoncée en grande pompe, au cours d’un conseil des ministres à Naples, par un chef du gouvernement italien transformé soudain en Monsieur Propre : « Naples et sa région sont redevenues des endroits propres. » Alléluia ! Loin d’être le film-brûlot annoncé, Gomorra reste cependant un film à voir car, même s’il ne va rien changer du jour au lendemain (il est bien rare qu’une œuvre artistique ait un réel impact sur des faits de société), il permet, et c’est déjà ça, d’être Eyes Wide Open sur une réalité mafieuse occultée et ô combien crapoteuse parce que criminelle : la Camorra.
Tout d’abord, comme il a été dit un peu partout, Gomorra cherche à se démarquer du traitement opératique et romanesque, à tendance folklorique, des films de mafia du genre Le Parrain et Les Affranchis, néanmoins, et contrairement à ce qu’affirment certains, même s’il privilégie un traitement naturaliste pour décrire le quotidien prosaïque de la Camorra, il n’est en rien un film à l’image sale ou tourné « en contrebande ». C’est d’ailleurs sa force et sa faiblesse. Force parce qu’on n’a pas affaire au cliché plutôt éculé d’un cinéma-vérité qui confondrait journalisme et art (ce qui fait selon moi défaut dans le film palmé d’or qu’est Entre les murs), et faiblesse aussi car c’est un film dont la force de frappe se voulant vériste et sans fioriture est parfois parasitée par les effets narratifs et visuels d’un jeune cinéaste (Matteo Garrone, Romain d’origine napolitaine, 40 ans) par moments très tenté par le cinéma de genre, l’imagerie hollywoodienne. OK, d’un côté, son film tend ouvertement vers le documentaire (exit le dépliant touristique, on filme, caméra à l’épaule, les bas-fonds de la ville pour encore mieux parler des tréfonds de l’âme humaine – souterrains, ateliers clandestins, ordures ménagères, arrière-cours, barres d’immeubles aux terrasses étagées et aux apparts-cages à lapins) et, de l’autre, si l’on y regarde de plus près, même si ce Garrone a bien compris que « l’esthétique sans éthique n’est que cosmétique », cela ne l’empêche pas malgré tout, et pourquoi pas d’ailleurs (perso, je ne m’en plaindrai pas !), d’être à la recherche de beaux cadrages, de beaux mouvements de caméra et d’un certain décorum fictionnel, voire dramaturgique, qui conduit à faire que son Gomorra, tourné en CinémaScope, fasse film de CINEMA. Bien sûr, on peut se réjouir d’avoir à l’œuvre un filmeur, peintre de formation, qui sait cadrer et qui sait faire durer ses plans (on évite ainsi une caméra tous azimuts façon formatage des séries TV standards et montage épileptique à la Jason Bourne), mais on peut aussi reprocher à ce film kaléidoscopique de ne pas trop savoir sur quel pied danser et d’être tiraillé de l’intérieur par des forces opposées, comme pris entre deux feux (néoréalisme à l’italienne et postmodernité à l’américaine) : il y a comme en lui un hiatus, un chiasme retors qu’il n’arrive pas pleinement à assumer, d’où certainement son aspect brouillon - on finit par se perdre avec tout son système de destins croisés (Toto/ Don Ciro/Franco/Pasquale/Marco&Ciro), le manque de lisibilité quant aux cinq trajectoires biographiques affaiblissant, selon moi, film et propos. Eh oui, d’un côté, Gomorra se la joue « film de festival » (de longs plans frôlant la pose d’auteur qui se regarde filmer) et, de l’autre, il ne peut s’empêcher de mettre les pieds dans le plat d’un cinéma mainstream, via film choral à la Inárritu et surtout ambiance cinoche.
Des exemples ? L’Oncle Vittorio (cf. photo), avec sa voix « digitale » et caverneuse, est directement inspiré par un parrain façon Chinatown de L’Année du Dragon. Le sound design (l’habillage sonore de Gomorra), signé par la hollywoodienne Leslie Schatz, est putassier à souhait : basses qui cognent, bruits d’outre-tombe qui font (ciné) outre-Atlantique, on est bien au cinéma. Et la séquence du début, plongée dans un bleu outremer (des tueurs sanguinaires et scorsesiens dans un solarium), est une séquence d’ouverture et d’exposition classique, comme lorsqu’on commence, dans un récit style film noir ou western, chez le barbier. Son bleu aquarium fait d’ailleurs penser à la toute première séquence du grand bleu de la pharmacie dans Nikita. Bien entendu, et histoire de défendre ce film qui en impose tout de même (il est loin d’avoir volé son Grand Prix), il y a un côté film dans le film qui est pleinement assumé. Dans Gomorra, on a une Scarlett Johansson paradant à la télé bling-bling et on a deux jeunes tueurs-fanfarons, Marco & Ciro, qui se croient ad vitam aeternam dans un film, pour eux « le cinéma est un rêve éveillé » (Desnos) fait de Nikita et de Scarface en chemise hawaïenne. Et lorsque nos Dupont&Dupont, qui ne sont pas non plus sans rappeler Don Quichotte et Sancho Pança, font un casse dans un troquet du coin, celui-ci s’appelle forcément… Las Vegas Bar, ils sont des êtres Canada Dry tirant sur des Colombiens fantoches - Garrone dit d’ailleurs ceci des gens du quartier Le Vele à Naples où il a tourné : « Pour ces gens, le cinéma est très attractif. C’est par les films qu’ils se forment. Là-bas, ce n’est pas le cinéma qui s’inspire de la réalité mais l’inverse. »
Bon, je critique pas mal, mais c’est parce que ce Garrone place haut la barre et qu’il le mérite. Alors, soyons beaux joueurs, son Gomorra n’est en rien un pétard mouillé ou un simple « film de journaliste » - c’est du 3 étoiles sur 4 pour moi. Ce n’est pas non plus le film-brûlot tant attendu (il a bien pris soin de ne mettre aucun vrai nom, on le comprend) mais, malgré ses défauts, sans être un doc renversant, il a le mérite de dresser le portrait désenchanté d’une société gangrenée à tous les étages, tout est bon pour alimenter le marché (noir) d’une multinationale tentaculaire (drogue, prostitution, trafic d’armes, contrefaçons, travaux publics, enfouissement de déchets toxiques…) et cette contre-société, qui ignore la morale et la loi, fait littéralement froid dans le dos, d’autant plus quand on entend sa devise dans le film : « L’éthique est le frein des perdants, la protection des vaincus, la justification morale de ceux qui n’ont pas su tout miser et tout rafler » (Saviano). Eh bé, cher Silvio, avant que cette « terre de feu » en puissance qu’est l’Italie du Sud, ne se transforme en chaos définitif, il serait bon qu’à Naples, devenu le « trou du cul de l’Italie », tu y viennes davantage pour déboucher ses chiottes. A bon entendeur…
* Sources : presse écrite et Net
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