Google et le savoir universel, une affaire de pouvoir ?
Au troisième siècle avant notre ère, la cité grecque d'Alexandrie ne badine pas avec la culture. Qu'on en juge : il suffit d'aborder ses rivages pour être assiégé par des nuées de scribes radicaux, qui, dans leur folle quête d'érudition, s'emploieront à vous déposséder, par la ruse ou par la force, de vos manuscrits originaux. Vous avez dit filouterie ? Guère, me semble-t-il. Ils ont la délinquance aristocratique, voilà tout. « Mon livre, on m'a volé mon livre ! » - voici, tout bien considéré, une phrase charmante. Et puisque nos bandits lettrés ne sont pas des sagouins, ils vous dédommageront d'une copie de l'original ; fût-elle exécutée avec les pieds. L'ambition : concentrer en une seule et même bibliothèque ce que l'on nomme, sans doute par excès de modestie, le « savoir universel ».
De la culture pour la culture ? C'est naïveté de le croire. Pour reprendre une célèbre maxime du rap français, « le savoir est une arme, bébé, ne l'oublie jamais. » A son apogée, la bibliothèque d'Alexandrie accueillera près de sept-cent mille volumes, autant d'ouvrages qui participeront de la domination intellectuelle et scientifique du monde hellénistique, puis romain, sur le bassin méditerranéen. Quant aux raisons du déclin, elles sont encore sujettes à débat : César, chrétiens, arabes, chacun en prend pour son grade. Toujours est-il qu'avec la disparition de la bibliothèque, c'est le rêve encyclopédique qui est réduit à l'état de ruines. Si le monde musulman s'efforce de reprendre le flambeau, l'occident médiéval, à l'exception d'une poignée de monastères éclairés, préfère se contenter d'un seul livre. Mais comment l'en blâmer, puisqu'on le dit partout excellent ? Si la Renaissance renoue avec les hauts desseins de l'antiquité, multipliant les projets encyclopédiques, c'est bel et bien le bond numérique de ces dernières années qui finira par amarrer le rêve à la réalité : après les scribes d'Alexandrie, place aux geeks de la Sillicon valley. A la manœuvre, Google et son téméraire projet « Google books » (dont le titre, entre nous soit dit, n'évoque pas les plus grandes heures du LSD).
C'est en 2002 que débute la colossale entreprise de numérisation. Vingt millions d'ouvrages sont promis aux joies du scanner. Universités et bibliothèques américaines, enthousiasmées par le projet, succombent tour à tour. A l'évidence, le chant du geek vaut bien celui des sirènes L'entreprise est prométhéenne : donner à l'Homme les moyens de s'affranchir par la connaissance ; la culture n'est-elle pas l'antichambre de la liberté ? S'ouvre aussi la perspective d'une préservation durable d'ouvrages qui, sous leur forme initiale, seraient demeurés par trop vulnérables. Aussi ne trouve-t-on rien à redire à la voracité du géant américain : Google s'empiffre, mais c'est pour la bonne cause. Et le voici, obèse, pesant déjà dix millions d'exemplaires.
C'est alors que les choses se gâtent. Plus de la moitié des ouvrages numérisés l'ont été sans l'ombre d'un consentement. Auteurs et éditeurs, vent debout, s'insurgent. Ce sera la guerre. Les méthodes de Google ravivent le souvenir douloureux des scribes d'Alexandrie, et le sort réservé aux droits d'auteur n'est pas sans évoquer les heures lugubres d'une cave de cité. S'ajoutent aux querelles de droit des considérations d'ordre politique. Doit-il y avoir monopole du « savoir universel » par une firme unique ? Est-il raisonnable de confier à celle-ci l'entière maîtrise d'un si vaste contenu ? L'ancien président de la BNF sonne l'alarme : « Voici que s'affirme le risque d'une domination écrasante de l'Amérique dans la définition de l'idée que les prochaines générations se feront du monde. » Certaines conjectures ne laissent pas d'inquiéter par leur pessimisme : Google, d'ores et déjà soupçonné de se muer en Big brother, surveillerait nos lectures, monnayerait l'accès aux informations (limitant, de ce fait, ce qu'il promettait de faciliter), mettrait l'intégralité du « savoir universel » au service d'une intelligence artificielle toute-puissante, etc...
Le justice des Etats-Unis, sollicitée par la fronde des éditeurs américains, finit par trancher en la défaveur de Google : il est mis fin au « pillage », les auteurs sont restaurés dans leurs droits, Google devra payer. « This judge has balls, honey. What a camouflet ! », a-t-on pu entendre dans la salle d'audience. En manière de riposte, d'autres projets de bibliothèques universelles se font jour, notamment « Europeana », audacieuse mise en commun des ressources des vingt-sept bibliothèques nationales de l'Union européenne. Stupeur : le Royaume-Uni, pour changer de registre, n'a pas jugé bon de suivre. Plutôt que de sur-jouer la partition de l'insularité, les Anglais feraient mieux de méditer la pénétrante sagesse de ces mots : « le savoir est une arme, bébé, ne l'oublie jamais ».
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON