Gratuité et modèle économique
Un certain nombre d’événements passés plus ou moins inaperçus dans les médias se sont produits ces dernières semaines et sonnent comme un petit cataclysme dans le difficile affrontement sur le droit d’auteur et la question du paiement des oeuvres. Un petit tour d’horizon d’une question terriblement philosophique et mouvante s’impose.
Il semble qu’encore une fois l’audace ne vienne non pas de nos députés
mais des industriels. La prédominance, depuis la chute du Mur, d’un
modèle néolibéral ambitionnant de s’extraire de la seule idéologie
économique pour réorienter tout le fonctionnement et la pensée de la
société occidentale, semble atteindre ses limites. Ce que l’on pourrait
résumer (abusivement) au tout marchand (des produits aux relations
humaines et aux idées) atteint - via ses aberrations - ses propres
limites et marque, peut-être, le début d’un retournement. Sur ce point
il est intéressant de constater combien les décideurs politiques
nationaux et supranationaux apparaissent en retard d’un train sur une
évolution que commencent à comprendre certains industriels toujours
désireux d’anticiper l’avenir pour le transformer en trésor.
Ce décalage s’incarne dans une législation et un discours paraissant
d’un côté jusqu’au-boutiste, de l’autre archaïque. Si l’Europe est
perçue par nombre de ses citoyens comme le Cheval de Troie de
l’idéologie néolibérale, l’honnêteté intellectuelle oblige à lui
reconnaître une cohérence dans sa logique. Ainsi, si les directives de
Bruxelles battent en brèche avec de plus en plus d’insistance les
Etats Providences, rendant difficile à qui le voudrait de déroger à la
logique du tout marchand, ses tribunaux sont pourtant les seuls au
monde à oser (et tenir) l’affrontement avec une icône telle que
Microsoft. Le premier sévère coup de boutoir vient ainsi de l’Union européenne qui applique au fonctionnaire comme à la multinationale sa
logique libérale. Car outre briser une omerta sur un monopole
(situation prohibée par toutes les instances économiques
internationales), les récentes et multiples condamnations de Microsoft
pour abus de position dominante1
signent un début de retournement dans la logique d’achat forcé qui
prévalait jusque-là. Ce n’est pas ici le montant de l’amende, l’image
égratignée de la firme de Redmond, ni même le rééquilibrage des
rapports de force entre argent et droit, qui priment. Non, en
rendant et confirmant ses jugements, l’Europe a simplement proclamé la
fin d’un modéle économique qui voulait que le consommateur achetait sans
aucun droit de regard ni de critique sur un produit parfois imposé. Et
nombre d’exemples dans différents secteurs illustrent ce fait nouveau.
Ainsi, alors que les députés français bataillent encore sur l’application d’une loi DADVSI bricolée dans l’urgence, dans différents secteurs commence à se mettre en place un nouveau modèle basé sur la gratuité, financé en partie par la publicité. La télévision peer-to-peer "Joost"2 vient ainsi de lancer son site permettant de visionner 15 000 programmes sur 250 chaînes gratuitement, sur simple inscription. Chaîne majeure de l’audiovisuel américain, NBC a provoqué un séisme en annonçant la diffusion (gratuite) sur son site des épisodes de ses séries à succès le lendemain de leur diffusion ! La presse est également touchée puisque après avoir essayé différentes formules, les sites du New York Times et du Financial Times sont devenus gratuits (archives comprises pour le New York Times). Dans notre pays le site du Monde est de loin le site d’information le plus consulté du web, générant d’importants revenus publicitaires en proposant une partie importante du journal du jour. En informatique, domaine traditionnel des pirates et partisans du travail communautaire, des firmes aussi puissantes qu’Adobe, Sun ou Google se lancent dans une guerre au format ouvert, chacun installant sa suite bureautique en ligne, gratuite bien évidemment3. Microsoft lui-même se voit contraint de revoir sa stratégie, très loin de sa culture économique, en annonçant sa propre suite bureautique en ligne. Enfin, et surtout, le plus gros pavé dans la marre vient d’être lancé dans le secteur le plus verrouillé qui soit et engagé depuis plusieurs années dans une lutte sans merci contre le "piratage" et la copie privée. Le groupe Radiohead diffuse en effet depuis le 10 octobre son dernier album, exclusivement en téléchargement sur son site, pour un prix laissé au libre choix de l’acheteur. De quoi mettre à bas tout l’édifice construit autour des maisons de disque qui voient déjà d’autres artistes attendre avec impatience les résultats de l’opération pour s’engouffrer dans la brèche...
Non qu’ils soient devenus fous au point de refuser toute rémunération, tous ces acteurs ont certainement compris avant les autres que le système ne pouvait plus durer en l’état (essentiellement en raison des avancées technologiques). Ils ont saisi que les possibilités de faire sauter l’interdit devenaient enfantines, que ces techniques de contournement des verrous avaient toujours un temps d’avance sur la riposte des producteurs et que cette facilité entraînait une transformation de la petite communauté de pirates en une masse de citoyens respectables et difficilement condamnables. En bref que les valeurs et le rapport de force avaient changé. A ce stade certains pensent pouvoir maintenir une logique répressive pour faire triompher leurs droits, quand d’autres considèrent qu’il s’agit d’une lutte contre des moulins à vent qu’il vaut mieux accompagner dès le début plutôt que de devoir se conformer tardivement au nouveau modèle. En somme, participer à l’invention du nouveau modèle plutôt que de se le voir imposer. L’hypocrisie voulant que ceux-là mêmes qui vendent des matériels de copie s’insurgent contre la copie des oeuvres qu’ils produisent5.
Ce
mouvement n’est pas que superficiel. Après quelques années de
transition dues à la révolution internet, les professionnels de
l’audiovisuel et de l’informatique ont choisi de s’orienter vers une
répression basée sur des schémas anciens et simplistes : le "piratage"
est interdit, punissons sévèrement le piratage. Les gouvernements de droite (ou d’idéologie sociale-libérale) aux affaires dans une majorité
de pays occidentaux actuellement ont eux choisi de suivre presque
aveuglément les industriels en se retrouvant dans des impasses
techniques ou de jurisprudence : maîtrisant mal les enjeux et le
caractère multiforme des nouvelles technologies, leur grille de lecture
s’avère erronée et les tribunaux ont bien du mal à appliquer la (les)
loi(s) de manière homogène. Après la loi DADVSI, le gouvernement
français tente de faire porter le chapeau du piratage à l’opérateur
internet Free, accusé de faciliter le piratage au travers de son
service de dépôt de gros fichiers et de sa "TV perso" (service
permettant aux abonnés de déposer ou de diffuser en directe des vidéos
sur le réseau de l’opérateur). De leur côté, les opérateurs internet
viennent de provoquer la polémique en accusant devant la commission
Olivenne6 les studios de cinéma d’être à l’origine de nombre
de fuites aboutissant à la diffusion de films en qualité DVD sur les
plates-formes de téléchargement P2P. Si les opérateurs jouent un jeu
ambigu en mettant en avant la rapidité de téléchargement dans leurs
arguments de vente, la position récurrente voulant que l’on ne peut en
cibler un seul au risque de le défavoriser économiquement semble fatal
dans les négociations. A ce stade les pouvoirs se contentent de
légiférer en prévoyant des exceptions dès qu’une difficulté point...
alors que la solution de la Licence globale a toujours été rejetée
comme absolument inenvisageable. Pas de solution de ce côté-là en
somme. Les mentalités bougent pourtant... dans les entreprises ! Depuis
quelques mois le nombre d’administrations françaises passant sous
système Linux va croissant. La symbolique d’une Assemblée nationale
"linuxisée" en juin dernier est loin d’être passée inaperçue. Cela fait
en outre plusieurs années que la majorité des serveurs d’entreprise
sont sous logiciels libres. Cette schizophrénie étatique montre
néanmoins que la situation évolue.
Ce
constat établi, quel pourrait alors être ce nouveau modèle économique ?
Nous étions jusqu’ici dans une logique qui veut que l’on achète un
produit, une oeuvre que l’on ne connaît pas, sur les seuls critères des
critiques professionnelles (qui sont parfois bienveillantes, parfois
défaillantes (exploitation abusive des dossiers de presse)). Des
commentateurs du monde de l’entreprise (la société Sun Microsystems par
exemple) ont annoncé depuis quelque temps déjà que nous allions passer
sous peu à une société d’hyperservices, voyant une dématérialisation
croissante des produits et des oeuvres. Dans ce nouveau contexte il
deviendra illusoire de vouloir être rémunéré sur le produit lui-même et
les activités devront se déplacer vers les services d’assistance, de
formation, etc. En somme, si le logiciel de la société Sun est
disponible gratuitement (qu’on le veuille ou non) sur le réseau, les
compétences pour l’utiliser ne le sont pas. Aux entreprises de proposer
leur assistance, leur support technique.
En
matière d’œuvre la révolution est plus délicate. Si le nouveau modèle
implique que l’on consomme avant d’acheter, cela remet en question
toute la filière de la critique (journaux spécialisés), implique une
condamnation immédiate de l’œuvre de mauvaise qualité (qui pouvait
jusque-là engranger des revenus jusqu’à un certain point grâce à la
communication massive) et remet en question le rôle du marketing (qui
s’efface derrière le contenu et le jugement fatal du consommateur).
Nous assistons à une consommation directe et à une relation directe
entre le créateur et le "consommateur". Pour que ce modèle fonctionne,
cela exige une responsabilisation drastique du consommateur : dans le modèle cherché par le groupe Radiohead, c’est chacun qui détermine le
prix de l’œuvre. Une question toute philosophique qui mérite de trouver
des réponses rapidement : un grand nombre de logiciels aujourd’hui
couramment utilisés par chacun sont "freeware", ne demandant que des
contributions aux utilisateurs satisfaits. Si chacun ne joue pas le
jeu, le modèle n’est pas viable. La première étape (la consommation
gratuite) est désormais établie. Reste à évoluer vers une consommation
ciblée, une rémunération volontaire et autodéfinie, aboutissement de
l’hyperindividualisation de notre société. C’est là une révolution
culturelle qui nous attend peut-être.
1 - Voir article de l’Expansion (17/09/07)
- Le constructeur Acer a également été condamné le 23 juillet dernier (http://www.lepoint.fr/content/tech_net/article.html?id=202122) et d’autres procédures contre HP, Auchan et Darty notamment sont en cours.
3 - Google Documents (Google) , Lotus Symphony (IBM) , Buzzworls (Adobe).
4 - Pour un premier bilan financier de la vente, voir http://www.techno-science.net/?onglet=news&news=4669
5 - Typiquement la firme Sony qui vend des graveurs et possède les studios de cinéma Sony Pictures, MGM et Columbia Tri-Star.
6 - Commission gouvernementale chargée de
proposer des pistes de lutte contre le téléchargement illégal sur
Internet, dont le président est l’actuel président de la FNAC (sic).
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