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Grisélidis Real, putain de toi

Grisélidis Réal aimait marcher la nuit. Elle aimait rire, discuter, danser, peindre, philosopher, lire, boire un verre de vin de temps en temps.
 
Grisélidis réal, prostituée et écrivain, aimait la vie. Et l’amour. Elle est morte en 2005, à l’âge de 76 ans.
 
Dans Grisélidis, la catin révolutionnaire, la comédienne et chanteuse Annie Papin esquisse subtilement, à travers lettres et poèmes choisis, le portrait d’une femme libre.
 
C’est jusqu’au 30 septembre et ça se joue au Théâtre des feux de la rampe, à Paris 9ème.
 
« Il est midi, Jean-Luc Hennig, mon aube à moi ». Elle écrit une lettre. Elle, c’est Grisélidis Réal, écrivain. Et péripatéticienne. C’est-à-dire femme "qui aime se promener en discutant". Comme les philosophes. Elle exerce sous le nom de Solange, à Genève, dans le quartier des Pâquis. Son destinataire, c’est Jean-Luc Hennig, écrivain également, journaliste et éditeur à Paris. A cette époque, dans les années 70-80, l’internet n’existe pas. On s’écrit des lettres qu’on s’adresse dans des enveloppes timbrées. Tout ceci laisse des traces, constitue une correspondance, dessine une amitié épistolaire.

Grisélidis écrit à Jean-Luc des lettres d’une sincérité, d’une franchise, d’une beauté désarmante. Et d’une absolue drôlerie. Grisélidis ne fait pas de littérature. C’est un torrent, une force vitale à l’œuvre. Ses lettres sont réunies dans deux volumes, La passe imaginaire et le Sphinx, tous deux parus, comme Le noir est une couleur - l’ouvrage qui l’a fait connaître - et l’ensemble de ses livres, aux éditions Verticales.

C’est avec ce matériau, cette correspondance et des poèmes dont certains inédits, que la metteuse en scène Régine Achille-Fould, la chanteuse et comédienne Annie Papin et le musicien Gabriel Levasseur ont imaginé une journée de Grisélidis, la catin révolutionnaire. Ça se joue au Théâtre des Feux de la rampe, un lieu ouvert en février dernier, derrière les Folies Bergères. Il a fallu piocher dans un conséquent corpus de lettres, choisir celles qui, mises bout à bout, tracerait intelligemment le portrait d’une femme hors du commun. Un portrait fragmentaire, un puzzle en construction. Comme dans la vie. Jamais nous ne connaissons d’emblée un nouvel ami. Il nous faut l’apprendre. Annie Papin nous apprend Grisélidis. Mais pas tout. Grisélidis, catin révolutionnaire n’est pas une biographie. Ou alors effilochée. On sort de la pièce en en ignorant beaucoup. Mais ce qu’on sait nous donne envie d’en savoir plus, de dénicher vite, très vite, les bouquins de cette femme pas du tout fatale.

Le décor : un guéridon dans un coin avec une pile de livre. Un paravent. Un autre guéridon, au centre, sur lequel elle écrit ou elle pose son verre de vin. Un fauteuil couvert de tissu rouge. Un éclairage de pénombre. Grisélidis, la catin révolutionnaire est un monologue durant lequel Grisélidis, d’abord en chemise de nuit, s’apprête pianissimo, se vêt, se farde, se chausse pour aller marcher dans la nuit… De femme intérieure elle devient femme publique. On observe sa métamorphose au rythme de sa parole gaie, de sa danse, de ses poèmes chantés qui évoquent l’univers de Mac Orlan ainsi que Marianne Oswald, Colette Renard ou la sublime Monique Morelli. Des grandes dames, à la fois dompteuses et fauves.
 
Annie Papin qui chante sans micro, accompagnée par Manuel Anoyvega, pianiste qui ne tonitrue pas mais la suit un bout de chemin comme on escorterait une femme dans la rue, un soir paisible, est de cette trempe-là, de ce calibre. Une belle voix pleine et rassurante qui coule entre deux rives d’émotion. Annie Papin : « C’est au milieu des putains que j’ai commencé à apprendre mon métier de chanteuse. Nous avions été engagés Artus et moi pendant un an aux « Voûtes », un bar restaurant de nuit, rue Tiquetonne, dans le quartier des Halles à Paris…Est-ce qu’on écrit encore des chansons qui parlent des putains, des filles de joie, des bordels, de ces « maisons » et de ces femmes pour ceux qui n’en ont pas ? ».

Si je parle de Grisélidis Réal au présent c’est que son œuvre demeure. Mais elle morte, maintenant. Elle était née en 1929, voilà 80 ans. Le cancer a eu irraison d’elle en 2005. Elle est enterrée près de Jean Calvin. Un comble pour celle qui proclamait « je chie sur Dieu ! »
Extrait du film Prostitution, de Jean-François Davy (1976)

La mort a tué le vif. Elle qui lorsque la vieillesse pointait son museau, alors que le client se faisait rare, se demandait « de quoi allons-nous vivre ? Il va falloir que je me recycle en femme honnête. Ça jamais ! Je donnerai l’ordre qu’on vienne faire des passes sur ma tombe ».

Tout le spectacle est de cette eau-là. Une eau de vie. Jamais larmoyant, toujours gai. Jamais graveleux ou racoleur. Annie Papin ne surjoue pas la pute, n’en rajoute pas, ne force pas le trait. Elle est à l’exacte distance. En équilibre. Aucun pathos. Jamais vulgaire. Tout en finesse. C’est vivant, touchant. Grisélidis aime la vie, mais ce n’est pas pour cette raison qu’elle est pute. Mais elle l’est. Elle ne se glorifie pas : « Grisélidis, écrit Hennig, proclame à qui veut l’entendre qu’elle vit sa prostitution comme une délinquance. Elle n’en gémit pas, malgré les intrigues de ceux qui voudraient tant lui faire avouer sa triste condition ». Non. Elle est pute, voilà. Mais pas n’importe quelle pute : pute populaire.
 
Elle soulage la misère des vieux, des types névrosés, ou trop gros, ou complexés, ou que leurs femmes refusent ou qui tout simplement aiment les putes. Des clients de toutes sortes, des gentlemen ou des paumés, des sales, des petits, des grands, des gros. Mais jamais elle n’emploie le mot de pervers. Elle les soulage de toutes les misères du monde. « Il faut être efficace » dans ce métier qui nécessite « technique, patience, art, gentillesse, et parfois de l’amitié ». Elle soulage les ouvriers espagnols, portugais, turcs, arabes, tous ces émigrés dont parle Tahar Ben Jelloun dans La plus haute des solitudes. A l’époque l’écrivain signe son ouvrage à Genève. Elle va à sa rencontre et lui déclare : « Je suis putain d’Arabes à bas prix, à ancien prix, à humain prix ».

Putain philosophe. « Il faut vivre. J’adore la vie » ou encore, putain populaire, « le peuple ne pense qu’à vivre » dit Grisélidis par la voie d’Annie Papin. Grisélidis était une nietzschéenne qui s’ignorait. Peut-être pas d’ailleurs. Sans doute pas. Car Grisélidis était très cultivée. Lisait énormément. Elle tenait un petit carnet noir un « carnet assassin, écrit Hennig dans Grisélidis courtisane (Albin Michel, 1981). C’est là qu’elle inscrit les types, elle les marque comme ça de toute éternité. Quelques remarques très brèves, très utilitaires sur les clients, les prix et les particularités de chacun…Ce n’est pas le roman de sa vie de putain. Tout juste une mémoire de la passe, et les manières des hommes dans l’amour ».
 
Extrait du film Prostitution, de Jean-François Davy (1976)
 
Par exemple : « Bernard très gentil, très doux – cheveux gris argent, suce et baise normalement 80F ». A certains elle prête et offre des livres.
 
Grisélidis, putain et écrivain était aussi une militante de la cause des prostituées. Elle possédait une immense documentation. Après son travail harassant, après avoir sucé, branlé être passée sous tous ces hommes, jouit parfois (« un orgasme n’a jamais tué personne, mais le manque d’orgasme tue »), elle photocopie, découpe des articles sur la prostitution (mais pas seulement), écrit, prépare des dossiers qu’elle donne aux clients (« je dis tu prends, tu le mets dans ton bureau, tu le mets chez toi, devant tes parents, devant tes copains, et voilà. C’est la vérité sur les banques, sur la guerre, sur les tortures, sur les prisons »). Aujourd’hui le Centre Grisélidis Réal-Documentation internationale sur la prostitution continue dans cette perspective.
 
Aux femmes journalistes elle conseille : « Si j’étais journaliste, je me mettrais sur le trottoir et ferais les types pendant une semaine. Une journaliste qui ferait ça je la respecterais ». Quant aux féministes ou aux femmes tout court elle recommande de passer aux travaux pratiques.
 
« Au moins nous, les prostituées, nous prenons une sacrée revanche : de la chair et du foutre, des caresses en veux-tu en voilà, et on baigne dans le péché ! Nous ne jouissons pas ou presque pas ? Aucune importance. Les bourgeoises ne jouissent pas non plus… en plus, elles sont aigries, cocues, flétries, vouées au ménage, ternes, vieillies avant l’âge - et nous, nous sommes belles et scandaleuses, maquillées, ornées, nues, désirées et on nous paie !
Voilà pourquoi toutes ces vieilles rombières frustrées nous en veulent à mort… Et nous, on les emmerde ! (Dans le fond, elles sont jalouses de nous) », écrivait-elle (citation reprise sur le site Les putes).

Grisélidis, la catin révolutionnaire qui voulait que les putes participent à la vie sociale et politique, plutôt que d’êtres ostracisées, fonda l’association Aspasie. Son nom est un véritable symbole pour celles qui ne rougissent pas de leur métier, mais souhaitent qu’on cesse juste de les emmerder, de les traiter comme des délinquantes.

Grisélidis, la catin révolutionnaire est une pièce à voir d’urgence. Oubliez les affiches géantes qui vous toisent sur les fûts des colonnes Morris. Oubliez ces vulgarités qui vous trompent en se parant de théâtralité. Oubliez ça. Enivrez-vous. Allez applaudir Annie Papin, allez découvrir Grisélidis Réal. Et lisez ses livres.
 
Posez-vous enfin cette question essentielle : "Que vaut-il mieux prostituer ? Son cul ou son âme ? ».
 
Pour tout savoir sur Grisélidis Réal (outre ses livres parus chez Verticales) :
. Culturactif
.
Zorbleu
. Remue.net
. Davinciblog
. Grisélidis gitane (Vidéo de la TSR)
 
Crédit photo : Alain Humerose/ Zorbleu

 

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9 réactions à cet article    


  • Sandro Ferretti SANDRO 8 septembre 2009 12:41

    Très bel article.
    « Et leurs baisers, au loin, les suivent... »


    • kitamissa kitamissa 8 septembre 2009 13:31

      bravo !

      bel article plein d’humanité .


      • Yohan Yohan 8 septembre 2009 14:40

        Ouaip, que du bon boulot


        • norbert gabriel norbert gabriel 8 septembre 2009 15:08

          Bravo, et merci à Annie Papin de faire revivre cette femme passionnante que j’avais découverte dans les émissions de Mermet.


          • Annie 8 septembre 2009 15:39

            Merci de cet article. J’ai voulu en savoir un peu plus, ne connaissant pas Grisélidis Real, et je suis allée sur Aspasie. On peut y lire Mon Eloge Funèbre, qui est un texte superbe et qui permet de la découvrir un peu mieux.


            • Lucien Denfer Lucien Denfer 8 septembre 2009 18:00

              Merci pour votre article...


              • Marilou 9 septembre 2009 00:32

                très bel article...

                Scène de trottoir, pas plus vieille que ce soir même :
                sur le trottoir de cette avenue, de nombreuses prostituées...des grandes, des petites, des bien enrobées, des plus élencées...dans la mie-ombre ....entre deux voitures et deux lampadaires....entre deux abris-bus...
                des voitures qui tournent, et retournent, n’importe comment...les hommes regardent, cherchent, déposent, repartent...
                une prosituée jeune, bien foutue...une voiture garée à sa hauteur...et....un camion de flics qui arrive derrière la voiture...
                La voiture part en trombe...
                Le fourgon avance et le flic côté passager parle à la prostituée. Elle brandit un préservatif, et je l’entends dire : « il a foutu le camp quand il vous a vu derrière ! »
                départ immédiat du fourgon, sans plus de commentaires de la part des policiers.

                des deux, et bien, c’est l’homme qui a eu peur. Je ne m’attendais pas à cela, en fait...
                je mattendais à ce que les flics lui fassent un contrôle d’identité en bonne et dûe forme.Non.
                Elle, était dans cette assurance de femme dans son droit d’exercer son métier...
                L’autre venait consommer.
                preuve ici de cette force évoquée avec finesse dans l’article, article dont la dernière question a la mérite d’être posée !


                • brieli67 13 septembre 2009 23:41

                  ttp ://www.amazon.fr/exec/obidos/search-handle-url ?_encoding=UTF8&search-type=ss&index=books-fr&field-author=Nicole Castioni

                  NICOLE CASTIONI aussi de Genève en plus récent Le soleil au bout de la nuit plein de choses autour de son bouquin !

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