Grisélidis Real, putain de toi

Grisélidis écrit à Jean-Luc des lettres d’une sincérité, d’une franchise, d’une beauté désarmante. Et d’une absolue drôlerie. Grisélidis ne fait pas de littérature. C’est un torrent, une force vitale à l’œuvre. Ses lettres sont réunies dans deux volumes, La passe imaginaire et le Sphinx, tous deux parus, comme Le noir est une couleur - l’ouvrage qui l’a fait connaître - et l’ensemble de ses livres, aux éditions Verticales.
C’est avec ce matériau, cette correspondance et des poèmes dont certains inédits, que la metteuse en scène Régine Achille-Fould, la chanteuse et comédienne Annie Papin et le musicien Gabriel Levasseur ont imaginé une journée de Grisélidis, la catin révolutionnaire. Ça se joue au Théâtre des Feux de la rampe, un lieu ouvert en février dernier, derrière les Folies Bergères. Il a fallu piocher dans un conséquent corpus de lettres, choisir celles qui, mises bout à bout, tracerait intelligemment le portrait d’une femme hors du commun. Un portrait fragmentaire, un puzzle en construction. Comme dans la vie. Jamais nous ne connaissons d’emblée un nouvel ami. Il nous faut l’apprendre. Annie Papin nous apprend Grisélidis. Mais pas tout. Grisélidis, catin révolutionnaire n’est pas une biographie. Ou alors effilochée. On sort de la pièce en en ignorant beaucoup. Mais ce qu’on sait nous donne envie d’en savoir plus, de dénicher vite, très vite, les bouquins de cette femme pas du tout fatale.
Le décor : un guéridon dans un coin avec une pile de livre. Un paravent. Un autre guéridon, au centre, sur lequel elle écrit ou elle pose son verre de vin. Un fauteuil couvert de tissu rouge. Un éclairage de pénombre. Grisélidis, la catin révolutionnaire est un monologue durant lequel Grisélidis, d’abord en chemise de nuit, s’apprête pianissimo, se vêt, se farde, se chausse pour aller marcher dans la nuit… De femme intérieure elle devient femme publique. On observe sa métamorphose au rythme de sa parole gaie, de sa danse, de ses poèmes chantés qui évoquent l’univers de Mac Orlan ainsi que Marianne Oswald, Colette Renard ou la sublime Monique Morelli. Des grandes dames, à la fois dompteuses et fauves.
Annie Papin qui chante sans micro, accompagnée par Manuel Anoyvega, pianiste qui ne tonitrue pas mais la suit un bout de chemin comme on escorterait une femme dans la rue, un soir paisible, est de cette trempe-là, de ce calibre. Une belle voix pleine et rassurante qui coule entre deux rives d’émotion. Annie Papin : « C’est au milieu des putains que j’ai commencé à apprendre mon métier de chanteuse. Nous avions été engagés Artus et moi pendant un an aux « Voûtes », un bar restaurant de nuit, rue Tiquetonne, dans le quartier des Halles à Paris…Est-ce qu’on écrit encore des chansons qui parlent des putains, des filles de joie, des bordels, de ces « maisons » et de ces femmes pour ceux qui n’en ont pas ? ».
Si je parle de Grisélidis Réal au présent c’est que son œuvre demeure. Mais elle morte, maintenant. Elle était née en 1929, voilà 80 ans. Le cancer a eu irraison d’elle en 2005. Elle est enterrée près de Jean Calvin. Un comble pour celle qui proclamait « je chie sur Dieu ! »
La mort a tué le vif. Elle qui lorsque la vieillesse pointait son museau, alors que le client se faisait rare, se demandait « de quoi allons-nous vivre ? Il va falloir que je me recycle en femme honnête. Ça jamais ! Je donnerai l’ordre qu’on vienne faire des passes sur ma tombe ».
Tout le spectacle est de cette eau-là. Une eau de vie. Jamais larmoyant, toujours gai. Jamais graveleux ou racoleur. Annie Papin ne surjoue pas la pute, n’en rajoute pas, ne force pas le trait. Elle est à l’exacte distance. En équilibre. Aucun pathos. Jamais vulgaire. Tout en finesse. C’est vivant, touchant. Grisélidis aime la vie, mais ce n’est pas pour cette raison qu’elle est pute. Mais elle l’est. Elle ne se glorifie pas : « Grisélidis, écrit Hennig, proclame à qui veut l’entendre qu’elle vit sa prostitution comme une délinquance. Elle n’en gémit pas, malgré les intrigues de ceux qui voudraient tant lui faire avouer sa triste condition ». Non. Elle est pute, voilà. Mais pas n’importe quelle pute : pute populaire.
Putain philosophe. « Il faut vivre. J’adore la vie » ou encore, putain populaire, « le peuple ne pense qu’à vivre » dit Grisélidis par la voie d’Annie Papin. Grisélidis était une nietzschéenne qui s’ignorait. Peut-être pas d’ailleurs. Sans doute pas. Car Grisélidis était très cultivée. Lisait énormément. Elle tenait un petit carnet noir un « carnet assassin, écrit Hennig dans Grisélidis courtisane (Albin Michel, 1981). C’est là qu’elle inscrit les types, elle les marque comme ça de toute éternité. Quelques remarques très brèves, très utilitaires sur les clients, les prix et les particularités de chacun…Ce n’est pas le roman de sa vie de putain. Tout juste une mémoire de la passe, et les manières des hommes dans l’amour ».
Voilà pourquoi toutes ces vieilles rombières frustrées nous en veulent à mort… Et nous, on les emmerde ! (Dans le fond, elles sont jalouses de nous) », écrivait-elle (citation reprise sur le site Les putes).
Grisélidis, la catin révolutionnaire qui voulait que les putes participent à la vie sociale et politique, plutôt que d’êtres ostracisées, fonda l’association Aspasie. Son nom est un véritable symbole pour celles qui ne rougissent pas de leur métier, mais souhaitent qu’on cesse juste de les emmerder, de les traiter comme des délinquantes.
Grisélidis, la catin révolutionnaire est une pièce à voir d’urgence. Oubliez les affiches géantes qui vous toisent sur les fûts des colonnes Morris. Oubliez ces vulgarités qui vous trompent en se parant de théâtralité. Oubliez ça. Enivrez-vous. Allez applaudir Annie Papin, allez découvrir Grisélidis Réal. Et lisez ses livres.
Pour tout savoir sur Grisélidis Réal (outre ses livres parus chez Verticales) :
. Culturactif
. Zorbleu
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