Guerre de Sécession : la bataille de… Cherbourg
La plupart des Français connaissent, au moins de nom, la bataille de Gettysburg. Mais nettement moins les nombreux autres affrontements qui ont émaillé le cours de cette sanglante guerre civile ayant, durant quatre ans, opposé les Nordistes des États de l’Union aux Sudistes des États Confédérés. Rien là de très étonnant. Ce qui l’est plus est que la bataille de Cherbourg est quasiment inconnue de nos compatriotes, y compris dans le port du Cotentin. Elle a pourtant eu lieu à portée de vue des côtes en juin 1864 sous les regards d’une foule de spectateurs massés sur les digues et les collines environnantes…
Comme cela s’était déjà produit à de nombreuses reprises dans l’histoire des pays de tradition maritime en guerre, les belligérants de la Guerre de Sécession eurent recours à des navires dédiés à ce que l’on nommait en France la « guerre de course ». En l’occurrence, des sortes de bateaux corsaires dont l’objectif n’était pas de faire main basse sur des cargaisons appartenant au camp adverse ou destinées à son ravitaillement, mais de détruire ces navires commerciaux dans le but d’affaiblir l’ennemi. Les Confédérés ont disposé de quatre bateaux destinés à cette « guerre de course », des navires transformés ou construits dans ce but : le vapeur Semter, le sloop mixte Florida, le sloop mixte Alabama et le trois-mâts carré mixte Shenandoah. En l’occurrence, c’est du 3e nommé qu’il est question dans cet étonnant et méconnu épisode de la Guerre de Sécession auquel de nombreux Normands ont pu assister aux premières loges.
L’Alabama fut construit sur le chantier naval britannique Laird Brothers à Birkenhead, un port de la Mersey situé face à Liverpool. Initialement baptisé Enrica pour des raisons de confidentialité, ce navire fut discrètement muni de tous les équipements permettant de le transformer en un redoutable croiseur, et notamment d’un pont renforcé destiné à recevoir des canons. Pas question en effet de l’armer dans les eaux anglaises : les conventions de neutralité passées par la Couronne britannique avec les belligérants l’interdisaient formellement. Lancé le 29 juiillet 1862, l’Enrica mit donc le cap sur les Açores, et plus particulièrement sur l’île de Tercera. C’est là que le navire reçut tous ses équipements de guerre, et notamment ses canons de fabrication… britannique, tout droit venus d’Alabama. Le 24 août 1862, sous les ordres du commandant Raphaël Semmes, transfuge du Semter, l’Enrica fut rebaptisé Confederate States Steamer Alabama. La « guerre de course » pouvait commencer…
En 22 mois et sept raids sur les mers du globe – qui le conduisirent de la Nouvelle-Angleterre à l’océan Indien en passant par le golfe du Mexique et les côtes africaines –, l’Alabama arraisonna et coula 65 bateaux de l’Union, principalement des navires de commerce auquel s’ajoutait le navire de guerre USS Hatteras. Et cela, fait remarquable, sans jamais faire de victime, ni sur les bateaux yankees, ni à son propre bord : les équipages étaient faits prisonniers, puis remis à des navires neutres ou débarqués dans des ports. Très vite, l’Alabama devint la bête noire des autorités nordistes. Et cela d’autant plus que les pertes subies faisaient grimper les primes d’assurance des navires battant pavillon fédéré. Dès lors, tout fut mis en œuvre pour détruire ce redoutable « coureur » des mers, si pénalisant pour l’économie des États de l’Union. En vain : plusieurs fois repéré, le sloop réussit toujours à échapper aux croiseurs de l’US Navy.
La fin d’une odyssée
Malheureusement pour Semmes et ses officiers, courir les océans par tous les temps n’était pas sans occasionner usures et avaries. Il arriva un moment où le passage par un port était devenu indispensable pour panser les plaies du navire. Le 11 juin 1864, le CSS Alabama fit son entrée dans le port de Cherbourg à la mi-journée, avec l’accord du préfet maritime, le vice-amiral Augustin Dupouy, afin d’effectuer des réparations en cale sèche à l’arsenal. Au même moment, le sloop de guerre unioniste USS Kearsarge naviguait dans les eaux de la Mer du Nord à l’embouchure de l’Escaut. Prévenu le 12 juin par un télégramme de l’arrivée dans le Cotentin de l’insaisissable croiseur confédéré, John Ancrum Winslow, le commandant du Kearsarge, fit aussitôt mettre le cap sur Cherbourg pour positionner son navire à la sortie du port normand. Cela fut fait le 14 juin aux environs de 12 h 30. Prévenu à son tour de l’arrivée du bâtiment de l’US Navy, Semmes, par le truchement du consul américain Edward Liais, fit savoir le 18 juin à Winslow qu’il accepterait le combat, devenu de facto inévitable, dès le lendemain. La nouvelle se répandit très vite dans la ville et ses environs, et la sortie de l’Alabama fut attendue avec beaucoup d’impatience par les Cherbourgeois, tout excités à l’idée d’assister à une bataille navale entre les deux navires ennemis.
Le 19 juin, peu avant 10 heures du matin, le CSS Alabama quittait, par beau temps et mer calme, le port de Cherbourg via le chenal ouest, escorté par le yacht anglais Deerhound et par la frégate cuirassée de la Marine impériale La Couronne, dont le commandant, Jérôme-Hyacinthe Penhoët, avait été chargé par les autorités de s’assurer que le navire confédéré sortait des eaux territoriales. L’USS Kearsarge était, quant à lui, positionné dans les eaux internationales à la sortie du chenal est du port. Entretemps, près de 15 000 personnes – délaissant le tout nouveau Casino des Bains de Mer inauguré quatre jours plus tôt – avaient envahi les impressionnantes digues de Cherbourg ainsi que les collines environnantes, de Querqueville au cap Lévi, afin de ne rien perdre du spectacle espéré. On dit même qu’il en était monté au sommet des clochers et sur les gréements des bateaux amarrés dans le port ! De nombreux Normands avaient également pris place à bord d’embarcations en tous genres pour être aux premières loges. L’excitation était à son comble.
Le combat naval, engagé à 11 heures, dura moins d’une heure et vit les deux bâtiments effectuer différentes manœuvres pour tenter de prendre l’avantage. C’est le navire confédéré qui avait ouvert le feu le premier. Au cours de cet affrontement, l’Alabama tira 370 boulets et obus ; le Kearsarge, seulement 173. Hélas pour les Sudistes, la précision n’était pas de leur côté : seuls 28 projectiles touchèrent le navire yankee en n’occasionnant que des dégâts mineurs à ses structures, en grande partie grâce à un renfort camouflé de chaînes métalliques posées en toute discrétion sur sa coque un an auparavant dans un port des Açores, ce que Semmes ignorait. A contrario, de nombreux obus des Unionistes frappèrent le croiseur confédéré en provoquant d’importantes avaries, l’un d’eux ayant notamment éventré le sloop sous la ligne de flottaison en noyant les machines à vapeur.
Ces avaries furent fatales à l’Alabama : la voie d’eau, aggravée par d’autres dommages, causa la perte du navire, devenu de surcroît nettement moins manœuvrant du fait de la perte de ses machines et d’un sérieux dommage à son gouvernail. Le « coureur » confédéré coula vers 12 h 30, peu de temps après que Semmes ait fait hisser le drapeau blanc. Au plan humain, la bataille navale de Cherbourg se solda par 29 tués ou noyés et 21 blessés du côté des Sudistes contre 3 blessés du côté des Nordistes (l’un d’eux décéda ultérieurement). La plupart des survivants de l’Alabama furent faits prisonniers par le Kearsarge ou secourus par des embarcations normandes. Mais au grand dam de Winslow, Semmes et 13 de ses officiers réussirent à prendre place à bord du yacht anglais Deerhound appartenant au député britannique John Lancaster. Celui-ci s’empressa, sitôt secourus les officiers de l’Alabama, de filer en lieu sûr vers Southampton pour soustraire les rescapés à une capture par l’équipage du Kearsarge.
La Grande-Bretagne condamnée
Ainsi acheva la Bataille de Cherbourg. L’épave de l’Alabama fut découverte par des plongeurs du chasseurs de mines Circé le 30 octobre 1984 par 60 m de fond à 7 milles nautiques devant Querqueville. Bien qu’elle se soit trouvée dans les eaux territoriales françaises*, la propriété de cette épave fut actée comme américaine par un accord bilatéral de 1989. Quant au nom de Cherbourg, il figure comme seul site officiel de la Guerre de Sécession extérieur au territoire américain. Un statut confirmé par une stèle du Civil War Preservation Trust, inaugurée en 2004 à la Cité de la Mer. À ce jour, environ 200 objets de l’Alabama ont été remontés dont le fameux canon Blakely qui armait le navire sur son châssis pivotant.
À noter que, la guerre de Sécession terminée, les États-Unis accusèrent la Grande-Bretagne d’avoir délibérément violé les lois de la neutralité en autorisant sur son territoire la construction ou la transformation de navires confédérés à vocation militaire. En conséquence de quoi, les autorités américaines demandèrent une compensation des pertes subies par sa marine marchande. Le litige fut jugé en 1872 par un tribunal arbitral international siégeant à Genève. La Grande-Bretagne fut condamnée à verser une indemnité de 15,5 millions de dollars-or aux États-Unis. Les choses n’en restèrent pas là : cette sentence judiciaire fit jurisprudence et fut à l’origine de profondes modifications du droit maritime international sur les devoirs des nations neutres relativement aux belligérants.
Plusieurs peintres et graveurs ont, à différentes époques, immortalisé ce combat naval resté célèbre dans la culture américaine. Parmi ces artistes, Édouard Manet qui, quelques mois après cet événement, livrait une toile sur laquelle, étonnamment, des deux navires protagonistes, seul l’Alabama en détresse est clairement visible alors qu’au premier plan, le bateau-pilote Le Lutin se porte au secours des probables naufragés (ce tableau appartient au Musée d’Art de Philadelphie). Parmi les autres artistes réputés qui se sont intéressés à ce sujet figurent notamment Jean-Baptiste Durand-Brager et Louis Lebreton. Mais c’est sans doute au peintre de marine américain Tom Freeman (mort en 1962), spécialisé dans les reconstitutions picturales, que l’on doit la représentation picturale probablement le plus fidèle de cette bataille navale.
* Au 19e siècle, la limite des eaux territoriales n’était qu’à 3 milles nautiques des côtes. Ce n’est qu’en 1958 que cette limite a été portée à 12 milles nautiques par la Convention de Genève sur le droit maritime.
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