Gustave Eiffel, sa tour, sa capitale et son pays
« Méfions-nous des grands hommes ! »
Se méfier des personnalités connues, c'était déjà à la mode en 1887. Émile Zola, Alexandre Dumas fils, Maupassant, Huysmans, Le Contes de Lisle, Victorien Sardou, Léon Bloy, Paul Verlaine, Charles Gounod, Charles Garnier, François Coppée, Sully Prudhomme et quelques autres "intellectuels" de l'époque, à l'instar de nombreux Parisiens, avaient protesté avec virulence contre la construction de la Tour Eiffel le 14 février 1887 dans "Le Temps" : cette tour serait laide pour Paris, dangereuse pour la sécurité des Parisiens, etc. Précisément : « II suffit d’ailleurs, pour se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare : Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée. ».
J'avoue qu'à bien y réfléchir, honnêtement, j'aurais peut-être, moi aussi, protesté contre cette construction en mécano, toute en ferraille, comme d'autres ont protesté bien plus tard contre les colonnes de Buren au Palais Royal. Malgré ce courant de forte protestation, l'ingénieur diplômé de l'École centrale et industriel Gustave Eiffel, qui est mort il y a 100 ans le 27 décembre 1923 à Paris à l'âge de 91 ans (né le 15 décembre 1833 à Dijon), a persévéré et il a eu raison de persévérer.
Lors du début des travaux, le 28 janvier 1887, Gustave Eiffel était déjà un ingénieur expérimenté et très connu. Non seulement il a su à la fois montrer ses compétences et les valoriser au sein d'une entreprise qu'il a créée et dirigée avec brio, mais il a su recruter des collaborateurs très compétents et très brillants, comme les ingénieurs Émile Nouguier (1840-1897), Théophile Seyrig (1843-1923) et Maurice Koechlin (1856-1946), ce dernier a été le concepteur de la structure en fer de la Statue de la Liberté en 1881 (érigée à New York en 1856) selon les plans d'Auguste Bartholdi (1834-1904).
Parmi les réalisations d'Eiffel, avant sa tour, il y a eu ce qui a lancé sa réputation professionnelle dès 1858 (il avait 26 ans), à savoir le pont ferroviaire de Bordeaux dont la traversée de la Gironde, très large, a été considéré comme un exploit technique et le fruit de plusieurs innovations techniques. Cela a permis à Gustave Eiffel de racheter en 1867 une entreprise de constructions métalliques à Levallois-Perret qui allait devenir ses ateliers pour tous ses chantiers nationaux et internationaux.
De nombreux bâtiments ou ouvrages publics ont été conçus et réalisés par Eiffel, en particulier des gares (Verdun, etc.), des hangars, des musées, l'Observatoire de Nice, de nombreux ponts et viaducs, des phares (en France et partout dans le monde, jusqu'à l'île Sainte-Marie à Madagascar), etc.
Pour les viaducs ferroviaires de Neuvial et de Rouzat, dans l'Allier, livrés en 1869 et classés monuments historiques en 1965, Eiffel a conçu certaines pièces dont le principe allait lui servir pour la Tour Eiffel. Ce fut le viaduc ferroviaire de Garabit, dans le Cantal, construit en 1884 sur une idée du jeune ingénieur Léon Boyer (1851-1886) et classé monument historique en 2017, qui a renforcé sa réputation internationale avec le record du plus haut viaduc du monde (122 mètres au-dessus de la rivière) avec une arche de 165 mètres (qui avait la plus grande portée au monde jusqu'en 1886).
L'idée d'ériger une tour urbaine de plus de 150 mètres a aiguisé l'ambition de nombreux architectes et ingénieurs dans les années 1870 et 1880. Parallèlement, la Troisième République naissante, après l'humiliation de la défaite de Sedan et de la perte de l'Alsace-Moselle, avait besoin d'une cérémonie fastueuse pour le premier centenaire de la Révolution française, en 1889. Jules Ferry a annoncé en 1878 une Exposition universelle à Paris en 1889. Émile Nougier et Maurice Koechlin ont alors proposé en juin 1884 de construire à cette occasion une tour métallique qu'ils ont dessinée, et dont l'esthétique fut améliorée par Stephen Sauvestre, l'architecte en chef des projets de l'entreprise.
Gustave Eiffel, convaincu par cette idée (après avoir été plutôt concentré sur le futur métro parisien), a racheté le brevet sur le sujet (déposé le 18 septembre 1884) et a fait beaucoup de lobbying pour convaincre les autorités publiques d'adopter une telle construction souvent jugée technologiquement ambitieuse voire irréalisable. Le projet a suscité de nombreuses polémiques, principalement par peur de l'inconnu. Des propos souvent inutilement alarmistes ont fusé dans les journaux, comme le risque que les visiteurs, en haut de la tour, fussent asphyxiés, ou l'idée que la tour risquerait de s'écrouler sur des milliers de touristes, ou encore qu'une fois bâtie, la tour s'enfoncerait dans le sol et provoquerait une catastrophe, etc.
Finalement, après un concours ouvert le 1er mai 1886 qu'il a remporté, Gustave Eiffel a signé le 8 janvier 1887, avec le préfet de la Seine Eugène Poubelle et le Ministre du Commerce et de l'Industrie Édouard Lockroy, une convention précisant les conditions de la construction et de l'exploitation de sa tour de 312 mètres de hauteur en plein centre de Paris : en particulier son financement (80% était assuré par la société Eiffel), sa localisation (au bord de la Seine, en face de pont d'Iéna et du Trocadéro), et une concession de vingt ans à Eiffel pour l'exploitation de la tour à partir de 1890, après laquelle la tour reviendrait à la ville de Paris.
Au fil des étages construits, la tour prenait un aspect de plus en plus impressionnant et ses détracteurs se transformaient en admirateurs. Du début du chantier, le 28 janvier 1887 à son inauguration le 31 mars 1889, seulement vingt-six mois ont suffi à Eiffel pour ériger la tour la plus haute du monde, avec de nombreux exploits techniques, une rapidité d'exécution avec 250 ouvriers et un très forte sécurité du chantier (seulement un accident mortel a été à déplorer). L'ouverture au public a eu lieu le 15 mai 1889, quelques jours après le début de l'Exposition universelle. En moins de six mois, ce fut le succès éclatant de Gustave Eiffel avec deux millions de visiteurs (à la clôture de l'Exposition universelle, le 6 novembre 1889 ; l'Exposition universelle elle-même avait accueilli plus de 28 millions de visiteurs). Au-delà de l'exploit technologique, c'était bien aussi l'intérêt touristique de pouvoir observer le centre de Paris vu de plusieurs centaines de mètres qui a suscité l'intérêt de nombreux visiteurs. Parmi ce qui impressionnait le plus, les ascenseurs hydrauliques.
La Tour Eiffel était tellement à la mode, devenue un symbole de l'excellence technologique de la Troisième République, qu'elle a symbolisé tant la France que sa capitale, sans empiéter pour autant sur d'autres monuments (comme Notre-Dame de Paris ou les Invalides). Légion d'honneur, nom de baptême des nombreux lieux, Gustave Eiffel fut un symbole républicain très fort (comme le chimiste Marcellin Berthelot pour les sciences).
Cependant, la gloire de Gustave Eiffel a été de courte durée en raison de sa collaboration pour les écluses du canal de Panama. Le scandale financier lié au canal de Panama a éclaboussé Gustave Eiffel qui était pourtant hors de cause (il fut condamné puis acquitté et réhabilité par la justice française grâce à un brillant avocat et ancien ministre, Pierre Waldeck-Rousseau, futur Président du Conseil entre 1899 et 1902).
Gustave Eiffel, dès lors, s'est éloigné des affaires pour lancer des travaux scientifiques (principalement météorologiques). Pour lui, le principal objectif était de rendre utile sa tour afin de la pérenniser dans le temps (le risque était son démontage à la fin de la concession en 1910, déjà anticipé par des ferrailleurs qui proposaient de reprendre les matériaux), d'où un labo météo installé en 1898 au dernier étage de la Tour Eiffel, puis un premier émetteur d'ondes hertziennes en 1901. Si l'Exposition universelle de 1900 a été très décevante (peu de visiteurs dans sa tour en raison d'un rival de taille, le nouveau métro parisien, réalisé par Fulgence Bienvenüe), Eiffel a multiplié les sources d'intérêt à sa tour : « Elle ne sera pas simplement un objet de curiosité pour le public, soit pendant l'Exposition, soit après, mais elle rendra encore de signalés services à la science et à la Défense nationale. ».
Finalement, ce fut le développement de l'aviation qui donna à l'État un solide argument pour utiliser la Tour Eiffel à des fins militaires. Gustave Eiffel, qui a su anticiper cet aspect stratégique, a créé deux laboratoires d'aérodynamique, un à la Tour Eiffel en 1909 et l'autre à Auteuil en 1912. Ces laboratoires constitués de souffleries ont été les premières modélisations pour l'aéronautique et ont été utilisées, dans les années 1950, par l'industrie automobile avant leur utilisation pour calculer la résistance au vent d'ouvrages d'art. La guerre a conduit le génial ingénieur à travailler également sur les projectiles et les hélices. Il légua ses installations à l'État à la fin de la guerre en 1921. Le laboratoire aérodynamique Eiffel est désormais la propriété du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) et a été classé monument historique en 1996.
Gustave Eiffel s'est éteint chez lui, dans son domicile parisien, le 27 décembre 1923 et a été enterré le 31 décembre 1923 à Levallois-Perret après des obsèques à l'église Saint-Philippe-du-Roule : « La levée du corps a été faite par l'abbé Colombel, curé de la paroisse, qui a également donné l'absoute. Un brancard portait les couronnes adressées à "son cher président" par le conseil d'administration et le personnel de la tour. Un char funèbre spécial portait d'autres couronnes envoyées par l'École centrale et l'Association des anciens élèves de l'école. La Société de construction de Levallois-Perret, le poste radio-télégraphique de la Tour Eiffel, le laboratoire aéro-dynamique de la tour, l'Aéro-Club, la chambre syndicale des industries aéronautiques, "À son président d'honneur", la Société des ingénieurs civils de France, la municipalité de Levallois-Perret. » (selon "Le Temps" du 1er janvier 1924).
Si son nom est resté à la postérité associé à sa célèbre tour, Gustave Eiffel, génial ingénieur, a eu moins de notoriété que son extrême ouvrage, principalement en raison de ses déboires injustifiés dans le scandale du canal de Panama qui a fait qu'on a débaptisé de nombreuses rues de son nom. Le film "Eiffel" de Martin Bourboulon (sorti le 13 octobre 2021) avec Romain Duris dans le rôle d'Eiffel, a été décevant en ce sens qu'il raconte une simple histoire d'amour fictive et a oublié la grande capacité d'Eiffel à mettre en synergie des grands génies techniques dans leur domaine, en particulier Émile Nouguier et Maurice Koechlin dont le rôle a été sous-estimé.
Répondant à la protestation des artistes dans "Le Temps", dans le même numéro du 14 février 1887, Gustave Eiffel a exprimé ses attentes pour sa tour : « Tout d’abord, il y a parmi les signataires quelques noms qui m’étonnent. Ainsi, M. Charles Garnier fait partie de la commission même de la tour. Il ne s’y est rien fait qu’il ne l’ait approuvé, c’est donc contre lui-même qu’il proteste. J’avoue ne point comprendre. Ensuite, pourquoi cette protestation se produit-elle si tard ? Elle aurait eu sa raison d’être il y a un an, lorsqu’on discutait mon projet. On l’aurait admise aux débats comme une opinion dont on aurait eu à examiner la valeur. Aujourd’hui, elle est inutile, tous nos contrats sont passés. La tour coûtera entre cinq et six millions à construire. Je la construis pour l’État, l’État m’accorde une première subvention de quinze cent mille francs, plus le droit d’exploiter le monument pendant l’Exposition. Après l’Exposition, l’État la cédera à la Ville de Paris qui, comme seconde subvention, m’accorde à son tour le droit de l’exploiter pendant vingt ans. Ce délai écoulé, la tour appartiendra définitivement à la Ville, qui en fera ce qui lui plaira. Tout cela est signé et paraphé depuis plusieurs mois, il est donc aujourd’hui impossible d’y revenir. Il y a plus, les travaux sont commencés, les fondations sont posées, et le fer nécessaire à l’édification est déjà commandé. Il me semble qu’il eût été digne des noms illustres apposés au bas de la protestation de s’épargner une démarche qu’on sait ne plus pouvoir aboutir à rien. (…) Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes espérances. Je crois, moi, que ma tour sera belle. Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas dans nos constructions et qu’en même temps que nous faisons solide et durable nous ne nous efforçons pas de faire élégant ? Est-ce que les véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux conditions secrètes de l’harmonie ? Le premier principe de l’esthétique architecturale est que les lignes essentielles d’un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. De quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans ma tour ? De la résistance au vent. Eh bien, je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul me les a fournies, donneront une impression de beauté, car elles traduiront aux yeux la hardiesse de ma conception. ».
Et d'y trouver son utilité : « Reste la question d’utilité. Ici, puisque nous quittons le domaine artistique, il me sera bien permis d’opposer à l’opinion des artistes celle du public. Je ne crois point faire preuve de vanité en disant que jamais projet n’a été plus populaire ; j’ai tous les jours la preuve qu’il n’y a pas dans Paris de gens, si humbles qu’ils soient, qui ne le connaissent et ne s’y intéressent. À l’étranger même, quand il m’arrive de voyager, je suis étonné du retentissement qu’il a eu. Quant aux savants, seuls vrais juges de la question d’utilité, je puis dire qu’ils sont unanimes. Non seulement la tour leur promet d’intéressantes observations pour l’astronomie, la chimie végétale, la météorologie et la physique, non seulement elle permettra en temps de guerre de tenir Paris constamment relié au reste de la France, mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès réalisés en ce siècle par l’art des ingénieurs. C’est seulement à notre époque, en ces dernières années, que l’on pouvait dresser des calculs assez sûrs et travailler le fer avec assez de précision pour songer à une aussi gigantesque entreprise. N'est-ce rien pour la gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs ? ».
En 2016, près de 6 millions de personnes ont visité la Tour Eiffel, constituant le quatrième site culturel payant le plus visité en France et cumulant plus de 300 millions de visiteurs au total (depuis 1889).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Gustave Eiffel.
Prix Nobel de Chimie 2023 : la boîte quantique ...et encore la France !
Katalin Kariko et Drew Weissman Prix Nobel de Médecine 2023 : le vaccin à ARN messager récompensé !
Covid : la contre-offensive du variant Eris.
Hubert Reeves.
Prix Nobel de Physique 2023 : les lasers ultrarapides, la physique attoseconde... et la France récompensée !
Des essais cliniques sauvages ?
John Wheeler.
La Science, la Recherche et le Doute.
L'espoir nouveau de guérir du sida...
Louis Pasteur.
Howard Carter.
Alain Aspect.
Svante Pääbo.
Frank Drake.
Roland Omnès.
Marie Curie.
18 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON