Heath Ledger (1979-2008), le joker flamboyant du dernier « Batman »
Disons-le tout de suite, même si je vais saluer ici la performance d’Heath Ledger en Joker dans le tout dernier Batman, je trouve tout de même que dans l’ensemble les médias en font des caisses avec The Dark Knight, à croire par moments que certains journalistes ne sont que les attachés de presse de Nolan, Bale et consorts ! Bien sûr, ce blockbuster qui, on le sait, bat en ce moment des records d’entrées aux Etats-Unis, est bien fait - la chauve sourit car elle s’y est classée en tête du box-office pour sa 4ème semaine d’exploitation, bingo !
C’est comme on dit de la belle ouvrage (Chris Nolan a bien regardé les derniers Mann) et, question rapport qualité-prix, on en a pour son argent (spectacle stylé, récit gigogne, foisonnement de personnages hauts en couleur, courses poursuites dantesques, explosions pyrotechniques), pour autant il n’y a rien de vraiment stupéfiant ici. On prolonge la noirceur romantico-gothique du précédent, signé par le même cinéaste (Batman Begins, 2005), on noircit toujours le tableau de Gotham City, à l’ombre de la haine l’air y est vicié plus que jamais, les méchants, notamment en cols blancs, sont partout, et, comme dans la plupart des blockbusters actuels (Spiderman 3, Les 4 Fantastiques, Hulk, Hancock & Co), on surgonfle à mort l’histoire, on empile les actions via un montage rapido (ça n’empêche que ce film de 2h30 est trop long, je pense qu’on pourrait lui enlever au moins 30 minutes afin de booster davantage ses lignes de force), et on nous ressert, à satiété, le même plat moralisant : le Mal est partout, les superhéros sont désormais fatigués, les humains sont complètement dépassés par les événements et voient s’affronter dans les airs ou sur leurs autoroutes dézinguées des titans bodybuildés luttant pour ou contre la survie de l’humanité. Bref, rien de bien nouveau sous les tropismes de la narration hollywoodienne mainstream. Franchement, le seul blockbuster qui m’ait convaincu dernièrement et agréablement surpris, c’est Iron Man (J. Favreau, 2008) parce que Robert Downey Jr., tout en malice et en autodérision, y campe un personnage ludique qui botte allégrement en touche par rapport à l’histoire plan-plan, comme c’est très souvent le cas dans ces superproductions US, ainsi on le suit avec plaisir car on ne sait pas trop sur quel pied danser et on a souvent envie de voir dans son je(u) espiègle un cheval de Troie qui viendrait dérégler quelque peu la matrice hollywoodienne standard.
Bon, revenons à The Dark Knight. Je l’ai vu dans la salle Prestige (waouh !) de l’UGC Danton, séance de 21h. Salle bourrée à craquer. C’est un public dans l’ensemble jeune (20-35 ans), essentiellement masculin (disons pour les deux tiers), et je me demandais ce qui pouvait entraîner un tel raz-de-marée. S’agit-il tout simplement de découvrir le tout dernier opus de la franchise Batman (qui fait suite aux deux Burton, aux deux Schumacher et au Nolan de 2005) ? Oui, mais pas seulement, ce serait trop simple. De toute évidence, ce qui attire en masse les spectateurs, c’est quelque chose d’extra-diégétique, à savoir un je-ne-sais-quoi qui dépasse le film, la fiction proprement dite. Eh oui, ce film vient se coltiner au réel, il a comme une traînée de poudre derrière lui, un parfum de soufre de par certains de ses acteurs pour le moins tourmentés : excusez du peu, Morgan Freeman, après un accident de voiture qui a failli lui coûter la vie, vient d’annoncer son divorce, Christian Bale, plus badman que batman en ce moment !, a été accusé d’une grosse colère à l’égard de sa maman et surtout, last bust not least, l’un de ses acteurs principaux, qui incarne d’ailleurs la part d’ombre manifeste du film, est mort à l’âge de 28 ans voilà 8 mois, Heath Ledger (1979-2008). Ce n’est plus seulement le réel qui rejoint la fiction mais, davantage, la fiction qui rejoint la réalité, jusqu’au tranchant de la vie, toujours prêt à surgir inopinément. Et, à n’en pas douter, le joker du film, son effet spécial, c’est lui : il en est, et tristement d’ailleurs, sa « plus-value », sa catchline hyper-bankable, si je puis dire. C’est triste à dire mais c’est fréquent dans l’art, la mort fait entrer dans la légende car, en général, toutes les légendes sont censées appartenir au passé, on connaît la phrase culte de John Ford : « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende. » Et, en restant dans cette optique-là, le cinéma, de par son mode opérationnel (l’enregistrement du réel à un temps donné/l’effectuation du tournage), est un formidable vecteur à phantasmes : une image c’est une empreinte (celluloïd ou numérique) de réel, Hollywood c’est la Cité des Anges et le cinéma, un théâtre d’ombres - « Le cinéma est un art de laisser revenir les fantômes » (Derrida). Ainsi, pour les cinéphiles que nous sommes, il y a des images fantômes d’acteurs morts prématurément (Dean, Monroe, Clift…) qui nous hantent à jamais, un film avec eux c’est aussi un film sur eux, un reportage, on mène son enquête dans le cadre de l’image, et jusqu’au hors-champ, pour y déceler le signe prémonitoire d’un chaos à venir.
Justement, Heath Ledger, dans The Dark Knight, incarne LE chaos, dans une espèce de fusion entre art et vie. C’est un dandy destroy. Son masque dégoulinant, avec son sourire greffé sur son visage de psychopathe homicide, est une bad painting. Voici un clown à la voix d’outre-tombe qui ne cherche plus à faire bonne figure, c’est un être-pour-la-mort, paranoïaque, nihiliste, autodestructeur. Et lorsqu’on voit ce Joker bigger than life être attiré par la tentation du no future, du gouffre et du suicide (il prie Batman de l’écraser avec sa Bat-bike, il pointe le canon du flingue d’Harvey Dent/Double-Face sur sa tempe ou encore il supplie le Chevalier noir de le laisser tomber en chute libre d’un gratte-ciel post-11 Septembre), on ne peut que penser au fracas du réel : le 22 janvier dernier, on a trouvé Heath Ledger mort dans son appartement newyorkais. Death... Ledger a passé l’arme à gauche alors qu’il n’avait que 28 ans. Ce n’est plus un secret, que ce soit à Brokeback Mountain ou à Hollywood Boulevard, on l’a retrouvé inanimé chez lui, nu, dans sa vérité nue, avec, à côté de son corps éteint et froid comme la cendre, des cachets et des substances pharmaceutiques. Indéniablement, on perd un bon acteur, pouvant se montrer puissant dans deux rôles marquants, ce Joker donc, qui tient la dragée haute face à celui de Burton (Jack Nicholson), et bien sûr le cow-boy gay Ennis Del Mar. Sa prestation dans le très sensible Le Secret de Brokeback Mountain (A. Lee, 2006) restera inoubliable. Son personnage de taiseux, quelque peu bourru et vivant mal son homosexualité, c’était une prestation forte, émouvante sans chercher le lacrymal à tout prix. Heath, c’était un visage solaire, une boule d’émotions contenues, un poing serré, un (cow)boy à santiags et à chemises à carreaux, fou amoureux au pied de la montagne Brokeback. Ce film, pour lui, c’était une vraie performance qui n’était pas sans rappeler, d’ailleurs, les chemins de traverse empruntés auparavant par des grands comme Brando, Depp ou Penn. Ne pas avoir peur de « casser » son image de poster-boy, c’était ça Heath et bien autre chose encore. Dernièrement, on l’avait vu dans le biopic sur Bob Dylan, I’m not there de Todd Haynes. Désormais, Heath Ledger, dont Mel Gibson disait « qu’il possédait cet agent inconnu qui illumine l’écran », is... not there : « Je ne planifie rien. Je ne sais pas ce que je ferai demain. Je n’ai même pas d’agenda. Je vis complètement dans le présent, ni dans le passé, ni dans le futur » (Ledger). Fondu au noir. Séquence émotion. C’est triste pour lui (mourir dans la fleur de l’âge), pour sa famille et pour le cinéma contemporain qui perd un acteur marchant à l’instinct et dont on sentait qu’il avait un énorme potentiel.
Ce jeune acteur australien, désormais culte, est peut-être en passe de devenir un mythe à la James Dean. Il a pour toujours deux rôles marquants à son actif - Ennis Del Mar, Joker - alors que Dean, lui, en a trois (A l’est d’Eden, La Fureur de vivre, Géant). Comme Marilyn ou Jimmy, il fait et fera l’objet d’un culte, et pas seulement auprès de la gent féminine !, car son mutisme romantique dans le frémissant Brokeback Mountain semblera toujours, à la revoyure, anticiper le silence total couvant chez un être en chair et en os, à savoir l’approche inéluctable de la mort au travail. De même, son Joker chaotique, signe avant-coureur de ses démons, est à coup sûr une icône. Chapeau et masque bas pour Heath et, qui sait, à la clé, un oscar à titre posthume. Salut l’artiste !
Documents joints à cet article
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON