Herbert von Karajan, le chef entre deux mondes
Le 5 avril 2008, Herbert von Karajan aurait eu 100 ans. Que reste-t-il de cet emblématique chef d’orchestre ?
Que reste-t-il de Karajan ? D’abord ce qui était déjà là de son vivant : l’image.
Savamment mis en scène par lui-même, ou le très officiel photographe Siegried Lauterwasser au travers de portraits qui façonneront durant la majeure partie de sa carrière son identité visuelle, Herbert von Karajan, c’est ce visage de patricien romain statufié dans le marbre, dirigeant, les yeux fermés et sans partition, donnant à voir et à entendre une puissance proprement mentale tout entière tendue vers la conduite du meilleur orchestre au monde, l’Orchestre Philharmonique de Berlin.
L’image du maestro assoluto appelle immédiatement la question de son authenticité : cette image de Karajan, est-ce d’abord l’image d’un art, ou n’est-ce qu’art de l’image ?
Le communicant technophile
Nombreux sont ceux qui se sont irrités - et s’irritent encore - du prodigieux talent de communiquant de
Karajan, qui a su façonner ce personnage de héros de la
musique, usant pour cela d’artifices
d’acteurs judicieusement choisis, telle cette façon
emblématique de diriger les yeux fermés : s’il y a une
part de sincère concentration, il y a une part de posture (Karajan alla même au début de sa
carrière jusqu’à se faire conduire, les yeux déjà
clos, depuis sa loge jusqu’au pupitre, appuyé tel un aveugle
sur le bras d’un assistant...)
C’est tout naturellement que cet acteur-né sut admirablement se servir des techniques audiovisuelles, et de l’essor qu’elles connaissaient à l’époque. Ainsi fut-il pionnier dans le domaine des concerts filmés et créa sa propre société de production audiovisuelle pour immortaliser de larges pans de son répertoire dans des films où il apparaît toujours comme le personnage central.
Dans sa vision des technologies modernes, de leur avenir, et des possibilités qu’elles offrent, Karajan fit preuve de beaucoup de lucidité : avant tout autre, il comprit
l’intérêt de l’enregistrement numérique sur
compact disc (« tout le reste, c’est de la lumière
au gaz », disait-il dès l’apparition de cette
technologie).
La conjonction de ce personnage
efficacement construit et de l’efficacité des techniques de
diffusion employées fit de Karajan la vedette que l’on connaît
: pour chacun, Karajan, c’était non pas un chef d’orchestre
parmi d’autre, mais le chef, le seul, l’unique. Le
« generalmusikdirektor » d’une Europe musicale
dont le centre de gravité était alors - par sa seule présence - Berlin.
Dès les années 50, il y a
donc chez Karajan une double modernité : la conscience aiguë
de l’importance de la communication, et l’intuition que les
techniques numériques seront au cœur de tous les enjeux
culturels et médiatiques.
Le chef d’orchestre
Pour autant, limiter Karajan à
un communicant génial et prospectiviste avisé des
nouvelles technologies serait extrêmement réducteur :
derrière le vernis du personnage, il y a réellement un
musicien incontournable du XXe siècle.
Pour évaluer son importance
artistique, il convient peut-être de préciser au
lecteur qui ne serait pas connaisseur de la musique classique le rôle
et l’importance du chef d’orchestre. Il peut sembler en effet
paradoxal au premier abord d’accorder tant d’importance à des
interprètes qui jouent la même œuvre, dont la
partition est écrite une fois par toute, et scrupuleusement
respectée à chaque exécution. Pour le
non-initié, il peut paraître plus étrange encore
d’établir des comparaisons entre ces interprètes qui
jouent tous la même chose.
C’est qu’en réalité si
deux pianistes, par exemple, jouent bien la même partition,
ils ne jouent pas la même chose
: en jouant sur la sonorité, le poids relatif de telle ou
telle note, sur la façon d’articuler les phrases musicales, et
bien d’autres paramètres, l’interprète donne de
l’œuvre un visage singulier et unique, une atmosphère
particulière, qui sera différente de celle qu’en donnerait un autre
interprète.
Il en va du chef
d’orchestre comme du pianiste : en nuançant les sonorités
des instruments, en établissant la prépondérance
de tel ou tel instrument, le phrasé musical, l’accentuation,
le rythme, il donne à voir un visage de l’œuvre qui
correspond à sa conception propre.
Une œuvre unique
possède ainsi autant de visages que d’interprètes, ce
qui explique que le « débat » autour
d’une œuvre ne soit jamais terminée, même si le
compositeur est mort depuis deux siècles.
Quelle était
donc la personnalité musicale de H. von Karajan ? Quel élément
a-t-il apporté au « débat »
musical sur les œuvres ?
D’un point de vue purement technique, la direction de Karajan est notoirement caractéristique par deux aspects :
- tout d’abord,
l’attention extrême portée à la sonorité :
par un travail intensif de longue haleine avec un seul orchestre,
l’Orchestre Philharmonique de Berlin, dont il fut chef de 1955 à
1989, il parvint à ciseler l’un des orchestres les plus
esthétiques du monde : violons à la sonorité de
cristal, flûtes au son boisé, ou trombones à la
résonance d’or, le « son Karajan »,
c’est d’abord une incomparable beauté sonore, un hédonisme
du son ravageur allié à la précision hors du
commun d’un orchestre de très haut niveau ;
- outre la pure beauté sonore, la deuxième caractéristique purement esthétique de la direction de Karajan se trouve dans un phrasé fluide, dans lequel les notes sont souvent liées les unes aux autres, donnant une impression d’« aérodynamisme » sonore qui est aussi l’une de ses marques de fabrique.
On a souvent fait à Karajan le reproche de se limiter, surtout à la fin de sa vie, à ce seul hédonisme sonore, oubliant de fait la musique derrière les notes. S’il est incontestable que certains de ces enregistrements ont en effet ce travers, ce n’est à mon avis pas la règle, et il y a bien quelque chose qui se dissimule derrière cette beauté sonore.
Allons un peu plus loin, et oublions un instant le visionnaire communicant technophile à la sonorité high-tech.
Herbert, né
Heribert, chevalier von Karajan, naît dans la ville mythique de
Salzbourg, étudie la musique au Mozarteum de Salzbourg, puis à
la Musikhochschule de Vienne.
De par ses origines
sociales autant que par son apprentissage, il est un pur représentant
de la grande tradition musicale européenne du XIXe,
dont le cœur bat désormais à Vienne.
Comme toute sa
génération, il est confronté à la
mutation brutale de cette tradition, et au-delà de toute la
société dont il fait partie, secouée par le
chaos de la Seconde Guerre mondiale. On n’aura sans doute pas besoin
de rappeler qu’il fut membre du parti nazi, par opportunisme sans
doute, mais n’en épousant pas moins du même coup les
errances de tout son milieu social.
Après cette
mutation brutale, il est en quelque sorte le dernier représentant
de la tradition musicale germanique d’avant-guerre, surtout après
la disparition de chefs tels que Whilhelm Furtwängler ou Karl
Böhm.
Dans les dix dernières années de sa vie, ce statut de dernier flambeau d’une tradition pulvérisée par l’Histoire me paraît déterminant dans l’art du musicien Karajan.
Le plus emblématique à mon sens reste le Concert du Nouvel An, véritable institution du monde de la musique classique, qu’il dirige pour la dernière (et unique) fois en 1987 dans un haut lieu de cette vie musicale de l’ancien temps, la magnifique salle du Musikverein à Vienne. Durant un concert d’anthologie, les valses de Strauss se font alors effluves de valses. Impossible de ne pas y voir un défilé de fantômes évanescents au geste à peine dévoilé.
Tout au long de sa dernière décennie cette fascination pour sa disparition prochaine, vécue comme la fin d’une tradition musicale dont il est le dernier représentant, me semble l’une des clés de ses interprétations : l’expression musicale, toujours plus parfaite techniquement, toujours plus aérodynamique, révèle dans des flots de splendeur sonore de multiples zones d’ombres, expressions désabusées d’une profonde nostalgie, évocations d’un ancien style par des moyens stylistiques novateurs.
Il est significatif que, durant cette période, ses enregistrements les plus unanimement salués par la critique seront ceux des œuvres les plus crépusculaires du répertoire : la sixième symphonie de Tchaikovsky, la huitième de Bruckner ou la neuvième de Mahler.
En définitive...
Ce qui reste avec le recul le plus intéressant pour moi dans le personnage de Karajan, c’est ce paradoxe que j’ai tenté de décrire : d’un côté l’habile communicant au fait des technologies de pointe, de l’autre le dernier héraut d’une époque qui s’achève avec lui, comme un crépuscule des dieux dont il serait le dernier dieu...
Au-delà de ses qualités musicales intrinsèques, ce chef entre deux mondes, pas tout à fait dans son époque, plus tout à fait dans la précédente, a sans doute grandement contribué à jouer le rôle de passeur entre tradition et modernité dans l’interprétation du « grand » répertoire traditionnel.
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