Houellebecq moraliste malgré lui
Houellebecq au laser – La faute à mai 68, Nice, Editions Ovadia, 2008, 125 p.
« La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison »,
Les Particules élémentaires, p. 377.
La publication récente des mémoires de la mère de Michel Houellebecq (MH) a permis de mesurer combien l’œuvre de MH était marquée par l’expérience personnelle de l’auteur. Dans un petit livre que l’on ne saurait trop recommander à tous les admirateurs de MH, Bruno Viard (BV), professeur de littérature française à l’Université de Provence, spécialiste des XIXe et XXe siècles, rapproche la souffrance filiale de MH de celle d’un Balzac : « Si vous saviez ce qu’est ma mère, écrivait ce dernier à Mme d’Abrantès, c’est à la fois un monstre et une monstruosité » (BV p. 96). Les Particules élémentaires, le roman sans doute le plus abouti de MH, peut être lu ainsi comme le cri d’un fils abandonné qui n’en peut plus de cracher sa haine à la face de celle qui lui a refusé l’amour que pourtant elle lui devait, et qui, par extension, s’en prend à l’humanité tout entière dont il noircit à plaisir le tableau.
Il serait pourtant dommage de réduire l’œuvre de MH à cette seule dimension personnelle. Dans son livre, Bruno Viard (BV) rappelle justement que la critique, certes excessive et unilatérale de la société moderne qui se développe d’un livre de MH à l’autre, n’en fait pas moins souvent mouche.
Le mal est biologique
Toute l’œuvre de MH est marquée par un pessimisme essentiel, ontologique. « La racine du mal est biologique et indépendante d’aucune transformation sociale imaginable », ce qui rend toute révolution, bien sûr, inutile (La Possibilité d’une île, p. 159 – BV, p. 44). Puisque le mal est biologique, la solution ne pourra être elle aussi que dans la biologie, d’où le thème récurrent d’une transformation radicale de l’humanité qui permettrait enfin d’éradiquer l’instinct sexuel et la compétition impitoyable qui sévit par sa faute entre les humains.
M. Houellebecq n’aime pas la concurrence, parce qu’il se situe du côté des perdants, à l’instar de ses personnages, losers exemplaires. Cela signifie qu’il n’est pas un adepte de la pensée unique, ce qui constitue peut-être la raison principale de son succès. MH fait scandale non pas surtout parce qu’il emploie des mots crus et joue complaisamment sur la corde pornographique, mais parce qu’il ose affirmer que tout ce que l’on raconte habituellement n’est pas nécessairement vérité d’évangile. Il rejette dans un même mouvement la liberté économique (« le libre-échange, c’est la liberté du capital », écrivait Marx) et la liberté sexuelle, heurtant ainsi simultanément les conservateurs de droite (libéraux économiques) ou de gauche (libéraux en ce qui concerne les mœurs).
Houellebecq a-t-il du style ?
Contre l’opinion courante suivant laquelle MH écrirait « un peu n’importe comment », BV montre au contraire qu’il est un authentique écrivain. Simplement, il cherche le choc plutôt que le chic. Sa prose cultive le chiasme, le hiatus, elle fait passer le lecteur, parfois dans la même phrase, de l’observation la plus prosaïque aux développements sociologiques les plus savants, quand elle n’ajoute pas une note métaphysique. MH retrouve ainsi la veine d’un Balzac (encore), avec plus de brio cependant. Et d’humour. Ainsi dans ce bref passage des Particules (p. 226) cité par BV (p. 58) :
Il subsiste, dans une certaine mesure, des familles
Etincelles de foi au milieu des athées,
(Etincelles d’amour au fond de la nausée).
On n’oubliera pas en effet que MH est aussi un poète aux accents parfois baudelairiens comme par exemple dans ce quatrain (Poésies, p. 177) cité par BV p. 87 :
Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure
Où nos pères ont vécu sous l’aile de l’archange,
Nous voulons retrouver cette morale étrange
Qui sanctifiait jusqu’à la dernière heure.
Nostalgie
Il y a indéniablement chez MH la nostalgie d’un paradis perdu où l’amour entre les humains pouvait exister. Dans Les Particules, après la scène de la minijupe - qui demeure peut-être présente à l’esprit de certains lecteurs : au ciné-club, Bruno a posé la main sur la cuisse dénudée de Caroline (suivant la mode du temps, elle portait une minijupe) et Caroline a repoussé cette main, enfonçant ainsi Bruno dans un malheur sans fin – MH situe précisément « l’âge d’or du sentiment amoureux », où prévalait « un lien d’une force exceptionnelle entre mariage, sexualité et amour », pendant les années 60. Elles auraient été en effet, selon MH, l’époque par excellence du mariage d’amour. Avant, il n’était pas encore permis. Après 1968, il n’est plus possible, la sexualité étant désormais dénuée « de toute connotation affective » (La Possibilité d’une île, p. 341, BV p. 49)
Ressentiment
Les anti-héros de MH vivent le ressentiment, la jalousie, le dénigrement, parfois jusqu’au racisme. Il existe bien en effet, selon MH, une lutte des races dont l’enjeu, « biologique et brutal » se résume au « vagin des jeunes femmes » (Plateforme, p. 121 ; BV p. 64), une compétition dans laquelle les Blancs se sentent d’ailleurs en position d’infériorité. Les Noirs sont « décontractés », « ils ont le sens de la fête », Plateforme, p. 244 ; BV p. 69), comment ne l’emporteraient-ils pas sur des Blancs qui l’ont pour leur part perdu depuis longtemps ?[i]
Les personnages de MH sont à la fois cyniques et souffrants :
La souffrance est la conséquence nécessaire du libre jeu des parties du système… Aller jusqu’au fond de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi et mépris des autres (Rester vivant, p. 10-11).
Tout cela est fort peu moral, dira-t-on. Et de fait, Houellebecq est d’abord un moraliste à l’instar de Chamfort ou La Rochefoucauld : il se préoccupe avant tout de peindre l’homme dans sa mesquinerie, sa petitesse, sa faiblesse. Affleure pourtant chez lui un discours moins désespérant. Certes, « en l’absence d’amour, rien ne peut être sanctifié » (Plateforme, p. 123 et 190 ; BV p. 72), mais justement, l’espoir n’est pas totalement mort. L’amour surgit parfois, même s’il est bien fragile puisqu’il semble désormais incapable de survivre à la fin de l’attirance physique.
On retiendra surtout que la critique dévastatrice de l’individualisme moderne et de la solitude affective dessine en négatif les valeurs que chacun d’entre nous doit cultiver pour échapper à la malédiction ressassée par MH. Pour le lecteur ordinaire, qui n’est pas soumis au même solipsisme et à la même déréliction que les personnages houellebecquiens, la « poursuite du bonheur »[ii] demeure possible pour qui sait combiner l’hédonisme et l’altruisme. La liberté est une chance, non une malédiction, à condition de voir dans l’autre non l’instrument de mes plaisirs, mais un partenaire à part entière, « mon semblable, mon frère ».
Bruno Viard : Houellebecq au laser – La faute à mai 68, Nice, Editions Ovadia, 2008, 125 p.
[i] « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne flambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué : un rien l’amuse. A l’opposé, l’Occidental moyen n’aboutit à une extase insuffisante qu’à l’issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué : il n’a pas du tout le sens de la fête… Cependant, il s’obstine » (Rester vivant, p. 71).
[ii] La Poursuite du bonheur sert de titre à la fois à un recueil de poèmes de MH et à un remarquable roman de Douglas Kennedy.
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